L’informe, chez Leonardo

La Vierge aux rochers (Vergine delle rocce) a été peinte par Leonardo de 1483 à 1494. Il en existe deux versions ; une au  Musée du Louvre, et une à la National Gallery de Londres, peinte, sous la direction du Maître, par Giovani Ambrogio de Predis. Cette dernière version est plus “plate”, moins saillante, moins mystérieuse. Le point commun, c’est l’espèce de naïveté quasi niaise de la manière dont les sujets sont dépeints, spécialement Jésus (à gauche) en poupon recevant la bénédiction du très précoce Jean-Baptiste (à droite), sous la supervision de la Vierge et Uriel, quatrième archange. C’est lui qui sauva le jeune Jean-Baptiste et sa mère durant le “Massacre des Innocents”. Heureusement !, pourrait-on dire. Mais comment voulez-vous que le poupon Jean-Baptiste soit déjà en possession d’un message religieux ? C’est cela qui, aussi, fait partie de la niaiserie.  Mais ce n’est pas ce sur quoi repose la plus grande attention de Leonardo puisque, à l’origine, ce tableau est une commande pour un retable dont ce dernier constitue la partie centrale, issue de la Confrérie laïque milanaise de l’Immaculée Conception (Franciscains). Il s’agit donc de leur livrer un gentil sujet, bien naïf, bien compréhensible par le plus simple des confrères. Dans ses Préceptes de peinture, Leonardo écrit, relativement à la question “Comment juger l’œuvre d’un peintre” :«   Troisièmement, si les attitudes des personnages expriment bien leur dessein.» Concernant la Confrérie, Leonardo a dépeint une scène des légendes chrétiennes, soit la Fuite en Égypte (fictive), suite à l’ordre donné par le roi Hérode de tuer tous les nouveaux-nés (probablement fictive aussi), car il aurait été averti qu’était incarné parmi l’un d’eux le futur Roi des Juifs. Seulement, dans la “vraie” légende (Matthieu 13), c’est Joseph qui, dans un songe, est averti de ce qui va arriver, et il prend la fuite avec femme et enfant. On se demande donc où est Joseph dans ce tableau, et que vient faire là Jean le futur Baptiste et l’archange Uriel ? Mais on peut supposer qu’à l’époque, et selon les vœux des commanditaires, c’est bien cette scène uchronique qu’on a voulu obtenir. Cependant, la page Wikipédia consacrée au tableau, par ailleurs très précise et scientifique, nous informe que la confrérie a refusé le tableau, car Leonardo n’aurait pas respecté strictement la commande. Ainsi on voulait, au lieu d’un archange, deux prophètes dépeints près la Vierge et l’enfant, et les couleurs des vêtements de la Vierge n’auraient pas non plus été respectées… Si tant est que le tableau fut vendu à une tierce personne, Ludovic Le More (la Notice Wikipedia ici).

Bien, une fois dit tout cela, venons-en au sujet de cet article et d’abord, de cet objet dans le giron marial :

Et je pose une question : Qu’est-ce que c’est ? Peut-on suggérer qu’il s’agit de l’empreinte toute fraîche du corps du petit Jésus qui vient d’en descendre ? il est énorme ce bébé, et la Vierge doit être bien musclée pour en soutenir le poids ! Mais s’il s’y tenait, comment expliquer cette sorte de moulage ? Comment se fait-il que tout ne soit pas aplati ? Si l’on cherche à identifier davantage, ne dirait-on pas un masque ; un masque même carnavalesque ? Prenez le dans ce sens :

Voyez-vous ce front plissé, ce long visage et ce nez pointu ? Moi oui. Pas vous ? Mais, quand bien même il n’était pas question d’un masque, il s’agit à tout le moins d’une forme indistincte, indéfinie, que j’appelle l’“informe”. Prenons un autre exemple :

L’informe, c’est aussi ce qui ne se tient pas, qui n’est pas tenu. Ce je veux dire par là : voilà une grotte bien hétéroclite au niveau de la structure. On dirait qu’elle tient à la fois du sauvage/naturel agencement et de la ruine architecturale, très notamment dans le bloc de droite, cannelé comme une colonne dorique, certes vaguement, mais tout de même, quelle découpe ! Ensuite, le bloc en arrière-plan, dont on se demande bien ce qu’il fait là, et comme posé malgré tout d’aplomb sur un sol incliné… C’est vraiment étrange. Mais, je vous le demande, la scène biblique est-elle “naturelle”, dans le sens où ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre dans une grotte la Vierge, Jésus, Jean le Baptiste, et l’archange Uriel. Dans la série “grotte hétéroclite”, nous avons encore cet endroit :

Alors là, nous avons quasiment ce qui semble deux poutres, sortant de deux modules sphéroïdes, et le tout surmontant sur la gauche une sorte de bloc rectangulaire, doté de degrés sur le côté. Décidément une grotte bien élaborée ! Passons à un autre détail, soit le paysage en arrière-plan gauche :

On à souvent tendance à croire, à accroire, que la Renaissance, surtout durant le Quattrocento (de 1401 à 1500), on aura retrouvé l’idéal esthétique de la Grèce Classique, à savoir une parfaite reconduction, une quasi resoudure, avec la bonne vieille mimêsis ; mais regardez de nouveau ces détails que je vous soumets, et posez-vous la question de la présence obsessionnelle de la mimêsis. Certes, on la trouvera dans les personnages, bien que, encore une fois, les poupons soient bien gigantesques, mais ce sont des personnages divins, dont acte (Jésus est bien plus grand que son corps, même sous forme nourrissonne…). On a donc tendance à prendre pour ducat comptant le réalisme obsessionnel des grands maîtres italiens, mais, à regarder ces détails, et j’y insiste, et avec celui ci-avant, tout est bien improbable. On supposera que le vêtement de la vierge, sorte de grande cape, agit le long du bras comme repoussoir, c’est-à-dire comme une invitation à la fois à stopper le regard pour bien prendre conscience de ce qu’il s’y trouve dessous — le corps du jeune Christ —, mais tout autant au dessus, soit un paysage fort étrange, c’est-à-dire totalement imaginaire. Et c’est dans cet imaginaire que nous perdons pied face à la représentation mimétique classique  — héritée de la Grèce classique, et spécialement en peinture, je ne mentionne pas la mythologie, qui, pour le coup, n’en manque pas, d’imaginaire, mais cela va bien plus loin que cela. On l’a compris, la Vierge, avec son fiston, est réfugiée dans une grotte, accompagnés qu’ils sont par le poupon Jean-Baptiste, et de l’archange Uriel. Certes, l’eau à leur pieds évoque assurément le Jourdain, dont le jeune Jean se trouve fort près ; mais voyez ce paysage étendu, lui aussi entouré d’eau. On dirait un paysage chinois ! À dire vrai, ne dirait-on pas une évocation des piliers de grès de Wulingyuan (province du Hunan, Chine) ? (Pour en savoir plus, ici). Et pourquoi pas ? On voyageait jusqu’au bout du monde, à l’époque, et depuis bien plus longtemps que nous le pensons… N’est-il pas envisageable que Leonardo ait contemplé — et aussitôt digéré —, des dessins ramenés de la province du Hunan ? Si, bien sûr, c’est parfaitement possible ! Ou bien il existe quelque part un tel paysage dans le bassin méditerranéen, et je n’en sais pas plus…

La main gauche de la la Vierge bénit le jeune Jean-Baptiste au dessus l’index d’Uriel indiquant au spectateur le personnage de Jésus, à son tour au dessus la main droite du petit Jean “croisant” Jésus.

Enfin, et concernant le thème de la grotte hétéroclite et du paysage interlope, terminons par ce détail qui, franchement, évoque les doigts repliés d’une énorme main qui, d’en dessus, protège tout ce beau monde, ce qui constituera, et c’est une hypothèse, un trait d’humour chez Leonardo, que d’aucuns auront saisi, ou pas :

Mais je veux revenir sur ce premier indice de l’informe, avec de nouveau ce détail, mais vu d’encore plus près du côté gauche. On se demande vraiment quelle est cette étrange structure faite de plis, donnant quasiment une forme sculpturale à ce qui ne semble qu’un tissu,

plis qui nous obligent à reconsidérer toute la pièce :

C’est de l’informe, mais c’est très sophistiqué, et c’est inexplicable ; et voilà sans doute ce qu’il y a de plus mystérieux dans ce tableau. Et au fait, remarquez bien vers quoi est orienté le regard de la Vierge, et c’est encore plus mystérieux…

 

Léonard de Vinci (Leonardo di ser Piero da Vinci, dit Leonardo da Vinci), La Vierge, l’Enfant Jésus, saint Jean Baptiste et un ange, dit “La Vierge aux rochers”, 1483-1494, huile sur toile (transposition (de bois sur toile), 1,995 x 1,22 m, Musée du Louvre

     

Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

Nouveau ! Léon Mychkine ouvre sa galerie virtuelle !

galeriemychkine.com