Voyez-vous ?
Que voyez-vous ?
Avez-vous vu ?
Monsieur Auguste Renoir (le père du cinéaste), en 1875, fait son Rimbaud inversé (qui abandonne la poésie en cette même date) : il dynamite la nature morte. Il suffit de comparer avec Cézanne, qui, entre 1873-75 nous propose celle-ci :
Franchement, et, on le sait, Cézanne est un Monument intouchable, néanmoins, pardon !, on peut aussi le critiquer en remarquant que cette nature morte ne présente guère d’intérêt. Si cette dernière n’avait pas été exécuté par Cézanne, elle aurait disparu des écrans ; c’est à peu près sûr, non ? Je gage que oui. Mais alors, même année, revenons à Renoir. Comparez, vous prie-je. Et là, vous changez d’époque, de régime, de vitesse. Tout à coup, la “still life” de Cézanne prend un sérieux coup de vieux. Mais c’est parce que Cézanne n’est pas encore prêt. C’est une histoire de rythme intérieur, et d’audace, de lâcher-prise (un terme à la mode qui ne veut plus rien dire). Mais pendant des années Cézanne a peint des tableaux qui n’avaient guère d’intérêt, et puis, ça a explosé, une explosion lente, c’est-à-dire fragmentée, avec effet retard, comme on ne le discerne qu’en partie avec “Les Marronniers du Jas de Bouffan” (1885), par exemple (jetez un œil au feuillage, et, ça y est !, Cézanne décolle de la mimêsis), tandis qu’il explose davantage encore plus uniment avec “Le sous-bois provençal” (1900-4), cependant qu’encore ici il nous préserve un tronc d’arbre “possible” assorti d’une petite cabane, histoire de se repérer. Bien !, assez avec Cézanne, notre sujet est Renoir.
Que dire de ces pommes ? Que ce n’en sont pas. C’est de la peinture ; quasi pure. Oui, franchement pure, comme la meilleure cocaïne. OK, let’s get down to business. Que dites-vous de ça ?
On pourrait, dire que, rien que “cela”, en soi, est un tableau (certaines ou certains ne s’en priveraient point, je le garantis). Mais ce n’est pas un tableau, ce n’en est qu’une partie très congrue ; très. D’aucuns diront : il s’agit d’un tableau “impressionniste”. Rappelons que l’expression “impressionnisme” ne veut rien dire, qu’elle a été lancée et de fait popularisée par cet imbécile de Louis Vauxcelles, dramaturge, écrivain et critique d’art (très) raté (ça ne vous rappelle personne ?). Ainsi Renoir, qui a été inclus dans un mouvement plus prodigue qu’une poche sans fond ne cherche pas ici à donner une “impression” de pomme, il peint, et c’est tout (ce qui est déjà “beaucoup”, comme aurait dit France Gall). Si quelqu’un voit ici deux pommes, je dis qu’il n’a pas toute sa raison. Et Renoir sait très bien qu’il ne représente pas deux pommes, mais qu’il dépicte. Mais oubliez deux secondes les pommes (malus domestica), et considérez l’environnement. Alors là, c’est Gobi ! Mais nous y reviendrons. Tentons de l’œil contourer ces “pommes”.
Que dire ? C’est au-delà des mots ; en fait, il faut juste regarder, et re-regarder, tandis que nous ne gardons rien de l’empreinte mentale coutumière du piridion. Ainsi, à un moment, nous ne voyons plus que de la peinture, imbriquée dans un jeu dynamique de couleurs qui ne signifie rien de directement transmissible en termes lexicaux, et, de là, il ne faut surtout pas s’aventurer dans ce qu’on appelle l’art pour l’art ; non, il s’agit bien d’une dynamique, amorcée par Turner, et qui consiste à libérer la peinture, et cette libération, amorcée dès les années 1840 par Joseph Mallord reste encore bien jeune en 1875, soit 35 ans ! Pensez ! N’est-ce pas là une chose adulte, et encore ! (rappelons que le cerveau ne se développant pleinement qu’arrivé à l’âge de trente ans, et certainement pas à 18…). Notez bien que cette libération ne signifie pas tant abstraction que tout autant, et voire davantage : Expérimentation. Ouvrez ce lien (ici) et partez de la première image (en grand écran c’est mieux) et suivez la flèche… Vous allez constater que Renoir expérimente, passant d’un “style” à un autre. Il faut mettre le mot “style” entre guillemets ici anglais car, justement, il serait peut-être difficile de reconnaître au premier coup d’œil, et isolément, chaque tableau comme étant un Renoir, excepté pour les spécialistes (on aura compris que le guillemet anglais peut-être utilisé comme signe dubitatif). Ainsi, j’ai beau chercher, je ne trouve qu’une seule instantiation d’une telle dépiction de pommes sous la main de Renoir.
Mais l’expérimentation ne concerne bien sûr pas que Renoir, c’est un courant général, général ne voulant pas dire total, mais polymorphe, et fait à plusieurs, comme Manet en 1860, rien qu’avec ce détail inouï (parmi d’autres) de la “Dame à l’éventail” :
Nous reparlerons (un autre jour) de Jeanne à l’éventail, en attendant, revenons sur Pierre-Auguste. Le fond, avions-nous dit ?
C’est aussi à ce moment que la liberté ne se contente pas seulement de se libérer de la mimêsis, l’esprit (‘mind’) prend aussi un autre relais, et invente, littéralement, le littoral du dépicté. En l’occurrence, le littoral, c’est le fond. En peinture, on parle de “lit de couleurs” (Béguin, 1981), sorte de fond indistinct qui va recevoir une nouvelle couche. Certes, on pourrait penser que ce blanc tout autour est une nappe, mais franchement, c’est fort improbable.
Quant au bas, rien de différent, tangiblement
du haut
sinon que nous sommes perdus. Les pommes qui ne ressemblent pas à des pommes ni ne les dépictent nous “tiennent” dans la tension des traits qui “font” (vaguement) sphéricité ; on s’y retient, agrippe, de l’œil. Mais ce pourrait être à peu près n’importe quoi de “sphérique”, plutôt, d’ailleurs, rond que sphérique. Avouez, comme moi, que ce petit épis bleu vous fait penser à la queue… C’est queer. (À Londres, fin des années 80, quand on disait “it’s queer”, cela voulait dire :« c’est bizarre », et rien d’autre).
Donc la queerness de cette queue de pomme l’est encore davantage prochement vue. Mais de plus loin on y croit, et c’est pourtant bien étrange (‘queer’) que de croire en la queue bleue d’une pomme ! Appelons cela un “soutien fictif”. Comme je l’ai exprimé, ce que j’appelle l’internationale abstractionniste c’est la libération et l’expérimentation du sujet dans la peinture, voire, de la peinture dans le sujet ; la relation est réflexive, parce qu’il s’établit là une relation très forte entre la-supposée-image-de et la dépiction, soit le courant, le “stream”, le “brush” qui va abstractiser toute tentative d’immédiate identification. Cette relation constitue une véritable aventure, et c’est bien pour cela aussi qu’elle ressortit au registre de l’expérimentation. Ça passe ou ça casse, comme dit le dicton populaire (parfois, ça ne passe pas, c’est raté, mais il faut bien essayer, c’est aussi le lot de l’artiste).
Si nous sautons maintenant les siècles et que nous prenons pour exemple la peinture d’Adrian Ghenie, l’une des actuelles coqueluches internationales, qu’allons-nous y trouver ?
La Pace Gallery :« Adrian Ghenie (né en 1977 à Baia Mare, Roumanie) travaille et vit à Berlin, en Allemagne. Ghenie examine et subvertit les récits historiques et artistiques à travers ses peintures, qui visent à faire ressortir des sentiments de vulnérabilité, de frustration ou de désir, et s’inspirent souvent de l’expérience humaine et des idées de l’inconscient collectif.»
Le site artlyst :« Ghenie met en lumière une époque qui s’interrogeait sur la signification de l’homme, l’existence de Dieu et la question du créationnisme — par une utilisation de la peinture qui suggère la nature anamorphique de l’identité à travers l’évolution de la compréhension scientifique, et la contradiction de la chair baconienne qui la présente.»
La Galerie Ropac :« Adrian Ghenie est l’un des peintres les plus célèbres de sa génération. Il fusionne l’aspect profondément personnel avec l’aspect politique et historique de l’art, en faisant le lien entre les éléments abstraits et figuratifs dans son œuvre dynamique. L’exploration des possibilités du médium qu’il a choisi est toujours au cœur de sa pratique et, en fusionnant les grands thèmes de la peinture historique avec des formes contemporaines, les œuvres de Ghenie ne portent pas uniquement sur leur sujet spécifique, mais sur l’acte de peindre lui-même. Puisant dans diverses sources, l’artiste reconfigure des souvenirs personnels, des références à l’histoire de l’art, des images fixes de films et des médias visuels trouvés sur Internet dans l’imagerie de son travail. […] Son langage pictural déconstruit contient souvent des références à ses prédécesseurs artistiques, notamment Otto Dix, Willem de Kooning et Vincent van Gogh.»
N‘en jetez plus ! Notez que c’est avec le dire, plutôt la com’, de la Galerie Ropac que la puce à l’oreille nous signale un risque de zombifiance, de Formalise Zombi plus exactement, presque avoué dans ce passage nous signalant que Ghenie procède « en fusionnant les grands thèmes de la peinture historique avec des formes contemporaines. » Autrement dit, il zombifie (l’art zombi est étudié ici et ici) le patrimoine en n’ajoutant rien du tout ; c’est cela, le formalisme zombi, cela reprend des formes déjà vues, peintes, expérimentées, remixées dans un seul “style”, ce qui permet de distinguer la peinture “postmoderne”, à la Polke, David Salle, Rosenquist, p.ex, et la peinture “formaliste zombi”, parce que, quoi qu’on en dise, la peinture postmoderne a été en grande partie innovante, comme l’a brillamment remarqué Leo Steinberg dans son article sur Jasper Johns (“Jasper Johns. The First Seven Years of his Art”, Metro 4/5, 1962, et cité dans Art Since 1900. Modernism Antimodernism Postmodernism, Thames & Hudson, 2004).
Maintenant, qu’apporte la peinture en général de Ghenis et le portrait en particulier de “Darwin as a young man”? je serais tenter de dire : Rien du tout. Mais la question, tout de même, c’est Comment faire de l’art zombi ? Par exemple, focalisez sur le “visage”:
et vous trouverez des échos chez… Twombly, non (spécialement la partie droite, omettez le vert) ?
C’est à croire que Ghenie a prélevé les tons mauves violet et rouge de Twombly pour les copier-coller dans sa croûte…
Mais pourquoi pas non plus un zieutage chez Michel Frere ?
ajouté d’un zest de Wou-Ki ?
Le choix est vaste. Vous aurez remarqué que je n’ai pas inséré d’images de type portrait, et pour cause, on nous a bien signalé qu’il y avait quelque chose de la « chair baconienne » chez Ghenie. Donc il suffit de penser à Bacon… Soit !
Le peintre reprend l’“autoportrait à l’oreille bandée” (1889). Cette “reprise” peut dénoter quelque chose, voire, quelques choses. La chapka chez Van Gogh est devenue une espèce de bonnet d’âne chez Bacon. Cet hommage est-il ironique ; cynique ? Le peintre a l’air totalement ahuri, entre autres possibilités interprétatives. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que le tableau de Bacon est “signifiant”, comme on disait jadis, c’est-à-dire qu’il “donne quelque chose à penser” — je vous fais grâce du “signifié”. Rappelons tout de même, pour les plus jeunes, que Ferdinand de Saussure, dans son Cours de Linguistique Générale (1916), écrit : « Nous proposons de conserver le mot signe [« La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes.»] pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ». Transposé dans le registre iconologique, le signifiant est l’image dénotative mentale que nous nous faisons d’une image physique, c’est-à-dire que nous pouvons, à partir d’une seule représentation iconique, produire plusieurs images mentales, ou idées (des « idées complexes », dirait Locke), de ce que nous voyons. Dit autrement : l’image du tableau de Bacon peut ouvrir à plusieurs sortes de ressentis, de sentiments, d’impressions, ce n’est pas homogène. Autrement dit encore : l’image nous parle, et en “plusieurs” langues au besoin. Maintenant, si nous posons la question : Que nous dit le tableau de Ghenie, nous parle-t-il ne serait-ce que depuis une seule langue ?, tout ce que l’on pourrait dire, à titre charitable, c’est qu’il s’agit d’une ventriloquie ; on nous parle de quelque chose qui a à voir avec l’histoire de la peinture, façon pillage à la petite semaine, mais pas de l’histoire de Ghenie, en tant qu’artiste seul sur son métier, qui, en quelque sorte, n’est qu’un fantôme.
Moralité : le formalisme zombi n’a rien à dire, rien à interroger. Mais ça, vous le saviez déjà. Qu’en conclure ? Que le tableau de Renoir, avec ces deux pommes, bien modestes, est bien plus moderne et contemporain que le tableau de Ghenie. Et ce n’est que logique, puisque le zombi, par définition, c’est ce qui est mort-vivant.
PS. J’ai écrit le mot « coqueluche » et je m’interrogeais sur son origine. Le site du CNRTL, béni soit-il, nous indique qu’étymologiquement il signifie « sorte de capuchon ». C’est amusant, parce que le capuchon, par définition, cache. Or ce mot est une altération du mot « coquille », soit la « coque ». D’ici à ce que la peinture de Ghenie ne représente qu’une coquille vide, il n’y a pas loin !
Léon Mychkine
écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant
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