Louise Bourgeois. Doux-amer suçon psychique #1

Tout mon travail des cinquante dernières années, tous mes sujets, trouvent leur source dans mon enfance. Mon enfance n’a jamais perdu sa magie. Elle n’a jamais perdu son mystère ni son drame

Je suis une artiste américaine. J’entends : je n’ai jamais été une artiste française, j’ai commencé à travailler vraiment une fois en Amérique. Ma rupture avec la France est sans retour

Ce qu’ils font [les artistes] est d’une absolue nécessité… L’expression artistique est une chance. On est artiste ou on ne l’est pas. La jeunesse ou la maladie ne font pas de vous un artiste, le désir d’en être un non plus.

 

Moi, moir, moire, Louise Bourgeois m’a toujours un peu fait peur. Je l’ai toujours trouvé terrible, puissante. « Terrible » dans le sens originel, comme l’est un sous-marin. Au vrai sens du terme, le mot veut dire qui inspire la terreur ; du latin ‘terribilis’ (VIe, Code de Justinien), effrayant, épouvantable. Alors, quand l’autre chanteur faux criait “cette fille-là,  mon vieux, elle est terrible”, ça ne voulait pas dire cela. Le mot, alors, avait complètement changé de sens. Mais, ici, j’entends le restituer. La majeure partie de l’œuvre de Bourgeois est terrible. Je crois que c’est la première artiste à être revenue du monde de la psyché pour nous livrer des mets dédiés, spécifiques, faits pour être vus et appréhender, et, là encore, la signification du verbe (appréhender) prend tout son sens dans l’appréhension. Ainsi, voilà déjà mis en exergue le couple qui prédispose à ma perception de l’œuvre de Bourgeois : terreur et appréhension. Bien sûr, un troisième terme manque qui doit venir alléger cet arrière-fond wagnérien : l’humour. Car il y a cette — souvent —, constante chez Bourgeois : un humour bien présent, et, souvent grinçant. Prenez donc, par exemple, cette bite hameçonnée :

Louise Bourgeois, ‘Fillette’, 1968 Latex over plaster, 59.5 x 26.5 19.5 cm, Estate of Peter Moore, Museum of Modern Art, New York © Louise Bourgeois

Tout est venu d’un seul coup, sans gore tex. On ne peut pas ne pas réactualiser le judicieux conseil de Trump, enregistré à son insu : ‘Grab them by the pussy’, « attrape-les par la chatte ! ». Ici, c’est l’inverse ; on a prélevé le mâle des attributs dont il est si fier, et ce, dès l’adolescence. Ce doit être inné, phylogénétique, et on se souvient des garçons, au vestiaire, avant d’aller en sport, on se changeait, et qui regardait la bosse du voisin, celle-là plus ou moins proéminente, et, pour celui qui avait été repéré comme dépourvu d’un mont effectif, alors c’étaient gloussements, ricanements, clins d’yeux, etc. Donc, la forme, l’épaisseur, la grosseur de l’appareil génital, ça commence tôt, et ça finit très tard, et ça travaille jusque nonagénaire… C’est dire l’importance de ce totem portatif. Enfin !, pas pour tout le monde, mais tout de même. Ici, Bourgeois nous le débranche, le truc obsessionnel ; le voilà appendu comme un jambon. Notez, tout de même, l’habit dont est comme recouvert la verge. On dirait que Bourgeois lui a fait comme un manteau. Et là, ça y est, ça questionne. Qu’est-ce que ce recouvrement ? Eh bien, si l’on en croit la légende, c’est une fillette. Mais c’est une figure de style, doublée d’une figure psychique. Et c’est là que nous passons dans le terrible et l’appréhension (avant, c’était de l’humour). Pourquoi diable avoir appelé ce moulage ‘Fillette’, quand, visiblement, cela ressemble à ce dont vous avez l’idée, naturellement, bien plutôt qu’à une gamine ? Oui, mais, encore une fois, il y a cette espèce de vêtement sur la verge et qui descend sur les testicules, curieusement dénués de bourse… C’est un peu une caricature, donc méfiance, mais quand même, ce n’est pas une fillette. Cependant, il y a une relation, entre mantel et cette sculpture génitalisée. Quelle est-elle ? Attention, on va entrer dans le terrible : Je pense, tout simplement, qu’il y a ici quelque chose qui est de l’ordre du viol, c’est-à-dire de l’habillage, du coffrage même du corps par le sexe masculin. Vous voyez le topo ? Il est de ces hommes pour qui l’être féminin n’est qu’un conduit sur pattes, quelque chose qu’on ne peut qu’enfiler, sans plus en attendre quoi que ce soit d’autre. Donc, cette tunique, elle est, littéralement in-vestie. Mais, Louise B. s’est pointée, juste à temps, et à attrapée comme au lancer ce brinquebalant viseur.

NB : Gérard Wajcman — ici —, ne remarque pas qu’il y a comme un problème dans la représentation de cette verge, qu’il appelle d’ailleurs “phallus”, mais je ne crois pas que le sexe, ici, bande.

Louise Bourgeois, ‘Arch of Hysteria’, 1993, Bronze, polished patina, The Easton Foundation, New York ©.

Sculpture extraordinaire ; très gracieuse, et, dans le même temps, absolument terrible. Enfin ! elle est sans tête… Vous me direz : qu’une sculpture soit acéphale ou non, qu’est-ce que cela change ? Ce n’est pas une “vraie” personne. Certes. Mais, cependant, il s’agit tout de même d’une représentation assez fidèle d’un possible corps, j’allais dire féminin. Mais qu’est-ce qui le prouve ? Très curieusement, la sculpture de Bourgeois nous laisse dans l’indécision : nous ne savons pas exactement s’il s’agit ici d’une femme ou d’un homme. On aurait tendance à dire qu’il s’agit d’un corps féminin, vu sa gracilité ; oui, mais où est passée la poitrine ? Et puis, sous un autre angle, au niveau de l’entrejambe, nous avons une proéminence qui est assez, comment dire ?, déroutante

 

Je ne suis pas expert en anatomie, mais, enfin !, un mont de Vénus de la sorte… c’est pas banal, il faut consulter. De fait, Bourgeois, qui pendant 30 ans a suivi une psychanalyse, savait bien que l’hystérie ne concerne pas au premier chef que les femmes (En 1951, son père meurt. En l’apprenant, Louise s’évanouit et sombre dans une dépression qui la conduit vers la psychanalyse, source ici). Ainsi, c’est Jean-Martin Charcot qui, dès 1885, étudie des cas d’hystérie chez l’homme ! Freud, après être venu à la Pitié Salpêtrière pour étudier auprès de ce qu’il n’hésitait pas à considérer comme un Maître, s’en souviendra, et cherchera, de retour en Allemagne, à exposer un cas de mâle hystérique, et cela n’ira pas sans mal, car un certain nombre de ses confrères refusera qu’un tel cas soit rendu public, et ira même jusqu’à lui refuser l’emprunt de patients afin d’exemplifier son exposé. L’œuvre bourgeoise est très emprunte d’ambiguïté, et, en cette matière, l’exemple paradigmatique est sa fameuse araignée géante. La plupart des gens, en général, sont très peu enclins à considérer avec bienveillance la moindre araignée, qu’elle soit minuscule, ou grosse ; mais, pour Bourgeois, l’araignée symbolise sa maman adorée, dont elle aura donné à plusieurs reprises des justifications. Mais, quoiqu’il en soit, c’est bien un truc d’artiste, car je vous fiche mon billet que vous ne trouverez qu’extrêmement peu de femmes qui, ceteris paribus, auront l’idée de comparer leur maman à une araignée… Mais, pour des raisons ultra-usées et vues et revues, je ne vais pas ici insérer une image de la fameuse arachnide ; plutôt, tenter de montrer autre chose.

 

Louise Bourgeois, “Janus Fleuri”, 1968, bronze, patine or, œuvre suspendue, 25,7 x 31,8 x 21,3 cm, Collection Centre Pompidou, © Photo : Christopher Burke ©  The Easton Foundation, © ADAGP, Paris

Il serait tentant de dire que Bourgeois était “obsédée”, là où, à vrai dire, Bourgeois ne fait que rendre compte de l’obsession sexuelle masculine. D’après des chiffres de 2016, 62 000 femmes étaient victimes chaque année de viol et de tentative de viol. Maintenant, imaginez, ‘thought experiment’ comme on dit, qu’il ne s’agisse pas de 62 000 femmes, mais de 62 000 hommes… Imaginez que 62 000 hommes soient violés ou attaqués à cette fin, alors on peut supposer sans conteste que les prisons françaises connaîtraient une surreprésentation de détenues féminines. Mais, comme c’est l’inverse… Ainsi, d’une certaine manière, Bourgeois transforme en trophée de chasse l’appareillage masculin qui mène une bonne partie de l’humanité par le bout de la… Que dire de cette belle pièce ? Le titre, on le sait, évoque le fameux dieu romain, dieu au visage bifrons, un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir ; c’est la divinité des commencements et des fins, des passages et des choix, etc. Bourgeois substitue au visage bifrons deux prépuces décalottés. On dit, parfois, d’un homme qu’il est « con comme une bite », magnifique expression oxymorique, sur laquelle, il me semble, trop peu de travaux ont porté. On peut dire aussi d’un homme que c’est « un gland », voire, qu’il a une « tête de gland ». C’est très disgracieux. Si donc, Bourgeois ne se contente pas de métaphoriser, elle transforme, protéise, cette hantise pen’insulaire (‘Phall if you will’ & ‘penisolate war’, Finnegans Wake), cette histori-queue con-nexion entre tête et gland, fonction scopique et fonction sexuelle. Donc oui, c’est amusant, et remarquable. C’est une très belle sculpture païenne, qui nous fait penser à un bélier, non ?

 

 

Léon Mychkine

 

 


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