Luigi Ghirri au Jeu de Paume (suite 2)

J’ai visité l’exposition Luigi Ghirri au Jeu de Paume. Ce « je » n’a rien de martial, c’est simplement la reconnaissance d’un fait, somme toute banal : Je l’ai vue. Quoi ? L’exposition. C’est la lumière mêlée avec le soleil. C’est kif-kif. Il n’y a pas de clair-obscur chez Ghirri, la lumière est littéralement latine, comme le ciel grec en avril.

Ghirri n’a pas fait que photo-graphier, il a aussi écrit. Ainsi, en 1973, Ghirri nous apprend que lorsqu’il “voyage”, jamais très loin de chez lui, il prend deux types de photos : (1) celle du type que tout le monde prend, et (2) “des sujets qui sont des objets de tous les jours”. Bien entendu, on se demande, “mais en quoi (1) est différent de (2) ? Mais est-ce une question de bon sens ? Non. La catégorie (2) est celle qui intéresse “vraiment” Ghirri. À propos des « paysage de carton”, il écrit : “Isolées de la réalité qui les entoure et présentées dans une photographie comme partie d’un discours différent, ces images deviennent chargées [‘laden’] d’un sens nouveau.”Ghirri nous dit que la catégorie (2) est isolée de la réalité environnante. Certes. Mais n’est-ce pas la nature même d’une photographie que d’être “isolée” ? Si. Alors de quoi s’agit-il ? Ghirri ajoute le mot “discours”. D’où vient ce discours (discorso) ? Et d’où vient ce “sens nouveau” dont parle Ghirri ? Tout cela ne viendrait-il que de son imaginaire ? Trouve-t-il, dans la réalité composée de réel, de l’imaginaire en surplus ? A priori, en tant qu’artiste, la réponse semble évidente : Oui. 

Luigi Ghirri, Bologna, 1973, “Un lavoro sulla gente”, (un travail sur les gens) 

Reprenons. Ghirri nous affirme qu’il privilégie les photographies qui, disait-on jadis dans les milieux intellectuels, lui paraissent “surdéterminées” (Althusser); c’est-à-dire, qui disent davantage que ce qu’elles disent. Bien entendu, dans ce jeu légèrement déplacé entre le dire et le dit, le montré et le sous-jacent, Ghirri nous laisse libre juges. Ainsi, et par exemple, la photo ci-dessus, retenue par Ghirri, que nous dit, ou montre-t-elle ? Un couple, au restaurant. Il s’ennuie ferme. Ils n’en sont visiblement qu’à l’apéritif, et c’est déjà la catastrophe. Chacun regarde, tête soutenue par la main, dans sa propre direction, à savoir le néant. Il n’y a rien. Les deux semblent, à égale mesure, contrariés. Cette humeur contraste avec le décor, au sens littéral, ou bien non, la tempête calme de l’ennui sous les crânes se révèle au mur : grosses vagues déferlantes et deux voiles très éloignées, voguant en parallèle, mais non ensemble : un couple… Cette photographie n’a aucun intérêt. Personne ne prendrait cette scène en photo. Pourtant, Ghirri l’a fait, et a conservé et même exposé le cliché. Pourquoi ? Parce que le photographe est celui qui photographie ce que l’on ne voit pas, il cadre ce qui nous laisse indifférent, n’y voyant rien d’intéressant. Or le photographe, en quelque sorte, est une sorte de narrateur iconique (dans le cas présent, et concernant Ghirri, et cette photo) ; il raconte une histoire dans l’espace plat d’une image, au départ un décor réel quadri-dimensionnel (les trois dimensions + le temps). Notons le menu fiché dans l’image océanique, comme si, finalement, et réellement, tout tombait à l’eau.

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Luigi Ghirri, exposition Jeu de Paume, photo Mychkine
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Luigi Ghirri, Bastia, 1976, “Un manifesto strappato in una stazione marittima in Corsica” (Une affiche déchirée dans une gare maritime de Bastia), vue de l’exposition au Jeu de Paume, photo Mychkine

Ci-dessus, à partir de quasi-rien. Un jour de 1976, Ghirri se trouve à la station maritime de Bastia. Une publicité déchirée au mur. On se demande pourquoi. Même cette déchirure semblerait presque trop parfaite pour être honnête… Cependant, que voyons-nous ? et, question corollaire, qu’imaginons-nous ? Ayant été déchirée, l’affiche révèle un “fond” typique, bien malgré elle. Par chance, ou bien, se découvre un support, pour ainsi dire, épidermique.

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Je défie le lecteur-voyeur de ne pas “voir” ici un corps, qui plus est un corps féminin. Il est probable que d’aucuns n’y verront goutte. Pourtant, je parie que c’est bien ce que Ghirri y a vu. Comment ne pas voir ici un paquebot miniature naviguant sur un corps de femme ? Vous me demanderez : “qu’est-ce qui vous fait cet effet ?” La courbe. Si la déchirure eut été, par exemple, horizontalement nette, ou verticale, ou même oblique, Ghirri n’aurait pas pris cette photo, assumé-je. Or, miracle de l’acte gratuit et non prémédité, le déchireur a produit une courbe esthétique ! Ghirri, attendant à la gare, l’œil exercé du photographe, qui repère immédiatement la courbe, et, incidemment, la couleur du support, couleur chair. Car, bien entendu, il est évident que si le support avait été, par exemple noir,  jaune, ou vert, Ghirri n’eut pas photographié non plus. On voit encore ici un indice de la pratique ghirrienne,  soit cette manière de voir ce que personne ne voit, ou, bien plutôt, ce que personne ne retient. Ainsi, ce paquebot surgit comme en deça la courbe féminine. Mais si tel est le cas, il navigue sur du sable, puisque la couleur n’évoque aucunement l’eau. Et c’est d’ailleurs bien ce que dit Ghirri de l’affiche, ‘che evoca la forma di una barca vista attraverso le dune di un deserto’, qui “évoque la forme d’un bateau vu à travers la dune d’un désert”.  Et voilà !, mon imagination a encore une fois été victime de ce magicien de Ghirri… On accordera, cependant, qu’un bateau sur une dune n’est pas du tout irréel ; ayant tous vu ces images de bateaux échoués dans les déserts — de Namibie ou de la mer d’Aral. Mais… doit-on à tout coup accroire ce que nous dit l’artiste ?

 

Références : Luigi Ghirri, The Complete Essays, 1973-1991, Mack, UK, 2017 , Luigi Ghirri, Lezioni di fotografia, Quodlibet, Macerata, Italia, 2010

 

Léon Mychkine