L’un des derniers tableaux, très épatant, de Cezanne, et les deux niveaux d’abstractisation

La Société Paul Cezanne nous dit :« Lorsqu’on quitte Aix-en-Provence, en direction de Nice, on peut découvrir  le Pont des Trois Sautets enjambant l’Arc ( la rivière qui traverse Aix) d’une arche “médiévale”. Cezanne viendra  peindre  sur les bords de la rivière à la fin de sa vie. Il est venu là fort tôt (picturalement s’entend) puisqu’un petit  tableau  réalisé au cours  des années 1860 (sans doute 1866) témoigne de la vigueur de son geste. On peut penser que  ce lieu était un lieu de baignade possible : très certainement le jeune Cezanne est venu se plonger dans la rivière ici avec le jeune Zola, le jeune Baille.» Bien, on n’apprend pas grand-chose, alors voyons sans plus attendre une image :               

Ci-dessus, la version Wikipédia, ci-dessous, celle du Musée de Cincinati, où se trouve le tableau : 

Paul Cezanne, “Le Pont des Trois-Sautets”, circa 1906, aquarelle et crayon, 40.8 x 54.3 cm, Cincinati Art Museum

(Puisque la Société Paul Cezanne écrit le nom du peintre sans accent sur l’e, je me dis qu’ils ont leur raison, alors je vais faire accordement. Par ailleurs, on trouve sur l’Internet qu’il est possible d’écrire d’une manière autant que l’autre.) Quel site faut-il “croire” ? Je dirais : Le Musée. Ainsi soit-il. Et, franchement, les couleurs rehaussées par Wikipédia semblent tout de même un peu too much, comme si Cezanne avait de graves problèmes oculaires et, pour tout dire, la “version” du Musée correspond davantage à sa palette non ? Le peintre ne nous a pas habitués à des teintes aussi criardes. Soit. Venons-en au sujet. N’était le pont, il serait bien difficile, fors le fût à droite, par ailleurs, d’identifier de quoi il s’agit. Ce tableau, est incroyable ; pas seulement parce qu’il dépeint une nature quasiment kléeenne avant l’heure, mais parce que le pont représenté est, pour le moins, fantaisiste. Voici une photographie issue du site de la Société Paul Cezanne :    

Et là, on se dit, seuls le tablier et l’arc correspondent, quoiqu’avec une accentuation de l’angle de l’arc plus réduite chez le peintre, au pont actuel. L’arc est plus fermé et serré dans le tableau qu’en réalité. Surtout, il semble quasiment transparent ce pont, décoré dans l’arc depuis on ne sait quel point, et quasi transparent dans son tablier. Mais ce qui nous importe davantage, ici, c’est la végétation. Totalement libérée de tout support ; nulle branche, tige, whatever. C’est un déluge de végétation comme en apesanteur. Je n’exagère pas ; demandez-vous d’où surgissent toutes ces feuilles multicolores. Ne cherchez pas, vous perdez votre temps. Ce tableau, je vous le dis, est incroyable. Et pourtant il est. Comme Dieu, pour certains. « Car je ne cherche point à comprendre pour croire, mais je crois pour parvenir à comprendre. Je crois, en effet, parce que, si je ne croyais pas à cet être, je ne parviendrais jamais à le comprendre », Anselme de Canterbury. Mais, fors Anselme, on peut bien croire sans ne jamais comprendre ; c’est peut-être cela, le sel de la vie, Marcel… Mais revenons à ces couleurs, à ces donc formes données pour réelles par le peintre, tandis qu’il sait très bien qu’il est dans la pure dépiction. Enlevez, en tant que safeguards, fûts et tablier et pont ; que reste-t-il ? Un joli bazar, ou bien, plus poliment, la vie de la peinture, égayée dans la nature :

Rapportés en gros plans, tout cela devient incroyable. Par exemple, que reconnaître dans ces deux détails ? Rien. Il faut tout de même avoir à l’idée que Cezanne, de longtemps, a engagé une lutte entre forme et informe, entre représentation et dépiction (la première est “fidèle” dans le faire-accroire — “make-believe” —, la seconde ne l’est pas). Cette lutte est patente dès 1862, avec par exemple le tableau “La voûte”, où l’on distingue, presque en deux pans différents, le côté gauche au mur très abstractisé et le pont plus réaliste. Mais tout autant en 1865, dites-moi un peu si vous reconnaissez bien là des…… œufs ? 

Ne me dites pas « oui »; pourtant un bien joli mot. Mais il faut distinguer entre abstraction cezanienne de 1865 et celle de 1906. Ce n’est pas la même ; elle n’est pas de même nature. À considérer la première version, si l’on peut dire, il semble que Cezanne cherche, dans le même temps, à “coller” au réel tout autant qu’à lui échapper (abstractisation). C’est très étonnant, et, on peut y insister, c’est bien une lutte dont il s’agit, une lutte qui paraît presque s’effacer vers la fin de sa vie, le 26 octobre 1906. 1906, encore une fois, telle est l’année de création du “Le Pont des Trois-Sautets”. Ce dernier tableau est un dernier témoignage, de la part de Cezanne, dans cette lutte, on pourrait dire victorieuse, pour l’abstraction pure, comme ici : 

Il est toujours passionnant, tout autant que frustrant, de se demander comment et pourquoi un artiste se rapproche ou s’éloigne de l’abstraction pure (dépiction), comme ici Cezanne, sans que nous sachions, justement, pourquoi ; qu’est-ce qui fait qu’à tel moment, telle période, l’artiste s’éloigne radicalement comme ci-dessus de la propension à représenter quoi que ce soit de reconnaissable ? C’est frustrant, parce que l’on aimerait tant assister à ces développements créateurs, ces orages cognitifs… Mais c’est impossible. Et même, face à un artiste vivant, en acte, serait-il même possible d’enregistrer quoi que ce soit ? Probablement pas.   

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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