Je feuillette, non, je descends les pages électroniques de la revue Minotaure, quelque chose de sensationnel, qui n’a pas d’équivalent, aujourd’hui, à ma connaissance. Il suffit de regarder les sommaires. Incroyable. Mais où donc est passée toute cette intelligence ? Un numéro sous mes yeux, et cette photographie qui me saisit :
Je trouve cela… stupéfiant. Voyez comme la jeune femme semble s’avancer vers ses pairs. Elle paraît dire : Me voici ! Regardez-moi ! Et (on supposera une légère mise en scène) voyez comme les bustes la contemplent. Et comme elle a dû alors tourner les têtes ! On ignore son vrai nom : Île-de-France ? La Baigneuse ? La Parisienne ? La Jeune Fille qui marche dans l’eau ? On n’en sait rien. Et c’est (aussi) par là que l’art est toujours plus fort que la sémantique, cette jeune femme de pierre, comme une Eurydice bien vivante, vous saisit la rétine.
Εὐρυδίκη / Eurudíkê, formé des mots εὐρύς / eurús, « large, vaste, sans borne », et δίκη / dikê, « justice », signifiant « à la justice sans bornes ») est une dryade.
La justice de l’Éros, la beauté sur les mots. Et rappelez-vous qu’Éros, c’est bien plus qu’« érotique ». l’Éros, c’est le Désir, en son ensemble ; désirer savoir, désirer connaître, désirer quoi que ce soit, désirer un corps, une âme, un ciel, un gouffre…
Début de la première phrase de Métaphysique d’Aristote :
Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει
Tous les hommes désirent naturellement savoir
le mot « désir » se retrouve dans la conjugaison : ὀρέγονται, “og/eron/tai” = désirent !
Éros /Ἔρως, est la divinité primordiale de l’Amour et de la puissance créatrice dans la mythologie grecque.
C’est ce que vient convoquer ici, avec sa statue de jeune femme, Maillol ; les lignes telluriques et formatrices de l’amour, mais, notez, d’un amour qui nous dépasse toujours, qui nous étreint, nous bouleverse, qui nous fascine, mais que nous ne pouvons capturer, comme nous, pauvres humains, tentons parfois de le faire.
Le paradoxe maillolien, c’est ce chiasme entre matière lourde, immobile, et désir vibrionnant. Galatée n’est pas loin…
C’est cela que l’on peut voir chez Maillol, notamment ici ; une folle beauté, un désir fou. Et quand je parle de désir fou, je ne mentionne personne, ni la statue ni le spectateur, mais ce que le brillant philosophe étasunien (évidemment méconnu en France, comme tant d’autres), Thomas Nagel, a appelé “la vue de nulle-part” (the view from nowhere):
Je commence par considérer le monde dans son ensemble, comme s’il n’existait nulle part, et dans ces océans d’espace et de temps, TN [i.e., Thomas Nagel] n’est qu’une personne parmi d’innombrables autres. En adoptant ce point de vue impersonnel, j’éprouve un sentiment de détachement total à l’égard de TN, qui est réduit à une brève apparition sur l’écran de télé cosmique.
D’un certain côté, on pourrait dire qu’en en passant par cette petite fiction, dont sont friands les philosophes américains, effervescentes toujours pour l’esprit — ce qui, par contrecoup, indique combien les philosophes français, par exemple, en manquent — Nagel retrouve une certaine forme d’universalisme, d’universalité, que je peux traduire ainsi pour mon propos : En tout temps la statue “Île-de-France” sera perçue (et pensée) comme (absolument) belle, de la même manière qu’en tout temps la statue de bronze du “Dieu du Cap Artemision”, sera et a toujours été “plus-que-belle”. Face à cette vérité éternelle, que suis-je, effectivement, solum un pixel éphémère dans l’écran du monde volubile et babélien ?
Nulle part ailleurs la pérennité du monde des choses n’apparaît avec autant de pureté et de clarté, nulle part ailleurs donc ce monde des choses ne se révèle de manière aussi spectaculaire comme la demeure non-mortelle d’êtres mortels. (Hannah Arendt)
Ἔρως Ἔρως Ἔρως !
En Une : Harry Kessler, “Aristide Maillol au temple d’Apollon, Delphes”, 13 mai 1908 © Archives Fondation Dina, Musée Maillol.
Léon Mychkine