La proposition du Directeur du Musée de Berck-sur-Mer, Yannick Courbès, est très audacieuse. Il s’est agi de mettre, sous le même regard, le contemporain mêlé à l’histoire de l’art, non pas dans des salles distinctes, mais bien souvent dans le même espace, côte à côte. La question possiblement soulevée était : Cela va-t-il tenir ? Entendez, et par exemple, le crépuscule de 1900 (Roussel) supporte-t-il les “Essai” d’Hervé Ic, et inversement ? (Prière de se reporter à l’article antécédent pour les images). Réponse : Oui. Pourquoi ? Parce que ce n’est que de la peinture ; mieux, une histoire de peinture. Mieux encore : Des histoires de peinture. Cette toile de Roussel, précisément, que nous dit-elle en 2024 ?
Au premier regard, et comme pour d’autres tableaux de l’histoire de l’art, grande et petite, on peut être conduit au jugement qu’il ne s’agit là de rien d’autre que d’une croûte — jugement que l’on se garde bien néanmoins de verbaliser. Justement, ce n’est pas l’avis d’un œil averti, en l’occurrence celui du Directeur, Yannick Courbès. Et comme M. Courbès est très pédagogue, on est conduit à réviser son jugement ; on se prend à se questionner soi-même. Et donc on s’exerce à ce que nous nous étions refusés dès le premier coup d’œil : à réfléchir. Et cette réflexion repositionne la ligne du questionnement. Cela avait été : « Je vois qu’il s’agit d’une…», et cela devient : « Qu’est-ce que je puis voir là ?», même et plutôt : « Qu’est-ce que le peintre me donne et me donne à voir ?» Voilà la question qu’il est plus rationnel de se poser. Pour ma part, ce qui me retient, dans ce “crépuscule”, c’est la couleur du ciel, que je trouve tout à fait improbable. Mais c’est justement pour cela que ce tableau est intéressant. Le ciel, c’est le principal sujet de la toile ; et il est halluciné. Et pourquoi est-il halluciné ? Parce que c’est probablement l’état dans lequel l’artiste se trouve relativement au ciel. On irait presque jusqu’à supputer qu’il s’agit là d’une vue de l’esprit. Et ce ne serait pas moins intéressant.
Ce que je retire aussi de ma réflexion, c’est la sincérité ; nous avons affaire à des peintres sincères qui, en quelque sorte, donnent tout ce dont ils sont capables ; cela se voit, se ressent, et je crois que cela rejoint la position d’Y. Courbès. C’est-à-dire que l’on se reprend à penser qu’un tableau, c’est aussi un travail, « un travail de peintre, un travail de l’œil, de la main », dixit Y. Courbès. Souvent, peut-être trop pour d’aucuns, nous expédions du regard telle ou telle œuvre. Or on pourrait dire que toute œuvre est digne de considération (dans un monde idéal) et, qu’à partir de là, il n’est pas interdit de regarder, et non pas seulement de voir. Comment s’en sort l’artiste contemporain ?
Ic est un artiste polymorphe, certainement l’un des peintres les plus doués quant au métier ; capable de produire des scènes de genre (euphémisme), des portraits, de face et de dos, des scènes de chasse, des paysages extraordinaires, des bouquets mythologiques, des batailles navales, entre autres, et notamment ce qu’il appelle “Essai”, comme ci-dessus. Ic, comme de nombreux peintres, tant dans la tradition que la contemporanéité, est fasciné-obsédé par la lumière. Aussi, cet “Essai” ci-dessus peut être vu comme un témoignage du sujet même ; la lumière en situation. Il ne faut rien y chercher d’autre, que la trace d’un événement lumineux, dont la provenance, si on y tient vraiment, restera mystérieuse, car indéterminée.
L’exposition du Musée Opale Sud, et surtout le choix scénographique de Y. Courbès, m’a conduit a un geste mental inhabituel, que j’appelle la décompartimentation. Il s’agit de perturber nos cloisonnements muséographiques et scénographies : l’art traditionnel, là, l’art moderne, ici, l’art contemporain, Là-bas, etc. Nous sommes habitués, surtout en France, à compartimenter ; l’enseignement supérieur en est un triste exemple. Mais c’est valable pour de nombreux domaines, et bien sûr en matière d’art et d’accrochage. La dernière exposition de Peter Doig, au Musée d’Orsay, tenait dans une salle, et les tableaux étaient accrochés les uns au dessus des autres, comme au XVIIIe, avec certes beaucoup moins de d’œuvres qu’à l’époque. La salle contiguë montrait un choix de Doig parmi les artistes qui l’avaient influencés, tous français — si je me souviens bien —, de Cézanne à Degas, en passant par Monet. Mais on aurait très bien pu mêler ces tableaux de l’histoire de l’art avec ceux de Doig. Pourquoi les séparer matériellement s’ils ont été si déterminants pour Doig ? Car une fois face à eux, on avait déjà oublié la peinture d’icelui (mais peut-être est-ce sa “nature” ?). Toutes proportions gardées, c’est à ce geste que tend la scénographie de Courbès. Autrement dit, si à Orsay la décompartimentation n’avait pas lieu, elle s’actualise à l’Opale. Et c’est donc une réussite. Et on aimerait voir se répéter ce genre de propos, car cela contribue à la réflexion, et empêche le pré-pensé, dont personne n’est à l’abri. Mais il est vrai que nous aimons compartimenter, c’est rassurant, et cela va plus vite. Mais n’est-ce pas au détriment de la pensée et, dans certains, de la vérité ?
Voyez comme est étonnant ce tableau de Lepic. Qu’a-t-il ? Eh bien, la prise de vue, pour ainsi dire. Le personnage principal, c’est l’ancre, qui, avec l’effet de perspective, semble énorme, comparativement à la femme assise au devant. Le personnage principal est donc un objet, sans qu’il s’agisse d’une nature morte. C’est osé. Pourquoi ? Eh bien, demandez-vous : Quel est l’intérêt de peindre une si énorme ancre ? Pour ma part, je n’en sais rien. Ce que je remarque, c’est l’énormité singulière de l’objet. Notez que le titre n’est pas dénué d’une certaine poésie ; “plage à l’ancre”… Comme si on pouvait ancrer l’océan. Une idée à la Philémon.
Il ne s’agit pas de la jeune Annette Messager (voir article antécédent) récoltant des objets pour faire art, mais bien d’une jeune femme anonyme harnachée d’un impressionnant amas de déchets fait de bois, de hardes, d’une lampe… qu’en sait-on encore ? Tout cela a l’air fort lourd, et l’on gage que si elle porte tout cela, c’est qu’il y en a donc besoin (pendant que d’autres sont vautrés dans les transats). On supposera que la jeune femme ne pose pas, mais qu’elle se repose, tant son fardeau et son grand pieu sont pesants. Tout cela nous dit quelque chose sur la vie du peuple pauvre et muet, dont on parle si souvent mais que l’on oublie à l’instant même où on déblatère sur ces droits à la dignité. Cependant, pas de misérabilisme chez Tattegrain mais, osons-le dire, l’expression d’une vérité, d’une vérité du réel, qu’il restitue, car oui, peut-être que s’il n’avait pas été là, à ce moment, personne n’eut immortalisé ce que la plupart ne voyaient même pas. Le peintre comme médiateur… (Pourquoi parler de vérité du réel et pas d’une vérité de la réalité ? Parce que ce que nous voyons, c’est du réel, du pur réel, brut. Tandis que la réalité, c’est-à-dire le “monde” dans lequel vit cette jeune femme et auquel elle se confronte et heurte chaque jour, personne n’en a l’idée, excepté elle et ses semblables.)
Ci-dessus, Ic nous dépeint une scène en apparence réaliste (des bateaux qui aléatoirement s’envoient des bordées) dans une perspective qui ne l’est pas du tout. Le peintre s’amuse avec la peinture de genre, en y mettant une belle pyrotechnie totalement fantaisiste. C’est très riche, et il vaut mieux s’y attarder que juste passer par là. Ajouté à cela de bien étranges lueurs, tantôt colorées tantôt quasi diaphanes, dont on se demande la cause et l’origine. Voyez comme elles s’inscrivent distinctement au milieu du tableau. Tentons de nous rapprocher, avec quelques close-up :
Ic a une tendance très diaphanique. Il y excelle. Diaphane qui confine à la désintégration des éléments :
Voyez comme ce navire semble, littéralement, se dissoudre. Serait-il en sucre ? Zoom sur les lueurs :
Vous aurez noté que nous trouvons aussi là des lueurs allongées, diaphanes, non loin des lueurs verte ou jaune. C’est étrange. Superposition d’une réalité à peine réaliste (problème volontaire de perspective impossible, façon Masolino, mais pour qui ce ne l’était pas…), avec une réalité surréaliste (ce n’est pas un pléonasme). La réalité est surréelle quand elle est hallucinée, ce qu’elle est souvent pour les artistes, les poètes, et les écrivains, il est trivial de le rappeler.
Très contre-intuitive aussi cette tempête juste à côté d’une mer d’huile. Notez le cadre à vau-l’eau…Dérive de la peinture ? Peinture hors du cadre ? Après moi le déluge ? Le chromatisme est randomisé, improbable, mais c’est un festival ; un festival de quoi ? De lumière. Voire, de lumières. Finissons avec ce rocher à tête de chat :
Ic raconte des histoires, et c’est au regardeur de prendre le temps de les décrypter.
Pour une étude, c’est très abouti. Ceci dit, ça bastonne sur les eaux ; on a volé des filets. Une vague vient opportunément s’élever contre une des barques, comme si elle était de la partie, comme si… elle prenait parti ! Cela renforce, bien entendu, la nature dramatique de la scène. Ça va saigner, tomber à l’eau. Savent-ils nager ? Pas sûr. C’est très bien peint, spectaculaire, comme une bataille de pirates.
Conclusion. La scénographie courbèsienne, pensée de manière anhistorique, c’est-à-dire non soumise aux strictes temporalités (ni aux “modes”), se révèle un geste politique, une politique du regard ; et ce n’est pas la moindre des heureuses surprises qu’elle aura eu tendance à nous révéler.
Léon Mychkine
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