Matisse n’était pas très doué pour représenter les visages. En témoigne cet exemple ci-dessous, illustration assez patente d’un mixte entre pseudo-réalisme du corps et l’abstraction du visage (points, traits…). Il y a toujours eu un hiatus, à partir de quand (?) entre représentation à peu près réaliste du corps et abstraction du visage… Un hiatus ? Une lutte interne ? Une contradiction insoluble ? Il faut tout de même bien le dire ; Matisse n’a jamais été très doué, a contrario de Picasso, pour représenter les corps (mais Picasso était un génie, ce que ne fut pas Matisse). D’un autre côté, était-ce une manière, pour le regardeur, de ne pas s’intéresser au visage, mais plutôt au corps sensualisé, et plus encore, au décor ? Car c’est bien le décor, ici, dans le salon de Matisse, à Nice, en 1927, qui détonne, qui explose. Extravagant décor, monté de toutes pièces (au sens figuré, et propre).
Une odalisque, historiquement, c’est une esclave au service des femmes d’un harem. (Empr., avec adjonction d’un -s- parasite, au turcodalk (dér. de oda « chambre » au moyen du suff. -lk indiquant ici la destination), proprement « ce qui appartient à la chambre », c’est-à-dire « (esclave) qui est destinée à la chambre, qui est admise et réservée à la chambre du maître »; p.ext. « concubine » [CNRTL]). Nous sommes en 1927, à Nice, et le modèle (favori) est Henriette Darricarrère, ballerine et musicienne. Henriette n’est pas une esclave, et ne vit pas dans un harem. On notera donc, en 1927, une assez bizarre resucée orientaliste dix-neuvièmiste. Soit. Passons à mon (humble) hypothèse : Seule la couleur intéresse Matisse. Quelle découverte ! Si vous ôtez modèle, samovar, objets, coussins, couverture, table et fleurs, nous sommes quasiment dans un tableau abstrait complet. Je reconnais que cela fait beaucoup d’ôtements pour y parvenir, mais était-ce moi ou Matisse qui s’y refusa, comme ne voulant franchir le Rubicon de l’abstraction ? (Comme si Matisse avait été intéressé par cette traversée !)
Mais si l’on isole cette partie, sans signe spécifique trop appuyé, qu’est-ce que cela donne ? Dans son livre Matisse. A Retrospective, John Elderfield écrit :
Dans le tableau “Odalisque à la culotte grise” de 1926-27, l’éblouissement optique du papier peint rayé est tel qu’il peut sembler impossible de se concentrer sur la figure. C’est un peu comme si une ampoule s’était éteinte devant nos yeux. Un phénomène similaire se produit lorsque l’on regarde “Coin d’atelier” de 1912, le chef-d’œuvre le plus sous-évalué parmi les Matisse russes.
On ne peut pas ignorer le modèle, mais, ce qui est sûr, cette dernière semble une partie congrue de l’ensemble, tant décor et couleurs prennent les trois quarts du tableau. À-propos de cette remarque d’Elderfield, Y.A. Bois écrit :
En 1927, Matisse envoie au Salon d’Automne Nu couché vu de dos et Odalisque à la culotte grise, deux tableaux qui accentuent le contraste entre la figure et le fond, si frappant dans Figure décorative sur fond ornemental. Mais ici, comme le dit John Elderfield, « l’éblouissement optique » du décor est tel « qu’il peut nous sembler impossible de nous concentrer sur la figure. C’est presque comme si une ampoule s’était éteinte devant nos yeux ». Elderfield fait spécifiquement référence aux bandes verticales colorées de l’Odalisque à la culotte grise, mais sa remarque vaut également pour le Nu couché : là, même les énormes fesses néolithiques du nu et sa longue pose boudeuse — très inhabituelle chez Matisse —, ne parviennent pas à arrêter notre regard. Matisse dit à Picasso : « Voilà, malgré toute votre bravade, quelque chose que vous ne pouvez pas faire — planter une figure massive au milieu de la toile et aveugler le spectateur, de sorte que la figure ne commande pas l’image ».
Il est difficile de ne pas voir ce qui est pourtant là. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’“odalisque” est noyée dans la couleur. Je ne sais pas si les propos rapportés de Matisse sont authentiques — ce qui ne change rien à une rivalité avérée et bien démontrée par Bois dans son ouvrage entre les deux peintres — , mais justement, comparons avec Picasso 1927, par exemple :
C’est bien la même date que celle de “l’odalisque à la culotte grise”… Mais, en quelque sorte, ce n’est plus la même époque. Tout d’abord, et rien qu’à titre de starter, comparez la complexité du corps picassien en regard du matissien. C’est tout à fait stupéfiant. Pour le dire ainsi, le corps matissien existe, le corps picassien n’existe pas. Dit autrement : Il n’y a aucune imagination chez Matisse, et tout le contraire chez Picasso. À peine comparé, le tableau de Matisse est déjà ennuyeux (j’exagère à peine). Bien, examinons cette femme assise. D’aucuns jugeraient qu’il y a ici deux têtes. Mais il n’y en a qu’une seule, mais double. Or “double tête” ne veut pas dire “deux têtes”. On serait tenté, alors, de voir à la fois une tête de profil et une tête de face. Mais si nous cherchons la tête de face, où est-elle ?
Le cubisme avait ouvert une voie vers la déformation perspectivale des objets et personnes, soit la fictionnalisation d’une vue multiple et simultanée. Mais en 1927, il y a déjà longtemps que Picasso a abandonné le cubisme. Alors que fait-il ici ? Eh bien, je ne le sais pas. Je peux dire : « Je vois, mais je ne sais pas.» Je ne sais pas ce que fait ici Picasso. Il invente. Finalement, une hypothèse : Picasso, depuis “Les demoiselles d’Avignon”, est fasciné par l’identité fluctuante des individus (à commencer par la sienne, tantôt adorable et drôle, tantôt cruel et infâme). Comment représenter, à tout le moins, ce qui apparaît chez l’être humain comme une dualité (Freud en a parlé bien plus précisément) ? Pourrait-on la “voir” sur le corps même, tandis qu’elle est psychique, et donc invisible ? Regardez ce profil astral, et cette face sombre, comme un astre tantôt éclairé et tantôt sombre (exactement comme la lune), tout dépend du moment et du point de vue depuis lesquels on se place. Mais supposez que ce double aspect est instantané. Comment le représenter ? On l’a fait en littérature — Dorian Gray se voyant vieillir dans son portrait, et à l’écran avec Leland Palmer révélant dans le miroir son “vrai” visage d’assassin (série Twin Peaks). Mais comment faire cela en peinture ? Eh bien par exemple comme Picasso en 1927 ! Voyez, les bras enlacent ce profil au cou reptilien semblant surgir du giron même, comme une excroissance paranormale (ectoplasmique).
Ce n’est pas un double ; c’est elle. Si l’on revient à Matisse et à son odalisque à culotte grise (quel titre laborieux !), on constate qu’il n’y a là, par contrecoup, aucune temporalité dans sa toile. C’est plat (bien que certes très coloré), et, oserais-je dire, totalement dépassé. Je sais, je suis dur avec Matisse, mais, en matière d’art moderne et/ou contemporain, il n’y a pas de vaches sacrées, et les éloges persistants et matraquants chaque fois, justement, que l’on expose une vache sacrée (depuis media et Institutions), est toujours une véritable purge, éloges tonitruants qui, par voix de conséquences, produisent de véritables invasions de visiteurs à smartphones compulsifs (de 19 à 75 ans) rendant impossible et torturante la visite que l’on eut rêvé paisible et méditative. Ce temps n’est plus, tout est événement, et plus rien ne l’est. Aussi, dans ce tableau de Picasso, et rien que dans celui-ci s’il ne restait que lui, on détecte le génie de notre Pablo national. Car la dualité-immédiate ne s’inscrit pas seulement (si l’on ose dire) dans le double visage ; on peut tout autant saisir cette dualité dans ne serait-ce que le traitement des épaules, et des bras, tout à fait distincts. Rugosité du bras gauche, telle celle du profil ; douceur ronde du bras droit, comme celle du visage de face, mais s’agit-il d’un visage de face ? Nous avons répondu par l’affirmative (cheveux châtain, et… boucle d’oreille ?). Serrer son double (moi-surmoi, conscient-inconscient, je-ça, etc.). Mais il faudrait aussi s’interroger sur ce qui semble surgir des mains, comme des pistons de trompette, s’excroissant pour former les contours de la poitrine… C’est tout à fait étonnant ; mais tout autant remarquable, dans le sens où c’est bien la liberté de l’artiste qui s’exprime ici, une liberté qui, chez Picasso, a toujours été illimitée. Mais davantage qu’illimitée, il s’est agi d’une liberté créatrice, créatrice de forme et d’espace, comme on dit que, dans les confins de l’univers en expansion se crée, à vitesse lumière, continûment de l’espace-temps. Quelle caméra nous montrera un jour ce phénomène ?
Et voyez encore ce mouvement fantôme du bras gauche :
Cette forme bleue du bras plié, ce n’est pas un repentir ; c’est la trace antérieure d’un geste. Et peut-être que le double-visage (profil-face) chez Picasso n’est finalement que l’indice du même trace, celui du mouvement. Avec Picasso, le modèle est entré dans le dynamisme, ce qu’a raté Matisse.
Je ne suis pas un spécialiste de l’œuvre de Picasso, mais il me semble que le “visage double” apparaît en 1926, avec ce portrait :
Ici, le profil siamoisé (monochorialité monoamniotique) est inverse latéralement à la “Femme assise” de 1927. On serait décidément, entêtement, enclin à pencher pour deux personnes distinctes. Mais tel n’est pas le cas, si besoin était encore de le repréciser. Et cette doubleté corporelle, visagère (dont s’inspirera indéniablement un Bacon, pour n’en citer qu’un), est toujours aussi perturbante. Mais encore une fois, pour Picasso, un corps, ce n’est pas qu’un corps. Un corps, c’est une plasticité ; diverses épiphanies instantanées, une dilatation, jusqu’au corps extrémisé, cruel, manducatoire (“Le Baiser” 1931), que l’on connaît aussi chez lui. À ce titre, et à bien d’autres, il est surprenant de constater le jugement de Pierre Cabanne, qui écrit :
Picasso est le dernier des grands maîtres du passé, il passera sans les voir auprès des inventeurs du présent. Kandinsky, Duchamp, Malévitch, Schwitters, Mondrian sont les premiers parmi les maîtres de l’avenir.
Cabanne situe cette péremption de Picasso dès les années 1920, ne citant comme révolutionnaire, chez lui, que l’invention du cubisme (!). Eh bien, Monsieur Cabanne, vous aurez eu tort ; car si Picasso peut encore, en 2024, apprendre à peindre à de nombreux jeunes artistes, il peut toujours en remontrer à beaucoup de confirmés ; ce qui n’aura pas été le cas chez ceux que vous glorifiez comme hérauts d’un temps (toujours) présent. Rappelons que, dès 1947, Barnett Newman disqualifie, avec de solides arguments, la peinture soi-disant “abstraite” d’un Kandinsky ou de Mondrian tout autant :
En vérité les puristes, de Mondrian à Kandinsky, n’ont jamais renié la nature ; mieux, ils affirmaient qu’ils peignaient la nature la plus vraie qui soit : celle des lois mathématiques.
Quant à Duchamp, il n’aura appris à peindre à personne, et la période abstraite de Malévitch n’aura que fort peu duré (de 1915 à 1927); un avenir bien malingre aura été laissé au suprématisme, il faut bien le reconnaître, et le monochrome n’aura ouvert des perspectives qu’à un nombre extrêmement restreint de peintres (et ce n’est pas mystère). Non, décidément, Cabanne s’est fourvoyé ; le peintre qui a surmonté tous les autres, c’est, en ces temps, Pablo Picasso — et il n’est pas interdit de penser parfois qu’en matière d’inventions de formes, Picasso est resté, oui, on peut le dire, un maître toujours inattendu.
L’extraordinaire plasticité du peintre se retrouve p.ex en 1927-28, avec cette vue de Studio :
Une femme, dotée de trois yeux, vient d’entrer, pour rencontrer l’artiste (deux yeux, dont un en place de la bouche). Voyez ici encore un exemple de liberté et d’invention de formes. Quel rapport avec “Femme assise” 1927 ? Aucun. Et c’est aussi pour cela que l’on aime Picasso.
Refs: John Elderfield, Henri Matisse : a retrospective, Museum of Modern Art, New York, 1992 /// Yve-Alain Bois, Matisse and Picasso, Paris : Flammarion ; Kimbell Art Museum, 1998 /// Pierre Cabanne, Le siècle de Picasso, 2. L’époque des métamorphoses (1912-1937), Denoël, 1975.