Marguerite Humeau (née en 1986) vit et travaille à Londres. Dernièrement, on a pu voir quatre de ses œuvres au Centre Pompidou, dans le cadre de la sélection du Prix Marcel Duchamp (dont le prestige, il faut bien le dire, a été récemment plus qu’égratigné, ici). Le prétexte aux pièces est lié au réchauffement climatique, à la montée des eaux, et au postulat fictif que les mammifères marins développeraient un culte lunaire. Ce dernier motif ne me retient pas. En revanche, ce qui m’étonne tout de suite, c’est l’énoncé que nous avons affaire à des mammifères. Je ne suis pas un spécialiste animalier, mais je ne vois absolument aucun mammifère qui correspondrait, de près ou de loin, à ceux que nous donne à voir Humeau. Ce sont des créatures, plutôt. Des créatures jamais vues auparavant, et qu’Humeau nous dévoile. Ce sont même, pensé-je, des chimères ; pas la Chimère mythologique, fille de Typhon et d’Échidna, mais la chimère par extension. Autant dire, donc, des espèces très étranges.
Les Chimères humuiennes sont très singulières, attirantes et mystérieuses. Le titre est déjà étrange. “Le danseur [ou la danseuse], un mammifère marin invoque les Esprits supérieurs”. La bande-son (quatrième œuvre), exprimant les invocations, nous sommes cependant face à des sculptures muettes. Ceci dit, ce n’est pas pour autant qu’elle seraient inexpressives. Voyez ce gros-plan ci-dessous : Comment ne pas penser à des cuisses et à un œuf émergeant ?
Les sculptures d’Humeau sont étranges dans leur vue d’ensemble — de pied —, mais de près, elles dégagent encore plus d’étrangeté et de mystère. Différents tons de la matière, lissé et plis, familiarité et étonnement. Bien souvent, quand on photographie une œuvre d’art, on se contente d’une prise en pied ; on ne s’approche pas davantage, ainsi on aura informé le lecteur de la présence de telle œuvre à tel endroit. Mais (1) il faut penser à l’artiste, qui a travaillé et œuvré un temps certain, et non moins certainement pris garde à tous les détails, et (2) au lecteur qui n’aura pas l’occasion de venir voir. Je n’ai aucune idée de comment Humeau travaille la résine de polyuréthane, et les matériaux afférents ; mais, ce que je suppose, c’est qu’elle ne laisse rien au hasard. S’il y a probablement de l’accidentel dans ses sculptures, je parie qu’il est minoritaire. Je me demande, après réflexion, s’il y a accident même ici. Passons à The Dancer II :
Vous, je ne sais pas, comme on dit, mais, pour ma part, je suis intrigué par cette sculpture, et, en même temps, pour ce qui est de la pièce principale, au second plan, je vois immédiatement un sexe masculin pénétrant, et des cuisses. La pièce, vue de l’autre côté, donne ceci :
Ce qui est étonnant, aussi, c’est le mélange de la complexion ; rose peau (accentué ou cochon), et vert-de-gris. Bien sûr, vue ainsi (ci-dessus), la sculpture n’évoque plus ce que j’ai ressenti. Mais alors, la sculpture donne l’idée de quelque chose qui émerge, un animal en l’occurrence, de l’eau représentée alors par le sol. Qui émerge, ou qui s’enfonce. Passons à ‘The Dancer III’ :
On reconnaît ‘Dancer I’, mais multiplié par deux. Mais je trouve qu’elle est encore plus menaçante.
Les sculptures d’Humeau ont quelque chose d’irréel. Et pourtant elles sont bien présentes. Je m’en rends compte avec les photographies. On dirait des dessins incrustés dans une image (je ne sais pas si ce que je viens d’écrire est très clair…). Le caractère irréel doit tenir à l’aspect charnel des sculptures. La couleur rose fait immanquablement penser à celle de la peau. Et je crois qu’instinctivement, nous refusons cette association entre une sculpture monstrueuse et “nous”. Il me semble en effet qu’est présente, chez Humeau, la question du mixte ; ses sculptures sont menaçantes, voire inquiétantes, et, en même temps, s’en dégage quelque chose de charnel et voluptueux. La prise de vue ci-dessus pourrait évoquer une lutte, ou l’accouplement (ci-dessous) :
Pour prendre les photos ci-dessus, il faut aller les chercher dessous. Je crois que Marguerite Humeau ne néglige aucune partie de ses sculptures. Tout répond et interroge. À l’instar de la dernière photo en fin d’article, on rebondit sur de nouveaux accidents et plis organiques. Il y a donc quelque chose de circulaire dans ses sculptures, et cette circularité achève leur perfection.
Marguerite Humeau nous présente donc ce qu’elle appelle des mammifères. Mais, en regardant ces lignes, ces courbes, on a tout de même l’impression de corps très proches du nôtre, le corps humain, mais ici muté, mutant, muant. Les deux photos ci-dessus ne sont-elles pas évocatrices de fessiers et de ventre, de cuisses et de dos ? Et nous tenons compte du fait qu’Humeau évoque le Réchauffement Climatique, et que ses sculptures contiennent des particules de pollution. Les bouleversements naturels, on le sait, ne sont pas dus qu’au Réchauffement, ils sont aussi provoqués par les mutations issues de la dispersion phénoménale de produits tant phytosanitaires et autres perturbateurs endocriniens, et, concernant ces derniers, très peu d’études sont faites, mais, le peu qui existe nous démontre qu’avec un ou deux perturbateurs, nous avons déjà des mutations du vivant. Sachant qu’il existe des centaines de perturbateurs endocriniens, et qu’ils s’associent d’une manière encore plus ravageuse avec d’autres une fois mis en contact, on supposera que nous n’en sommes qu’au tout début de ce que l’on appellera l’Ère Mutagène.
Léon Mychkine