Martha Rosler. Où est la guerre ? #1

Martha Rosler, gagé-je, n’est pas assez connue. Elle a 80 ans. Elle est devenue célèbre aux États-Unis avec ses montages photographiques. En voici un :                

Martha Rosler, “Cleaning the Drapes from the series Bringing the War Home: House Beautiful”, c. 1967-72, photomontage (chromogenic print), 43.3 × 59.4 cm, MoMa

En 1967, ça devait assez claquer comme image. Aujourd’hui, après des milliards d’images dans la tête et les yeux, cela claque-t-il encore ? Pouvons-nous, fictivement, nous placer dans une situation non pas vierge d’images, mais avec un peu moins ? Voyez ? Comme si nous pouvions nous déplacer dans le temps. Tentons l’expérience. Donc ça claque. Deux soldats étasuniens, dans un poste avancé, attendant la guerre. Ça ne va peut-être pas tarder. Le temps de fumer une clope. Les armes sont posées tout près. De quel conflit s’agit-il ? C’est daté de 1967-68, donc Guerre du Viêt Nam ? Les États-Unis y entrent massivement à partir de 1965. Cette photographie des deux soldats provient-elle de là-bas ? À regarder, ils semblent bien couverts… Il ne fait pas chaud au Viêt Nam ? Où bien c’est une photo plus ancienne ? Politiquement, cela aurait moins d’effet synchronique avec cette femme posant avec ce magnifique aspirateur portatif. Mais tout à coup, je réalise le visage asiatique de la femme. Et que regarde-t-elle ? Des soldats américains ! Le titre de l’œuvre donne :“Nettoyage des Rideaux, série Amener la Guerre au Foyer : Maison Belle”. La Guerre du Viêt Nam est le premier conflit à bénéficier d’une large couverture télévisuelle, on peut donc lire, directement, non pas, Venez faire la Guerre en Amérique ; mais La Guerre dans le Foyer, c’est-à-dire sur l’écran de télévision. Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, de faire le ménage. Joindre l’utile à l’agréable ! Je suppose qu’en 1967, cette photographie est dérangeante, voire susceptible de provoquer dans l’esprit des images violentes. Mais Rosler peut faire pire. Wait and see. Remarquez que la démonstratrice d’aspirateur en bandoulière n’est pas en train d’aspirer le rideau, c’est aussi un montage. Bien sûr, l’image ne montre pas un écran de télévision, mais plutôt ce qui serait alors une fenêtre. Mais qui y a-t-il au dehors ? La Guerre. Mais, d’un certain côté, c’est business as usual, car les États-Unis ont été en guerre 93% du temps de leur existence depuis leur création en 1776, c’est à dire 222 ans sur les 239 années de leur existence (comme on le trouve sur le Oueb). La photo incite à penser que la guerre est au dehors, cependant que le titre nous parle du foyer. Or le foyer, ce n’est pas dehors, c’est dedans. Donc, conclusion de nouveau, l’image est dans le téléviseur. Après quelques heures de ménage, et avant de préparer le dîner, rien de tel que de bonnes images de guerre. Celle-ci monte en gammes :  

Martha Rosler, “Balloons from the series House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72, inkjet print (photomontage), 60.2 × 47.9 cm, printed 2011, MoMa

Là, la guerre a franchi l’écran, voilà le pauvre père avec son enfant blessé ou tué dans ton salon ! Ça rigole moins. Tu es dans ton salon, enfin, bientôt, le père monte l’escalier, cherche du secours ; et toi tu vaques à tes occupations. Quand tu vas revenir, et faire face, que vas-tu décider ? La guerre, à l’écran, pas dans le salon. Aider, ou 911 what’s your emergency? Entre parenthèses, c’est quand même, 50 ans avant, bien mieux et subversif que Banksy ! Il n’est pas anodin que le nom de cet individu multi-millionnaire me vienne à l’esprit. Qu’a-t-il inventé, Banksy ? Rien. Il a pompé dans l’histoire de l’art, il s’est mis au street-art… So chic et mode ! Passons. Rosler elle, je l’ai dit, ne rigole pas. Elle n’est pas là pour vendre chez Sotheby’s en suggérant un vrai happening. Cette image, donc, ci-dessus, est violente. Elle est violente non pas seulement  pour ce qu’elle montre principalement (pas les “balloons”), mais pour ce qu’elle dit, ou bien plutôt pour la question qu’elle pose : À quel degré la guerre doit-elle rentrer dans les foyers ? C’est presque une question autant digne de Marshall McLuhan que de Woody Allen ! Mais Rosler a bien raison de la poser. Le consommateur d’images du monde est prêt à regarder n’importe qui et n’importe quoi sur son écran de télévision, mais cela doit rester virtuel (eh non, ce n’est pas l’Internet qui a inventé le “monde virtuel”, pour tout dire, ça remonte à Platon). Rosler se demande : Quelle implication nous oblige face à ces images déferlantes ? On avale gentiment ? On consomme ? Ou bien on réagit et on sort dans la rue pour dire qu’il y a un problème, et un très gros ? Ce qui n’empêchera pas les media de continuer de déverser leur “contenu” (c’est comme cela que ça s’appelle, en langage communicationnel). Rosler, qui est une grande lectrice, connaît bien sûr Walter Benjamin, et il est évident qu’elle a lu le fameux texte “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (1939). On parle souvent de ce texte pour alimenter le discours sur le sujet éponyme, mais on cite moins la fin, qui est absolument terrible, et que je redonne : 

Fiat ars, pereat mundus [Qu’advienne l’art, le monde dût-il périr] tel est le mot d’ordre du fascisme, qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique d’une perception sensible transformée par la technique. L’art pour l’art semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voila l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. 

En quelques lignes, modulo son association d’une vague énonciation de “l’art pour l’art” (voire Note plus bas), anachronisme étonnant de sa part, car l’énoncé n’a chronologiquement rien à voir avec le sinistre Marinetti, dont il ne reste, artistiquement, et justement, rienBenjamin nous décrit (encore) notre réalité, qu’il avait si bien saisie (tant d’intelligence que d’effroi), à savoir celle d’un monde qui transforme la réalité en spectacle, divisé façon Orwell : d’un côté, la gloire du système, ses exploits, ses réussites ; de l’autre, le spectacle de la destruction du monde, souvent provoqué par ce même Janus à double face qu’est, disons, le Politiconomique, et tout cela si possible en direct, au cinéma d’abord, quand les actualités passaient sur le grand écran avant le film, et plus tard à la télé. 

Nous n’oublions pas, dans les années 1990, ce couple d’amoureux à Sarajevo, filmé par les chaînes de télé, et assassiné en direct par ce qu’on appelait un “sniper” (il y avait même une “Sniper Alley”, grande et large avenue sur laquelle, chaque jour, il fallait raser les murs et courir pour ne pas se faire tirer comme un lapin. Succès et audience assurés.) Le jour où le “snuff movie” est devenu légal. Et ce n’était que le début. Alors, Rosler pose aussi cette question : “Sommes-nous des fascistes de salon ?” Sommes-nous des fascistes de salon qui sommes habitués, depuis des décennies, a contempler la mort, les cadavres, les survivants, en direct, à la télévision ? Mais vous vous dites : Pourquoi nous accuser de “fascistes” ? Mais parce que nous participons à ce spectacle mondovision. Comment ? Mais, chère madame, nous le regardons ! Regarder, c’est participer. C’est aussi l’un des messages de Rosler. Et c’est aussi pourquoi l’œuvre de Rosler est si forte, elle s’inscrit dans une propre contemporanéité artistique qui met en défaut le traitement médiatique de la réalité, traitement qui, à quelque degré, constitue une véritable intoxication, mais dont nous sommes devenus, en majorité, dépendants (heureux et louanges aux immuns !), et, de ce point de vue, une bonne partie du spectre visible et invisible de l’Internet n’a constitué que la continuité logique de ce conditionnement pavlovien (ou fasciste, ou les deux à la fois) qui avait été mis en place par le grand écran des actualités, et ensuite à domicile via le “petit écran”. C’est un peu cela que nous raconte aussi Rosler, en juxtaposant, en apposant, en mixant ces deux réalités, glamour et horreur, comme ici, de manière percutante, dans le salon des Nixon :

Martha Rosler, “First Lady (Pat Nixon) from the series House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72, inkjet print (photomontage), printed 2011, 50.1 × 56 cm, MoMa

“Diabolique” Rosler… Juste au dessus de la First Lady, une horrible photographie d’une jeune fille criblée de balles (?). Notez l’harmonie, blanc-jaune, ton sur ton, Flotus fait partie des meubles. Sauf que… Mais c’est tellement bien fait que l’on pourrait se dire qu’il s’agit peut-être d’une œuvre d’art, vraiment accrochée dans le salon ? Non, tout de même, ce serait d’un goût bien douteux. “Diabolique”, parce que les images de Rosler agissent comme des sorts, jetés à nos visages, rendant obsessionnelle cette schize de la réalité, partagée entre beauté et horreur, entre quotidien banal et terreur ; dans l’acceptation résignée de la double réalité (dyade) insupportable de ce Monde, in(dé)formés que nous en sommes. 

Notice MoMa : À l’origine, Rosler distribuait des photocopies de “House Beautiful : Bringing the War Home” lors de manifestations contre la guerre du Vietnam. « Je ne voyais pas “House Beautiful” comme de l’art, a-t-elle déclaré plus tard. Je voulais que ce soit une œuvre d’agitation.» L’artiste a créé les photomontages originaux, dont sont issus ces collages, en combinant des photographies d’actualité de champs de bataille dévastés au Viêt Nam avec des publicités sur papier glacé pour des maisons américaines, en superposant des images de soldats avec des silhouettes d’hommes découpées dans des publicités pour polos, et en collant des images d’enterrements de soldats avec des images de marches militaires. En liant la destruction à l’étranger à l’aisance tranquille du pays, Rosler a donné une forme visuelle à la description du conflit comme “la guerre de salon”, ainsi appelée parce qu’il s’agissait de la première guerre à être télévisée.

On lit aussi que Martha Rosler était engagée dans ce qu’on appelle l’“art féministe”. L’image ci-dessous en ressort-elle ?

Martha Rosler, “Bowl of Fruit”, 1966-1972, chromogenic photograph, 20 × 16 in. (50.8 × 40.6 cm), Brooklyn Museum, Emily Winthrop Miles Fund, 2011.84. © artist or artist’s estate

Une magnifique femme (nue) dans la cuisine, une enfant taille réduite, sûrement une petite mendiante, dans le coin gauche sous l’étagère. Le titre “Bol de fruit” est interloquant. Ou bien c’est un clin d’œil car le quidam va regarder la femme nue et se ficher du bol de poires. Le collage n’est pas tip top mais nous sommes en 1966, et c’est vraiment du découpage-collage re-photographié, mais c’est quand même bien fait. Tout est bizarre dans cette cuisine, on se demanderait presque si tout n’y est pas faux. Et au fait, que veut dire Rosler avec ce photomontage ? Que l’on est toujours plus attiré par la propreté, les belles femmes, que par la misère ? Est-ce aussi téléphoné que cela ?

Martha Rosler, “Small Wonder from the series Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain”, c. 1967-1972, photomontage, Galerie Nagel Draxler Cologne/Berlin and Mitchell-Innes & Nash, NY

Le slogan dit qu’avec le Lycra votre silhouette sera soignée. Soit. Et le texte commence par dire que « tout corps a besoin d’un peu de discipline.» Mais de discipline pour quoi ? Pour être désirable ? Consommable ? À partir de la pose suggestive et un rien non-naturelle, Rosler colle des seins nus et une bouche bien rouge, contredisant, à dessein, le sourire vertical. La taille des seins est certainement exagérée en rapport à la morphologie, mais ce doit être voulu. Mais tout ça pour dire quoi ? Eh bien, qu’on a beau vendre du Lycra, il ne faut jamais oublier de rappeler à la consommatrice, au passant, que la femme, c’est toujours mieux quand elle est un bel objet sexuel explicite. Mais voyez le propos démocratique : En sous-titre du slogan (avec Lycra votre silhouette sera soignée) on vous l’affirme : “ainsi tout le monde l’aura”. Aura quoi ? Sa silhouette soignée. Ce qui, bien entendu, n’est pas démocratique mais démagogique, et, conséquemment faux.  

Susanne Kappeler, dans son livre, The Pornography of Representation, ayant mentionné le Report for the Commitee on Obscenity and Film Censorship (London, HMSO [His Majesty’s Stationery Office] 1979), écrit :

En fait, les féministes parlent précisément du sexisme dans la culture, mais elles estiment que cette analyse peut être pertinente pour les experts siégeant dans les commissions juridiques. Elles pourraient leur fournir d’autres critères que les anciens, éprouvés et notoirement infructueux, utilisés jusqu’à présent par la loi, tout comme les féministes conseillant le conseil municipal de Minneapolis se sont efforcées d’introduire de nouveaux termes de référence pour leur ordonnance, à savoir les droits civiques des femmes. Les féministes disent d’abord que la pornographie concerne les femmes. Mais les femmes, qui sont au centre des représentations pornographiques, et qui vivent la pornographie non seulement comme une nuisance, mais comme une atteinte directe à leur image, à leur dignité et à leur identité et à la perception qu’elles ont d’elles-mêmes, n’entrent pas dans le champ d’action du comité de censure. Le comité de la commission concerne les « processus de droit » dans la « communauté bourgeoise », c’est-à-dire l’image publique de notre société, et non l’image des femmes dans notre société. Pas une seule fois dans son article, Williams n’envisage sérieusement le point de vue d’une femme dans une société qui fait circuler la pornographie. Au lieu de cela, nous entendons beaucoup parler de « l’oppression environnementale », « la question de la nuisance, l’effet gênant de la pornographie affichée en public.» Et Williams souligne fièrement qu’à cet égard, dans la protection de l’environnement contre l’oppression, la loi a eu un certain effet (l’Indecent Display (Control) Act).

Kappeler : Bernard Williams, président du “Rapport Williams sur l’obscénité et la censure des films”, publie un article dans la London Review of Books, intitulé “Pornographie et féminisme”. Il consacre deux colonnes à la discussion sur la pornographie, en examinant l’ouvrage de John Sutherland Offensive Literature : Decensorship in Britain 1960-1982, et une colonne aux « idées fausses » que les féministes radicales se font de la question. Comme source sur le féminisme, Williams cite une publication, une critique du film Not a Love Story par Susan Barrowclough, qui, selon la note de bas de page, discute des simplifications commises par d’autres féminismes. Ni l’argument de Barrowclough, ni celui du film, ni même leurs noms ou titres ne figurent dans le texte principal.

C’est exactement le problème ; plutôt que de chercher ce qui, dans la société, manque, du point de vue éthique, dans la considération des êtres humains, et spécifiquement ici des femmes, on demande à la loi de n’aborder et de ne traiter le “problème” que du seul point de vue moral ; en gros, l’image dégradée et dégradante des femmes ne donne lieu à aucune remise en question, de ce qui, par exemple, pourrait rester dans la stricte limite d’un accès ultra-confidentiel plutôt qu’en accès libre. Ainsi donc, puisque le “traitement” dégradant et humiliant  de la femme dans la pornographie ne pose aucun problème, on fait juste attention à ce que ce “territoire” ne déborde pas sur d’autres domaine de la société, et notamment l’espace public. Il n’est pas étonnant qu’un tel traitement sur une distance temporelle conséquente, et bien encore décuplée et exponentielle depuis l’accès libre à l’Internet, n’aura fait qu’infiniment régresser le moindre progrès civilisationnel qu’on eut pu espérer ces matières, et l’image de la femme n’en est pas sortie par le haut, c’est le moins que l’on puisse dire.

Note. dans son Journal, à l’année 1804, Benjamin Constant 

Le 20 [pluviôse]. J’ai la visite de Schiller. C’est un homme de beaucoup d’esprit sur son art, mais presque uniquement poète. Il est vrai que les poésies fugitives des Allemands sont d’un tout autre genre et d’une tout autre profondeur que les nôtres. J’ai une conversation avec Robinson, élève de Schelling. Son travail sur l’Esthétique de Kant a des idées très énergiques. L’art pour l’art, sans but, car tout but dénature l’art. Mais l’art atteint au but qu’il n’a pas.

Si l’on comprend bien cette note, tout de même un tantinet elliptique, l’idée de “l’art pour l’art” évoquée par Constant, lui est provenue d’une lecture, par le dénommé Robinson, de l’Esthétique de Kant (sise en la Critique de la Faculté de juger). Il est bien vrai que dans ce puissant ouvrage, Kant autonomise l’œuvre d’art, et ce à partir de la Nature (!); elle ne repose que sur ses propres principes, pour le dire ainsi, elle est, à elle-même, son propre telos. Donc, l’expression “l’art pour l’art” ne signifie pas un dédain pour la réalité, ou bien un enfermement rabougri ; au contraire, c’est un mot d’ordre : l’art doit être fait à partir de ses propres raisons, et n’en dépendre d’aucune autre. Après, il faut le dire, Kant a fait l’impasse sur la pensée propre de l’art, mais j’y reviendrai dans un autre article. 

Refs / Walter Benjamin, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, dernière version, 1939, Folio Gallimard /// Susanne Kappeler, The Pornography of Representation, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1986

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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