ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Martin Kippenberger. L’homme qui rit. (Feat David Joselit) #1

Martin Kippenberger, Ohne Titel (aus der Serie Hand Painted Pictures), oil on canvas, 78 3/4 x 94 1/2 inch,  Galerie Gisela Capitain, Cologne, 1992, © Estate Martin Kippenberger.

Beaucoup, peut-être une majorité d’artistes, sont littéraux : on voit tout de suite quelque chose. D’autres nous donnent aussi accès une certaine immédiateté, mais, néanmoins, on se demande. Mais, pour « demander », il faut un interlocuteur, sinon, ce que nous mandons, confions en tant que souhait, volonté, revient vers nous. C’est souvent le cas en matière d’art : la demande nous revient lorsqu’il s’agit d’une expression non-littérale. Avec Kippenberger, je pense que se confirme ce qu’avait initié James Rosenquist, à savoir ce que j’appellerais la dissémination formatique. Cette expression, en apparence contradictoire, veut signifier ce simple fait que la peinture dit plusieurs choses dans un même espace — le format —, qui semblent n’avoir rien en commun. Le premier à avoir fait cela est probablement Rauschenberg (il y a tellement d’artistes…), mais il avait recours à plusieurs media ; au sens propre, comme au sens de communication (dessin, peinture, coupures de presse, etc.). Or, cet effet pluriel sur un même format produit un  séquençage du tableau, et donc lui ôte justement son homogénéité un-formatique (une “information” → “je vois La Joconde”, → “je vois le Christ vert”, (Gauguin)…). De par la diversité des media, l’image chez Rauschenberg est diffractée, non-homogène, de fait. Mais, chez Rosenquist, puisqu’il s’agit d’un même medium — la peinture le plus souvent —, alors la porosité vicinale devient inévitable. Mais, puisque les parties sont diverses, voire antagoniste (réaliste/abstrait, par exemple), alors surgit un nouveau problème, celui de la communication des parties. On lit partout que Rosenquist est un artiste Pop Art ; mais je pense qu’il n’en est rien. C’est beaucoup plus compliqué. Mais les taxonomistes de l’art, qui sont souvent de grands paresseux, ou bien qui n’aiment pas l’art, ou bien ou bien, ne s’embarrassent pas tellement et finalement de taxons ; or le taxon, c’est ce qui importe en art. Rappelons qu’en biologie, le taxon est « l’entité conceptuelle qui est censée regrouper tous les organismes vivants possédant en commun certains caractères taxinomiques ou diagnostiques bien définis. L’espèce constitue le taxon de base de la classification systématique » (définition lambda). Les artistes produisent des espèces, identifiables grâce à des taxons, ce qu’on appelle aussi le style, pour le dire vite. Mais taxon est un terme plus précis et plus exigeant, et il permet d’éviter que l’on mette tout dans le même sac. Par exemple, on pourrait se demander : D’où vient le taxon “Pop” dans l’expression Pop Art ? Qui l’a inventée ? Que désigne-t-elle principalement ? Y a-t-il un Principe au Pop Art ? Etc. Si l’on se posait plus souvent ce genre de questions, alors beaucoup de “mouvements artistiques” tomberaient d’eux-mêmes, et on réaliserait que les choses sont bien plus complexes et fines. Bref. Nous parlerons plus avant de Rosenquist une autre fois. Revenons sur Kippenberger. Je pense que l’on trouve aussi chez lui ce que j’appellerais la dissémination formatique, mais elle est pratiquée d’une manière différente : chez Rosenquist, on ne voit plus la main — le geste —, on la voit chez Kippi (son surnom). Revenons sur la première image. Première impression : C’est étrange. Deuxième : C’est très étrange. On dira, peut-être : « Ça fait penser à Bacon ». Et Kipenberger aura dit qu’il a imité tous les styles, sans les copier, et, surtout, qu’il n’a pas de style. « Assumer des rôles est quelque chose qui ne marche tout simplement pas pour moi, puisque je n’ai pas de style. Pas du tout. Mon style c’est où vous voyez l’individu et où une personnalité est communiquée à travers les actions, décisions, des objets simples et des faits, où le tout ouvre pour former une histoire. » (Koether, 1991). Voyez comme un artiste peut se réfuter en deux phrases consécutives. Kippi déclare ne pas avoir de style, cependant qu’il distingue dans ses œuvres ce qu’il vient d’énumérer : actions, décisions, objets simples, faits, tout, histoire. On reconnaîtra que c’est quand même assez conséquent pour un artiste postulant qu’il est dénué de style. Car, tout de même, on se dit qu’il doit bien en avoir un, au moins un, pour projeter ces intentionalités dans ses réalisations. Et, surtout, le mot fatal prononcé : histoire. L’œuvre “doit” narrer une histoire. Et moi, c’est cela que j’aime ; que l’œuvre raconte quelque chose. Je suis persuadé que les meilleurs artiste sont ceux qui racontent quelque chose. Entendons-nous : le mode de narrativité sculpturale, ou picturale, ou ce que vous voulez d’autres que graphématique, connaît son propre mode ; il n’est pas forcément strictement sémantique, comme l’a rappelé à juste titre Wollheim. Qu’est-ce à dire ? Ceci : Nous cherchons toujours à comprendre quelque chose, même quand il n’y a manifestement rien à comprendre. Cela ressortit à notre constitution anthropologique fabulatrice. Rien de grave à cela, rien que de naturel. Nous adorons les histoires parce que nous les avons toujours aimées. Nos ancêtres les ont inventées. Nous sommes des êtres de fiction.

Qu’un artiste dise « je n’ai pas de style », ressortit bien entendu à une plaisanterie. Ce n’est pas possible de ne pas avoir de style. Non. Ce qu’avait en magasin Kippenberger, c’étaient des taxons. Or, posséder plusieurs taxons permet de pouvoir avancer que l’on n’a pas de style. D’accord. (Vous aurez vu l’intérêt d’être précis entre les termes, finalement). Une fois dit cela (pas de style, des taxons), cette première image nous dit-elle davantage ? On note que dans le cadre lui-même, il y a plusieurs taxons, ou manières de peindre, si vous préférez. Je ne vais pas décrire ce que l’on voit, c’est redondant, ça ne sert à rien. Je vais tenter de “comprendre” ce que je vois, et pense, du coup. Un corps à la morphologie assez indéterminée, à laquelle semble adjoint un œuf transparent, dont sort une sorte d’avant-bras gnomique. Tout est très étrange. Je le redis. Mais c’est vrai. Le bras droit semble descendre jusqu’à la terminaison de cette jambe en moignon enserrée d’une main dégonflée et multicolore. Parfois, on se dit que tel artiste devait bien rire en produisant son œuvre tout en pensant à ce que les gens allaient en dire. Je crois que Kippenberger aura ri souvent. Je vais vous faire un aveu : il ne m’intéresse pas, ce tableau, je le trouve même assez moche. Mais il m’intrigue. Et cela suffit. Je crois que plein de tableaux sont moches, chez Kippenberger, et c’est cela qui est notable, aussi.

 
Martin Kippenberger, “Down with inflation”, 1984, 2 tableaux 160 x 266 cm, technique mixte sur toile.

À un moment donné de l’Histoire de l’art, on pose, superpose ou juxtapose des situations sans queue ni tête ; comme ci-dessus. Deux tableaux côte à côte, formant diptyque. David Joselit cite Kippenberger, dans un entretien avec Koetter : « De simplement accrocher une peinture au mur et dire que c’est de l’art est affreux. Le réseau [‘network’] entier est important ! Même les spaghettini… Quand vous dites art, alors tout le possible lui appartient. Dans une galerie c’est aussi le sol, l’architecture, la couleur des murs.» Joselit ajoute : « Si nous prenons Kippenberger au mot, une question significative survient : Comment la peinture appartient à un réseau ? [‘network’] », ce que Koselit appelle la « transitivité », qu’il accepte au sens de Kippenberger, de l’environnement, mais aussi, dans le format même de la peinture, soit l’importation d’éléments hétérogènes au propre narratif même du tableau : « La transitivité est une forme de traduction : quand elle entre dans un réseau, le corps de la peinture est soumis à d’infinies dislocations, fragmentations et dégradations. Comme Kippenberger l’a suggéré il y a vingt ans, ces conditions de cadrage ne peuvent pas être mises en quarantaine. La peinture est à côté d’elle-même.» Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que dit Joselit, parce que, pris au mot, je pense qu’un tableau n’a rien à faire de l’endroit où il se trouve. En revanche, je soupçonne Kippenberger d’avoir tiré à droite pendant qu’il regardait à gauche, et, pendant que d’autres courent à droite, certains suivent son regard, qui est dirigé dans le tableau. Ainsi, si le réseautage de l’œuvre semble le plus pertinent quand on évoque les installations, et par exemple celle titrée The Happy End of Franz Kafka’s ‘Amerika’ (1994) (vidéo ici), je pense tout de même que les tableaux dudit ne nécessitent pas un réseau extérieur, puisqu’il est déjà interne (transitivité interne, ou ce que j’appelle dissémination formatique) : Pour preuve, on voit bien que, dans ces deux images en diptyque ci-dessus, il manque des parties, ce sont comme des fragments d’une scène plus grande. La scène de gauche est pathétiquement ridicule, cependant qu’elle est aussi étrange, avec cette forme jaune genre queue de poisson. Celle de droite contient un je-ne-sais-quoi de sordide, avec aussi un élément étrange, dans la forme même de l’appareil : on ne sait pas à quoi il sert, tant il ressemble à une mutation matérielle. Le titre (« À bas l’inflation”) ne nous dit rien de plus, si ce n’est qu’il passe sur les choses et le corps, comme gravé superposé. L’appareil dénote une nature étrange, semi-transparent en bas à gauche, un double-pied disparaît dans le mur jaune… Kippenberger a eu une production importante, dans une courte vie (décès à 44 ans), et j’aurais pu choisir d’autres illustrations. Mais, et je ne sais pas pourquoi, j’ai pris ces deux-ci, parce que, parmi bien d’autres, elles montrent quelque chose de l’absurde et de l’étrange, partant, elles “parlent”; mais ce “parler”, en quelque sorte, permet des sentirs, des sentiments, des choses pas forcément graphématiques. Et c’est pour cela que c’est, à la base, intéressant (“à la base”: que le début de l’aventure). Partant, je ne suis pas du tout sûr que, comme l’écrit Joselit, ici la peinture soit à côté d’elle-même. Si l’expression est jolie, elle n’est pas force d’attraction, au sens newtonien, pour la peinture ; qui reste dans le tableau.

 

Refs : Jutta Koether, Interview with Martin Kippenberger, Flash Art International, No.156, January-February 1991 /// ‘One Has to Be Able to Take It!‘, Jutta Koether, Interview with Matrin Kippenberger, in Martin Kippenberger : The Problem Perspective, Ed. Ann Goldstein, Los Angeles: The Museum of Contemporary Art, Cambridge, MIT Press, 2008, cité par///  David Joselit, ‘Painting Beside Itself’, October, Fall 130, © 2009 October Magazine, Ltd. and Massachusetts Institute of Technology.

Léon Mychkine


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