Merleau-Ponty et la “chair” : une déviation philosophique (Série Philo-express)

Maurice Merleau-Ponty a une vision assez spécifique de la philosophie. Voici ce qu’il écrit dans sa Phénoménologie de la Perception (1945): La « phénoménologie a pour tâche de révéler le mystère du monde et le mystère de la raison. Si la phénoménologie a été un mouvement avant d’être une doctrine ou un système, ce n’est ni hasard, ni imposture » (Avant-propos, p.XVI). 

C’est un postulat tout à fait extraordinaire. En effet, la philosophie, traditionnellement, n’a pas du tout pour but de révéler le mystère du monde et le mystère de la raison, elle s’occupe de rendre rationnel ce qui peut l’être, et de théoriser sur ce qui ne l’est pas encore, et de s’interroger de nouveau sur ce qui l’a déjà été, c’est ce qui en fait la première science humaine dans l’Histoire a s’être interrogée elle-même et à se remettre en cause depuis son apparition, en Grèce Antique, une poignée de siècles avant l’Ère présente. Ainsi, plus de 2700 ans plus tard, on interprète toujours ce qu’ont pu écrire et voulu dire Parménide, Héraclite, Platon, Aristote et al, dans tels ou tels livres ; ou fragments, tandis que les philosophes contemporains continuent d’inventer des concepts et des théories. Il y a donc un parti-pris chez notre philosophe, qui s’apparente à un regard de biais, qui, tel, frôle les parages de ce qui n’est pas philosophique, mais littéraire, voire poétique ; car, dans la tradition phénoménologique, nous trouvons une forme de langage poétique, que cela soit chez Heidegger, Sartre, ou encore Lévinas, et tant d’autres. Ainsi, d’une certaine manière, Merleau-Ponty ne déroge pas à l’habillage dans la tradition phénoménologique, qui consiste à revêtir le langage d’un apparat que ne supporterait pas de porter d’autres philosophies, telles qu’analytiques, anglo-saxonnes, ou tout simplement contemporaines ; et je pense à Dewey, Davidson, Putnam, Dretske ou encore à Galen Strawson, parmi bien d’autres choix possibles : nul frayage littéraire chez ces derniers, mais un langage le plus scientifique (i.e., philosophiquement objectif) et conceptuel possible, ce qui n’empêche pas souvent l’application d’une écriture élégante et plaisante, ni de faire preuve d’une grande imagination (“The Swampman”, “Twin Earth”, “Brains in the vat”, “zombi”, etc, autant de personnages ou de concepts — devenus légendaires — inventés par des philosophes étasuniens).

Le philosophe peut ouvrir le langage à tout questionnement, il peut proposer n’importe quel type d’expérience de pensée (“thought experiment”), rien ne lui est fondamentalement étranger tant qu’il fait preuve de rigueur dans la logique ou la “dialectique” qui va entourer l’exercice d’imagination. Ce qui arrive souvent en phénoménologie, c’est que le discours ne se rattrape pas, c’est un Narcisse qui entre en fascination avec son visage en prose sur lequel, comme sur une tablette magique, il récrit sans cesse, tant il est fasciné par son verbe. Ce qui ne devrait jamais arriver au philosophe. De nombreuses occurrences en sont de pures instantiations, telle la notion de « chair » (1964) chez Merleau-Ponty :

« Déjà mon corps, comme metteur en scène de ma perception, a fait éclater l’illusion d’une coïncidence de ma perception avec les choses mêmes. Entre elles et moi, il y a désormais des pouvoirs cachés, toute cette végétation de fantasmes possibles qu’il ne tient en respect que dans l’acte fragile du regard. Sans doute, ce n’est pas tout à fait mon corps qui perçoit […] Avant la science du corps, — qui implique la relation avec autrui —, l’expérience de ma chair comme gangue de ma perception m’a appris que la perception ne naît pas n’importe où, qu’elle émerge dans le recès d’un corps » (Le visible et l’invisible).

Merleau-Ponty n’a pas lu Locke, hélas !, ce qui lui eut permis de saisir chez lui l’association non systémique entre corps physique percevant et mentalité. De fait, puisqu’il ne sait pas comment “déterminer” ces processus, Merleau-Ponty emploie un mot rare :« recès », du latin recessus, retrait, action de se retirer. Remarquons qu’il est tout à fait inédit, pour un philosophe, d’asserter que ce n’est pas vraiment le corps qui perçoit. Depuis les Présocratiques, il a toujours été admis une telle évidence. Mais alors, que veut dire Merleau-Ponty ? Il fait se rejoindre le fantasme, qu’il situe dans le regard, avec la chair, gangue de ma perception, recès d’un corps. C’est de la poésie. Ce n’est plus de la philosophie. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas un concept en tant que tel, c’est une vague idée, et c’est inscrit dans un discours qui est anti-philosophique, car, en philosophie, ce n’est pas le mot qui prend le pas sur la pensée, c’est le contraire ; disons, pour qu’un mot devienne un concept, il faut l’inclure dans un système, la seule “force” de n’importe quel mot ne suffira pas. Dans le cas contraire, nous sommes dans l’incantation, la mélopée ; donc hors philosophie. La porte ouverte au de-hors de la philosophie permet toutes les licences — dont Derrida, incontestablement, aura été le champion acméique —, porte ouverte aux quatre vents quand Merleau-Ponty prétend que le fantasme (et sous réserve d’une définition claire donnée par Merleau-Ponty) serait présent dans tout regard ; le fantasme est une très étrange créature psychique, or le regard ne ressortit pas à la vie psychique proprement dite. 

L’écartement du discours philosophique aura très certainement caractérisé une partie de la philosophie française, de Sartre à Derrida, en passant par Deleuze et Foucault, notamment. Cet empiètement, du coup, d’un discours dans un autre, aura brouillé, à tout le moins, les cartes territoriales de la philosophie française (et à l’international avec les fameuses “French Studies”), à son corps défendant, car on ne fait pas de bonne philosophie avec de la poésie langagière ni de la littérature, ce qui ne veut pas dire qu’un philosophe doive être un piètre écrivain ; ainsi, et par exemple, Baruch Spinoza est un génie philosophique, très puissant, subversif, d’une acuité intellectuelle inouïe, mais tout ce qu’il écrit est clair et précis, il n’y a pas de figure de style ni de métaphore chez ce grand esprit, et il nous pousse à nous dépasser dans l’effort de pensée, car c’est aussi à cela que sert la philosophie, à nous cogner les neurones contre les parois de nos zones de confort. Et c’est bien en quoi consiste et doit consister la bonne et utile philosophie.

Mais voyez, l’incantation, c’est tout ce qui reste de la philosophie littéraire. Ce sont par exemple les mots de « domination » et de « pouvoir » chez Foucault, qui sont devenus des totems thaumaturgiques pour certains — les écrire, les prononcer, c’est tout dire. On les mentionne à tout bout de champ, en s’en réclamant comme pour conjurer leurs effets ; comme si leur simple énonciation avait un effet propitiatoire paradoxal, plus on les prononce et plus le “mal” recule. Mais si l’on cherche le système foucaldien qui aura théorisé le caractère néfaste (et donc moral, chez Foucault) de ces notions, on ne les trouvera pas, et Surveiller et Punir est l’exemple paradigmatique d’un texte dénué de tout fondement scientifique — au sens rigoureux de la recherche philosophique, et, pour le coup, historique et politique.

Merleau-Ponty avait bien conscience de la force performative du concept en philosophie (quand il est relié à un système), puisqu’il va jusqu’à nier son efficace :

« Mais la philosophie n’est pas un lexique, elle ne s’intéresse pas aux “significations des mots”, elle ne cherche pas un substitut verbal du monde que nous voyons, elle ne le transforme pas en chose dite, elle ne s’installe pas dans l’ordre du dit ou de l’écrit […] Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence, qu’elle veut conduire à l’expression » (V.I, p.18).

Il est bien inquiétant, tout autant que scandaleux, de lire chez un philosophe que sa discipline ne s’intéresse pas à la signification des mots : c’est bien l’objet premier de son questionnement ! Ceci dit, et c’est une ruse propre au discours phénoménologique, on fait mine de déclarer une attaque en règle contre un système dévoyé — les mots peuvent bien signifier ce qu’ils veulent —, tout en en érigeant certains autres qui eux, ont droit à une définition, pour le coup littéraire, car il s’agit de faire parler les choses. Or, faire parler les choses, littéralement, c’est de la poésie, et on sera plus avisé d’aller consulter Francis Ponge à ce sujet, où l’on se régalera toujours de son inventivité inouïe et toujours fraîche.

Redonnons le passage :« Avant la science du corps, — qui implique la relation avec autrui —, l’expérience de ma chair comme gangue de ma perception m’a appris que la perception ne naît pas n’importe où, qu’elle émerge dans le recès d’un corps » (Le visible et l’invisible). On a beau réfléchir à ce type de tournure, on ne peut rien en faire philosophiquement ; c’est de la poésie. Merleau-Ponty vous désigne sa chair comme gangue de sa perception et tout devrait s’éclairer. Non, cela ne veut philosophiquement rien dire. Il est bien évident que l’on peut goûter ce genre de discours, mais il vaut mieux être averti qu’il ne cherche aucune vérité — ce dont la philosophie a aussi en charge et visée déontologique —, car il n’est pas vrai de dire que la perception naît dans un “recès” ; à vrai dire, la perception, au sens littéral est partout dans et sur le corps ; des corpuscules de Pacini aux neurones moteurs, de la proprioception à la synesthésie, de l’émotion au performatif, pour ne citer qu’une partie très congrue de cette faculté si incroyablement présente et ubiquiste. 

                                                                                 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

https://independent.academia.edu/FBothereau

 


Soutenez Article via PayPal


 

Newsletter