Modernité de Lovis Corinth. Père de Julian Freud et Jenny Saville ? Avec Jenny, en suite bouchère

L’illustration que vous allez voir est celle d’un tableau exécuté en 1911. Parfois, les époques semblent se télescoper, comme on télescope, par le montage, sur une bobine de film, deux moments très éloignés dans le temps de la mise en scène. Ce tableau, gagé-je, eut pu être peint hier, il y a deux mois, un an, non ?                 

Lovis Corinth, “Nana, Female Nude”, 1911, oil on canvas, 121.3 × 90.8 cm, Saint Louis Art Museum, Missouri, USA

Prenons ce tableau de Saville de 1992. Très vite, nous devons bien nous rendre compte, en nous rapprochant par exemple du traitement du visage, tant chez icelle que chez Corinth, que la différence technique laisse songeur. Pour preuve : 


Jenny Saville, “Self-Portrait (Head Study)”, 1992, oil on board, 24.7 x 23.5 cm

Franchement, on pourrait penser qu’il s’agit là de deux peintres très proches, voire d’un seule et même. À un moment, on peut même oublier quoi est de qui (si j’ose dire). Si on mélangeait comme au bonneteau et que l’on demandait à plusieurs personnes de citer le nom de l’artiste, il est probable qu’on obtiendrait des confusions, des erreurs, des mixages. Alors ? Alors, à un moment de son parcours, Saville a peint comme Corinth. Et quelle belle jambe cela nous fait-il ? Mais ce moment, fugace compte-t-il ? Voici ce qu’elle peint un an plus tard : 

Jenny Saville, “Plan”, 1993, oil on canvas, 274 x 213 cm

Plus rien à voir avec Corinth… Saville peint la chair, brute de brut, mais beaucoup plus réaliste (le réalisme prime sur la touche), un corps obèse ; presque une espèce de pièce de viande avec ses quartiers dessinés. D’où alors le titre, “Plan”.. de découpe ? Il est perturbant ce tableau. Comme certains autres que l’artiste aura produits. Cette époque semble révolue. Quant à sa contemporanéité, elle paraît perdue ; mais cela ne saurait annuler une période riche en unheimlich. C’est très dérangeant. Parce que c’est réaliste. Ce n’est pas sublimé, ce n’est pas même surpeint, c’est-à-dire dépicté, et c’est du frontal. Depuis le début, le sujet de Saville, c’est son corps propre, qui, en la matière (dans au moins deux sens) va à contre-courant de l’esthétique classique du corps féminin par essence délicat, désirable, évocateur de plein de douces choses. Avec Saville, c’est terminé ; on passe à la pesée, et à la caisse. Tu prends. J’y reviens, car on ne l’a peut-être pas remarqué : Saville dépeint son corps, et “dessine” par dessus des zones graphiques qui font penser à des quartiers de viande, vous savez, les « schémas de découpe des morceaux de boucherie », du genre

C’est exactement ce que reproduit sur son corps, Saville. Question : A-t-elle dessiné sur son corps ou sur le tableau ? Qu’est-ce que cela changerait ? C’est une question de perpective. “Adsum, mulier, in hospitio serviturus sum”. Prête à servir, à digérer. C’est peu ragoûtant, mais c’est bien ce que nous donne à voir Saville, non ? Mais c’est bien aussi ce en quoi, pour beaucoup — énormément —, d’hommes, consiste un corps de femme — un morceau de viande,  chaude et vivante. Excitant. La durée de vie de ce morceau, sur pièce ou à emporter, dépendra du bon vouloir du gigoteur (celui qui a pour but de gigoter dans la viande). Ne faites pas votre choqué, ou choquée, vous savez très bien que de très nombreux corps ne sont subsumés que sous cette catégorie, à savoir celle de beau morceau. Qu’est-ce que  c’est, un joli corps ? C’est une forme dont les morceaux sont bien agencés, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. En se dépeignant, en se représentant, en tant qu’elle-même, c’est-à-dire une femme en obésité sévère (d’après la nomenclature actuelle), Saville se montre telle, comme objet a priori d’admiration, ou de désir, car tel est bien, tout de même, l’objet du nu en  peinture et plus généralement en art depuis l’aube artistique : montrer le corps  commeVous me direz : « Et la Vénus hottentote ?» (alias Saartjie Baartman), « Et les Vénus magdaléniennes ?». Oui, mais enfin, il y a quelques siècles, pour ne pas dire plus, que les canons esthétiques féminins sont “légèrement” différents, et il est trivial de le rappeler. En 1993, date du tableau ci-avant de Saville, un tel corps ne passe pas la porte d’Hollywood, ni de l’agence Elite, etc. Ou alors en arrière-plan, genre figurant. Mais sûrement pas en haut de l’affiche, ou en Une de magazine. Et regardez les actrices occidentalo-mondiales les plus célèbres. Elles ne sont certainement pas obèses ; surtout pas. Imaginez deux secondes une Jennifer Lawrence ou une Margot Robbie à 120 kilos chacune… Non, pas possible. Et c’est intéressant. Certes, un canon esthétique tel que Chalize Theron s’est enlaidie en diable dans le film Monster (2003, un Oscar), ou encore Renée Zellweger, qui, dans la série The thing about Pam (2022), joue le rôle d’une tueuse impitoyable, psychopathe, le tout dans un corps énorme (pour le coup factice, à grands renfort de garnitures et de maquillage), qui en vient à être visuellement aussi insupportable que le caractère (‘character’) elle-même ; et je suis bien certain qu’il y a un lien, certes éventuellement inconscient, entre corps quasi informe, et dégoût ressenti par le spectateur face aux agissements de cette psyché invivable, qui pourrit l’environnement, jusqu’à assassiner. (Je pourrais développer personnellement ce sujet, mais ce serait trop intime ; et l’intimité, comme son nom l’indique, « caractère intime, intérieur et profond » Mme de Sévigné, doit rester telle. Bien entendu, c’est de moins en moins vrai ; combien de romans publiés chaque année narrant les tourments de l’existence : telle dépression de quatre mois (une blague !), tel deuil, telle séparation, etc.; tout cela est généralement obscène (empr. au lat. obscenus « sinistre, de mauvais augure ; indécent, sale, dégoûtant, immonde » [CNRTL]), c’est ce qui se montre sans que cela ne le doive, sans que cela ne soit demandé expressément : “Cher journal, montre-moi ces cadavres du bout du monde — don(t) —, je suis avide ! Montre-moi ces corps démembrés aux visages rendus flous par la rédaction, qui elle, aura vu intégralement la laideur sadique du monde. Passons.) Revenons à Jenny. On lit ailleurs que ces dessins ont probablement trait à ceux que l’on trace sur le corps en chirurgie esthétique, afin de délimiter la zone à traiter, la masse à enlever, à modifier, etc., mais, à ce compte, le corps est tellement circonscrit, au sens littéral (de scribere, écrire) que s’il s’agit de ce type de dessins — on parle d’ailleurs bien de « dessins » en chirurgie esthétique —, alors c’est l’entièreté du corps qu’il s’agit de traiter, jusque sous les seins… C’est absurde. Je penche donc davantage pour les quartiers de viande. Quartiers de femme, quartier de viande, à consommer, de l’œil, à l’œil, ou bien. Jenny ne s’épargne pas, elle est impitoyable, mais, notez, sans pathos, aucun ; nunca.

Avec Saville, par ailleurs, on ne sait pas toujours si nous sommes dans la chair vivante, ou morte, tant l’aspect carné est parfois douteux, quand il ne s’agit pas, tout bonnement, de corps empilés. Dans ce dernier cas, c’est la morgue en folie, qui déborde (supposera-t-on qu’il existe, “en vrai”, de tels cas de figures ?). Ici, Saville se tient bien debout, cachant ce qu’elle peut de son abondante poitrine de son bras droit, et penchant la tête en regardant, dans les yeux, le spectateur, genre « so daddy, whatcha think about that? » Et, notez, la prise de vue en contre-plongé nous offre, si j’ose dire, la touffe, maigre, négligée, du modèle. 

C’est presque triste (il y a des touffes plus joyeuses). En tout cas ce n’est pas invitant. Il y a quelque chose d’à la fois provocant et de répulsif dans cette peinture, la posture, le propos ; et il est bien évident que c’est voulu. Mais il ne s’agit pas que de cela. S’il s’agit de quartiers, alors on parle de manducation, de manger, la chair. Passons, encore une drôle de divagation, et finissons-en avec ce visage, tout à fait étonnamment débordant du cadre (comme chez Mabounga, ceteris paribus).      

 

C’est assez inhabituel comme plan, c’est le cas de le dire. Y aurait-il là comme une sorte de repentir performatif, du type : « je veux sortir de ce cadre et, en même temps, je m’identifie, je me rends reconnaissable.» Il y a comme un dilemme, qui contraste avec le full frontal (comme on dit en bon français) du pubis en plein œil. Se joue donc, de bas en haut, un long chemin d’exhibition et de souffrance, de provocation et de repentir. Décidément, Jenny Saville aura été une peintre plus qu’intéressante !

Jenny Saville’s flesh

 

Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

Nouveau ! Léon Mychkine ouvre sa galerie virtuelle !

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