Moi, « mon corps », l’expérience, et le « je ne sais quoi » d’Alberti (feat ORLAN). Pour un art sans « complément » #1

« Le mouvement moderne […] insiste sur l’autonomie de l’esthétique depuis les normes morales ; en accentuant beaucoup plus le nouveau et l’expérimental ; en prenant le moi (dans sa quête d’originalité et de singularité) comme la pierre de touche du jugement culturel. […] L’accent est mis sur le moi, et sur la recherche incessante de l’expérience. […] L’insistance cruciale est que l’expérience est de n’avoir aucune frontière pour ses désirs irrésistibles, qu’il n’y a “rien de sacré”. Stylistiquement, il y a une syntaxe commune dans ce que j’ai appelé “l’éclipse de la distance”. C’est l’effort d’atteindre l’immédiateté, l’impact, la simultanéité, et la sensation en éisrs inant la distance esthétique et psychique. En diminuant la distance esthétique, on annihile et enveloppe le spectateur dans l’expérience. En éliminant la distance psychique, on fait ressortir (dans des termes freudiens) les “processus primaires” du rêve et de l’hallucination, de l’instinct et du réflexe. En tout, le Modernisme rejette la “cosmologie rationnelle” qui avait été introduite dans les arts durant la Renaissance et codifiée par Alberti. […] Au commencement, l’économie capitaliste et la pulsion culturelle de la modernité ont partagé une source commune, les idées de liberté et de libération, dont les incarnations ont été “l’individualisme rude” dans les affaires économiques et le “moi déchaîné” dans la culture » (Daniel Bell, 1978).

Avant d’aller plus loin, rappelons-nous ce qu’implique l’expression de “cosmologie rationnelle” chez Alberti. André Chastel nous l’indique, depuis sa traduction du ‘De re aedificatoria: « La beauté est un certain accord et si l’on peut dire une conspiration des parties dans le tout où elles s’établissent, selon un nombre (numerus), un ordre qualitatif (finito) et une place (collocatio) définis comme le requiert l’harmonie (concinnitas) principe absolu et premier de la nature [ne doit être séparée de ses autres aspects :] une certaine harmonie rationnelle de toutes les parties, telle que toute adjonction, toute suppression, tout changement ne puisse que la compromettre, et finalement, il n’existe en outre un je ne sais quoi issu de la conjonction et de la réunion de ces éléments par lequel la face de la beauté resplendit merveilleusement, c’est ce que nous appellerons harmonie, ‘concinnitas». Nous avons une idée un peu plus précise, mais pas forcément nette, de ce que représente l’idée de “cosmologie rationnelle” pour Alberti. On dira : un idéal. On notera aussi, avec grand intérêt, l’expression « un je ne sais quoi », qui constitue une remarquable indécision dans la taxonomie très précise qualifiant l’harmonie (beauté-accord-conspiration des parties-nombre-ordre qualitatif-place-principe absolu). J’aime beaucoup ce « un je ne sais quoi » dans l’immense esprit renaissant que fut Alberti ; nous avons là comme un aveu d’inconnaissance, qui fait qu’effectivement, malgré l’appareillage conceptuel qui mène à l’harmonie, il y a quelque chose en plus qui contribue à la conspiration des parties. Il n’est pas interdit de supposer que l’on peut rapprocher ce je ne sais quoi du « gracieux » chez Alberti (leggiadra, Chastel). La cosmologie rationnelle, c’est cette idée assez extraordinaire, tout de même, qu’il y a un rapport que l’on pourrait qualifier d’isomorphique entre l’architecture (De re aedificatori) et la structure qui préside à la création du monde, composée de  « médiétés » : « La cosmologie platonicienne vient au secours de la nouvelle esthétique, et l’alimente de ses ressources “pythagoriciennes” » (Chastel). Il est impossible de résumer et d’expliciter ici la cosmologie platonicienne, mais j’engage le lecteur à lire les explications du grand érudit Luc Brisson dans l’édition GF-Flammarion du Timée. Mais disons que, pour comprendre l’expression “cosmologie rationnelle” nous avons maintenant quelque idée qu’il existe une correspondance entre le cosmos naturel et les artefacts humains dès lors qu’on cherche à y inscrire une certaine forme d’ordre rationnel qui se trouvait déjà dans la structure naturelle du monde. Ajoutons que cette idée platonicienne se retrouvera probablement en partie dans la théorie aristotélicienne de la Mimésis (nous y reviendrons un autre jour).

On peut penser qu’une certaine forme d’art contemporain, comme le disait Ortega y Gasset, mais pour ce qu’il appelait l’« art nouveau » en 1925, évoquant le mouvement DADA, Stravinsky, Picasso, entre autres, a tenté de couper tout lien “transcendant”. Mais que veut dire cet adjectif pour lui ? « L’art était transcendant dans le sens noble du terme. Il l’était par son thème — généralement, les plus graves problèmes de l’humanité —, et il l’était par lui-même, comme puissance humaine qui donnait à l’espèce sa justification et sa dignité. Il fallait voir l’attitude solennelle que le grand poète et le musicien génial adoptaient face à la masse, geste de prophète ou fondateur de religion, prestance majestueuse de chef d’État responsable des destins universels.» (La Déshumanisation de l’Art). Bien. Ce que dit ici Ortega y Gasset au sujet de la non-transcendance pourrait s’appliquer à de nombreux artistes contemporains. Prenons un exemple, soit l’œuvre d’ORLAN,  “Réminiscence du discours maternel”. En 1968, ORLAN a 21 ans, et si ce n’est pas sa première œuvre, c’est assurément déjà la plus impactante. Sa mère ne cesse de lui rappeler qu’elle doit être prête pour le trousseau, c’est-à-dire pour le mariage. ORLAN (elle tient à ce que son patronyme soit écrit en capitales, soit), va donner une réponse tout à fait pornographique. Elle emporte chez ses amants les draps désignés au trousseau, et les fait jouir dessus. Ensuite, elle rehausse au lavis les taches de sperme, et brode tout autour de ces dernières. Et voici comment ORLAN a répondu à l’insistance de sa mère ; elle lui montre qu’elle se fait foutre, et même pas par un unique fouteur, et qu’elle n’en a rien à faire, de ce trousseau maudit : « [c]ela s’appelle “Plaisirs brodés” — dans des sortes de performances, devant l’appareil photo ou en public, les yeux baissés, fermés ou bandés ou bien en regardant le public, avec une grosse aiguille et un fil à broder très épais, souvent noir, parfois de couleur. Je repérais d’abord les taches de sperme à l’aide d’eau et d’encre de chine, par un lavis, donc de manière très artistique, ensuite avec un tambourin de couturière j’essayais de les broder d’une manière absolument rageuse, rebelle.» (Brigitte Hatat, 2004).

ORLAN, “Plaisirs brodés”, drap, fil, sperme, 1968, © ORLAN

Puisque nous sommes dans la compréhension perceptive/mentale de l’art, on peut déjà se demander quelle est la valeur esthétique prima facie de cette image ? Je pense qu’elle n’est pas loin d’être nulle. Notez bien : Je ne dis pas que cette œuvre est nulle, je questionne sa valeur esthétique, c’est-à-dire ce que j’appellerais sa dé-livraison, soit ce qu’elle donne médiatement par le canal optique/neuronal/cognitif/mental… Ce n’est pas soigneux, c’est mal exécuté, c’est fade. Je me demande ce qu’il y a d’artistique ici. Même les plis sont mal produits (tandis que c’est intéressant, comme sujet, les plis…). En un mot : c’est moche. (Il y a de l’art moche, mais c’est encore autre chose.) Mais alors, quelles sont les raisons qui en font, officiellement, une œuvre d’art ? Il y a bien sûr le fait qu’ORLAN a une carrière, ce qui, de fait, inscrit toute intervention de sa part comme étant “œuvre”. Mais on peut aussi considérer que ces “plaisirs brodés” sont rattachables à une part indéniable d’émancipation féminine, ce qui rend ce travail tout autant biographique que sociologique. Ainsi, à sa manière, ce que fait ici ORLAN pourrait être intégré à ce que Fred Forest a appelé, dans les années 70, l’art sociologique. Je ne suis pas certain que Forest avait le travail d’ORLAN en tête quand il a théorisé sa nouvelle branche de l’art, mais je pense qu’elle y a sa place. Mais, une question surgit alors à l’instant : si au terme « art » doit être ajouté un adjectif : art populaire, art naïf, art brut, art conceptuel, art numérique, etc., alors y a-t-il encore art, au sens monadique (exemplifiant) du terme, c’est-à-dire art simpliciter, tout court ? La réponse devrait être : « Oui ». Si nous avons besoin d’un adjectif, d’un complément, alors, en quelque sorte, ce n’est plus de l’art au sens propre. Qu’est-ce que c’est, « l’art au sens propre ? ». L’art au sens propre est celui qui est autotélique, qui est soi-même (αὐτός / autós) son propre but (τέλος / télos), qui s’accomplit par lui-même (Aristote). L’œuvre d’art doit être assez pleine d’elle-même pour se soutenir elle-même, sans référent extérieur. Et c’est à partir de cette auto-suffisance qu’elle donne lieu à interprétation, interprétation plurivoque. Le grand problème de l’art complémentaire (l’art avec adjectif), c’est qu’il est bien souvent monotone, univoque ; il ne désigne rien d’autre que cela, tel sujet précis, ce qui le rend du coup souvent militant, ou purement biographique, idiosyncrasique… Or, si une œuvre d’art ne peut donner lieu qu’à une seule interprétation, alors il s’agit là d’un art bien appauvri, qui, effectivement, est dénué de toute transcendance. Qu’est-ce que la transcendance ? C’est ce supplément — le je ne sais quoi albertien, peut-être —, qui permet justement de maintenir une distance entre l’œuvre et celui qui participe de son épiphanie : c’est cette distance qui installe le non-humain entre l’œuvre et soi, garant par ailleurs de la plurivocité, espace étrange à vrai dire puisqu’il s’agit toujours d’une interaction entre l’humain et ce qui ne l’est pas : les œuvres d’art sont toutes artefactuelles, et un bout de tisssu, et du fil à broder ne constituent pas l’humain. Oui, mais justement, il y a du sperme chez ORLAN, trace de l’humain. Oui, mais vers quelle transcendance renvoie-t-il ? L’éjaculat est-il transcendant ? La question n’est pas plus ridicule que le fait de broder autour de taches de sperme. Mais il semble que la réponse ne puisse être que négative. Une tache de sperme brodée n’atteint pas à la transcendance, car son exposition ne donne lieu à aucun espace interprétatif, nous sommes directement renvoyé à l’actué même, qui n’ouvre sur rien : on ne peut pas s’extasier devant une tache de foutre. Mais ORLAN pique et repique autour de cette tache, sans regarder. Cela devient performatif. Oui, encore un complément, celui-ci bien chargé du reste, et qui n’aura pas manqué de tenter de masquer les vacuités con textuelles.

 

Refs : Daniel Bell, 1978, ‘Modernism and Capitalism’, Partisan Review, vol. 45, New York, 1978 [Bell est un sociologue, qui, avec Alain Touraine, aura développé une pensée à partir de ce qu’ils ont appelé la “post-industrialisation”. Pour un aperçu, ici/// André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Droz, 2000 /// Brigitte Hatat, “Entretien avec ORLAN”, “L’en-je lacanien”, 2004/2 (n°3) /// José Ortega y Gasset, La Déshumanisation de l’art, Éditions Allia /// Fred Forest, art sociologique, ici /// Aristote, Éthique à Nicomaque, et Politiques.

Léon Mychkine