Notes et exploration. À partir du travail de Saïd Afifi.

      C‘est mon amie Sophie Lanoë qui m’a parlé pour la première fois de Saïd Afifi. Comme toujours, parvenant à susciter ma curiosité, j’ai regardé sur Facebook ce que je pouvais obtenir comme premières informations sur Afifi; et sur sa page sont apparues ces deux images (ci-dessous). Je crois qu’elles résument assez bien l’œuvre en cours d’Afifi, quelque chose qui s’inscrit dans ce qu’il appelle l' »intervalle” (lire l’entretien), un intervalle qui donne deux domaines entitaires, et un espace vide, tels que la pierre et l’architecture; et des déclinaisons de types aride/flottant, incrusté/aérien, archivé/éphémère, réel/surréelˆ Et je tiens à préciser tout de suite que j’entends injecter dans l’adjectif sur-réel toute la force qu’il avait jadis; toute la beauté et l’incongruité qu’il recélait, tandis que l’adjectif “surréaliste”, aujourd’hui, ne tient souvent qu’à signaler une situation lamentable et absurde, et donc toujours méprisable. Nous nous sommes éloignés de la beauté.

Si l’adjectif sur-réel me vient, c’est parce qu’il me semble qu’Afifi ajoute du réel au réel; du réel quand bien même fictif  — à un moment donné, les licornes existent, même si elles n’existent pas. Personnellement, je préfère de loin les dragons. Il suffit d’ajouter une corne de narval (nommé justement “licorne des mers”) pour faire une licorne. Tandis que l’invention des dragons, excusez du peu, mais là, c’est autre chose ! Rappelons que le dragon chinois (long) est apparu sous la dynastie Shang durant le deuxième millénaire avant Jésus-Christ… Comment en est-on venu à inventer des créatures qui continuent d’exister dans l’imaginaire depuis 4000 ans ? Je pose deux questions dans une seule, c’est pas du jeu. Cependant, la question de savoir ce qui est réel est grande, elle déborde depuis longtemps nos cadres de références, qui sont eux-mêmes fictifs… Me voilà donc maintenant contraint de préciser qu’Afifi n’est pas à inclure dans le mouvement sempiternel surréaliste; au contraire, il fait partie de ces artistes qui contribuent à réinventer un sur-réalisme ad hoc, du jour, au point, quelque chose d’épatant pour nous, et qui ne l’eut été pour Apollinaire ni pour Breton, peut-être; car là n’est pas la question.

Saïd Afifi, Sans titre, 2017-2018, diptyque photographique contrecollé sur aluminium, dimensions variables, GVCC, Casablanca

Afifi essaie de comprendre le monde; à partir d’une pratique qu’il décrit comme « obsessionnelle » (lire l’entretien): Produire, construire des images. Il faut toujours faire attention au discours produit par les artistes. Il est bien évident que chacun, à sa façon, essaie de comprendre le monde. Mais chacun n’est pas nécessairement “obsédé” par cette question, et encore moins aliéné par un medium. Or, c’est ce qu’est l’artiste — de l’écrivain au plasticien, du compositeur à l’acteur : il s’est trouvé un medium (singulier de media, et non pas de tables tournantes), auquel, littéralement, il est attaché. C’est ce qui fait sa grâce, et son karma (dans le sens hindouiste du terme, et non pas du servum pecus) : Il ne peut en être et devenir autrement. (En 2012, le grand écrivain Philip Roth annonçait qu’il cessait d’écrire. En 2103, il donnait un entretien au journal Le Monde pour expliquer cette décision retentissante. Il insistait sur combien pénible fut cette aliénation durant sa vie. Comme quoi la puissance narrative et la beauté des longues phrases rothiennes sont peut-être l’elixir [al-‘iksīr, la pierre philosophale] sublimé de cette aventure pénible…). Revenons à notre sujet, Saïd Afifi Ainsi donc, le réel est le pré-texte pour assumer des “obsessions” qui sont propres à Afifi, obsessions qui s’inscrivent dans le champ artistique, et, ajouterai-je, dans le champ trinitaire de

l’archive,

de

l’investigation,

et de

l’expérimentation

Larchive : Le terme d’archive doit être entendu au double sens du terme, c’est-à-dire ici comme quelque chose d’historique (Medina, ruine gallo-romaine), et artistique, tel que l’entend le critique d’art Hal Foster. Ainsi, Afifi n’hésite pas à emprunter aux grands artistes, architectes y compris, certaines de leurs obsessions; disons, de leurs travaux, en les réactualisant dans ses propres réalisations. Ainsi de Carlo Scarpa, architecte et designer italien (1906-1978), dont il suffit de regarder les reproductions d’œuvres pour constater rapidement les emprunts — cercles, structures aériennes de béton —, faits par Afifi, et recontextualisés. Un tel type de réutilisation, de réinjection, n’est pas qualifiable de plagiat, mais, plutôt et avant tout : d’hommage, et, selon Foster, d’ « archival » : « En premier lieu, les artistes archivaux sont attirés vers l’information historique qui est perdue ou supprimée, et ils cherchent à la rendre physiquement présente une fois encore ». La citation pourrait laisser croire que la manière archivale de pratiquer l’art ne concerne que des créateurs oubliés, mais il n’en est rien. Hal cite entre autres l’artiste Sam Durant, qui a utilisé l’œuvre de Robert Smithson, justement, comme archive. Or on ne peut pas dire que Smithson soit un artiste oublié. Et c’est ce qui fait parfois les intuitions lumineuses de Foster une étrange chimère parfois. Toujours est-il qu’Afifi est le premier artiste que j’inclue dans la notion d’archive fosterienne, et cela faisait un moment que je me demandais si cette notion de Foster était pertinente. Pour qu’une théorie soit valable, on le sait depuis Karl Popper, elle doit être testée; et il parlait pour la science, mais je pense que c’est tout autant valable dans le domaine de l’art. Si on dit qu’Afifi est — aussi —, un artiste archivaliste, cela ne neutralise pas son œuvre comme avec du curare, ni ne le rangerait dans la catégorie d’un artiste postmoderne. Après tout, les artistes n’ont pas attendu les critiques pour produire des hommages et autre emprunts qui ne sont qu’élogieux, et programmatiques, à toute fin. D’où, donc, l’archive, assumée et recontextualisée par Afifi.

Saïd Afifi, ‘New Mythology’, 2014, film (capture d’écran)

Linvestigation : Afifi cherche aussi à comprendre les rapports qui se lient entre architecture moderne et “pérennialisme”, soit ce mouvement, disons, typiquement d’origine bourgeoise, et qui consiste à muséifer tout ce qui existe, de transformer le moindre matériau historique en Légende (Nietzsche en parlait déjà, de cette manie insupportablement pathologique… Voir Considérations inactuelles et précisément le texte désarmant “de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques”). Ainsi, en quelque sorte, les grands sites historiques et touristiques de la ville de Paris en font un musée, d’un monde qui n’existe plus depuis longtemps. La critique du pérennialisme se retrouve chez Afifi dans son film expérimental New Mythology, avec sa visite de la Médina de Tétouan, qu’il considère lui-même comme quelque chose d’anachronique, et donc d’es-trange, étrangeté qu’il nous fait éprouver avec la contre-visite inattendue de blocs de béton flottants; venant s’inscrire dans le paysage séculaire, provoquant un effet incongru. Le béton, littéralement, fait irruption dans la médina; il la contreforte tout d’abord par la droite. Puis il s’interpose, barre la route, le passage; il est envahissant. Le voici flottant tel un linteau vagabond, début d’une interposition vagabonde, qui ne finira qu’en juxtaposition de formes, sans plus de rapport avec la Médina.

Saïd Afifi, ‘New Mythology’, 2014, film (capture d’écran)

À un moment, on ne sait plus où se cache le béton, ou bien s’il fait partie du paysage architectural (comme ci-dessous).

Saïd Afifi, ‘New Mythology’, 2014, film (capture d’écran)
Saïd Afifi, ‘New Mythology’, 2014, film (capture d’écran)

Dans un texte d’Afifi (que j’ai traduit de l’Anglais), écrit après sa résidence à Tétouan, nous lisons cette touchante confession : « Ainsi mon projet est un énorme laboratoire, peut-être même un vrai labyrinthe depuis lequel je ne m’échapperai jamais. » On peut lire sur le site de l’Unesco, que « Tétouan a eu une importance particulière durant la période islamique, à partir du VIIIe siècle, comme principal point de jonction entre le Maroc et l’Andalousie. » Je suis prêt à parier qu’Afifi connaît cette “histoire”, et qu’il s’en sert, car il est aussi “obsédé” par les liens, les liens géographiques, historiques, et mentaux. Et l’un de ces liens, au XXIe siècle, entre Tétouan et l’Europe, c’est aussi le béton, et toute la symbolique “moderniste” qu’il entraîne avec lui.

On lit sur Wikipédia, ceci : « Le béton de ciment est, à l’heure actuelle, l’un des matériaux de construction le plus utilisé

au monde (deux tiers des habitations dans le monde). C’est aussi le deuxième matériau minéral le plus utilisé par l’homme

après l’eau potable : 1 m3 par an et par habitant. Son utilisation énergivore est source de multiples dégradations de l’environnement :

la production du clinker entrant dans la composition des liants est responsable d’approximativement 5 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) anthropiques,

principaux responsables du réchauffement climatique. De plus la quête perpétuelle d’agrégats adaptés dont le sable, a conduit à la surexploitation de 75 % des plages de la planète,

détruisant nombre d’écosystèmes littoraux ».

Lexpérimentation/Et c’est avec ce linteau que commence l’expérimentation afifienne : Que se passe-t-il, dans l’image d’Épinal de la Medina, si j’y introduis des morceaux de béton volant ? Dans le texte traduit, nous lisons aussi : « Je dois admettre que cette résidence a eu un impact déterminant sur mon art, parce que j’ai réalisé que la finalité de la recherche artistique n’existe pas, et que le processus méthodologique de l’ œuvre d’art est plus important que sa réalisation physique. » Les images produites par Afifi semblent être souvent ou toujours des moments de juxtaposition spatio-temporelles, d’enchevêtrement d’histoires, et d’Histoire.

Saïd Afifi, Naufrage du cube, 2012 (capture d’écran)

 

Dans ‘Naufrage du cube’ (2012), nous voyons un rectangle noir en quelque sorte posé sur ce qui semble la mer. J’écris bien « rectangle », et nous avons lu « cube ». Afifi s’amuse déjà avec notre compréhension lexicale et avec notre perception visuelle. À un moment, cet objet s’enfonce dans l’eau. Quelle est cette eau ? Elle semble se répéter. À bien y regarder, il semble que la partie eau soit une sorte de gif (graphic interchange format), vous savez, de ces images qui se répètent sans cesse ? Le courant entourant le “cube” semble sans cesse le meme, une parfaite répétition de lui-même. Face à ce mouvement plane, répétitif, le “cube” s’enfonce, bien verticalement, dans l’eau. Les deux mouvements constituent donc 2 temps différents, un temps du devenir, et un temps de la clôture (le courant identique). Voici que la section carrée du “cube” surnage un peu, et nous le voyons de dessus. Et puis il disparaît.

D’après Lina Meskine, « lors des ventes aux enchères organisés par la CMOOA

(Compagnie Marocaine des Oeuvres et Objets d’Art), à Marrakech, les collectionneurs d’art contemporain

se sont arrachés son diptyque intitulé Le naufrage du cube. » Cette vente aux enchères a eu lieu le 25 novembre 2014.

Saïd Afifi, Naufrage du cube, 2012 (capture d’écran)

 

“Chaque divers feeling méditerranéen pour la pierre a trouvé une nouvelle véhémence. Et de ces feelings je considère que le plus fondamental doit être connecté avec l’interaction de la pierre et l’eau” *

Etymology (2017). Description/Contre-plongée sur les colonnes de Glanum, site gallo-romain de Saint-Rémy-de-Provence. La caméra avance très doucement. La lenteur est ce qui caractérisera les 15 minutes du film ‘Etymology’.

Saïd Afifi, ‘Etymology’, 2017, film (capture d’écran)

Une coquille St Jacques fossilisée, dans l’eau. Puis nous voici dans une pièce étonnante, au plafond percé d’un cercle.

Saïd Afifi, ‘Etymology’, 2017, film (capture d’écran)

Retour, au ras de colonnes, qui sont en fait plus petites qu’elles n’en ont l’air dans la caméra d’Afifi. À trois minutes, apparaît ce qui semble une conflagration entre deux périodes, même trois. Le temps historique, de l’archive; l’espace du présent, soit l’espace-temps, celui de la visite de ce site, dans un maintenant qui est celui d’Afifi, et le temps science-fictionnel : une roche, en pleine cavitation, tourne sur elle-même. 

Saïd Afifi, ‘Etymology’, 2017, film (capture d’écran)

Puis en voici trois autres, plus hautes, tournantes. Dès le début du film, une voix lit un texte, dont l’origine est inconnue, pour le moment. Depuis le début, Afifi film en plans larges, et en gros plan, souvent clairs, parfois flous.

Saïd Afifi, ‘Etymology’, 2017, film (capture d’écran)

Afifi ‘fixe’ de très près les choses, le sol, les objets (pavés, pieds de colonne, gravier, roches…). On compte deux périodes conséquentes consacrées à filmer de très près ces “choses” (de 02.13 à 03.02 mns et de 04.21 à 07.04 mns), et une troisième plus courte (de 09.10 à 09.25). Ce sont des travellings sans profondeur, sans perspective que linéaire. Afifi cherche-t-il à montrer quelque chose de particulier, à signifier ? Afifi ne se cogne pas à la roche comme une mouche le ferait contre une vitre, il l’effleure. Il y a quelque chose de “touchant” ici.

 

Vers 9mns, retour des objets volants; cette fois-ci, des poissons. De couleur grise. Des poissons comme de pierre, tournant par trois, au dessus du sol, près d’une colonne. Trois gros poissons.

Saïd Afifi, ‘Etymology’, 2017, film (capture d’écran)

Passées 9mns, surgissent des objets dans le ciel. On pense immédiatement à des machines à laver, en pierre, ou en béton lissé, avec ce rond typique qui fait penser au hublot. Ces objets sont pénétrés de toute part par une matière à la fois organique et rocheuse.

 

Saïd Afifi, ‘Etymology’, 2017, film (capture d’écran)

Nous voici à l’intérieur de cette structure. Nous visitons cette sorte de vaisseau abandonné, et parasité. Tantôt alternent images mimétiques — on s’y croirait —, avec d’autres qui tiennent davantage du dessin; et cela est voulu, comme j’ai pu le vérifier durant l’entretien avec Afifi.

Que nous disent ces images, si elles disent quelque chose ? Le lecteur aura remarqué que j’ai employé un langage très courant aujourd’hui, qui, justement, veut qu’une image “dise” quelque chose. On aura remarqué aussi que demander à une image de dire c’est quasiment nier le statut de l’image, parce qu’on a effectué un déport sur la sémantique, la linguistique; justement, bien souvent, parce que l’on ne sait pas quoi faire des images. J’aurais tendance à dire, dans un premier temps, qu’il faut laisser les images. Laisser les images se voir. Puis, dans ce qui peut sembler le disparate (concernant ‘Etymology’), laisser s’agencer les choses autour du temps, donc l’espace, de fait. Oublier le texte, qui, curieusement, n’a rien à voir avec elles, mais c’est finalement tant mieux; et laisser l’imaginaire se faire son propre petit récit (l’imaginaire est ce qui est produit par l’imagination, rappelons-le). Un imaginaire de pierre, de pierre au sol, et sculptées, et volantes, brutes; et de poissons fossile dansants, et de machine à laver qui se transforment en palais futuristes abandonnés et… “je-ne-sais-quoi”, finalement; et c’est à partir de ce « je ne sais quoi » que tout commencerait, alors… Non. Plutôt qu’un je-ne-sais-quoi, il s’agirait ici d’un je-ne-sais, cependant familier, mais étrangement.

Saïd Afifi, ’Yemaya’, 2018, film (capture d’écran)

Yemaya (2018). Avec Yemaya, Afifi embrasse la couleur. La photographie des trois films sus-cités était généralement soit noir et blanc (‘New Mythology’), soit gris-bleu (‘Naufrage du cube’ et ‘Etymology’). Comme dit dans l’entretien, Yemaya est une mixture scénographique donnant à voir, sous casque de réalité virtuelle, une grotte qui n’existe pas. C’est en effet à partir de photogrammétries de grottes sous-marines bien réelles produites par une équipe de chercheurs du CNRS qu’Afifi a constitué une seule grotte. Rappelons que ce type de photographie restitue au millimètre près tout type de surface grâce à un codage en trois dimensions. Cette grotte que l’on visite à l’aide d’un casque de réalité RV est donc une création d’Afifi. Pourquoi ne pas prendre les images d’une seule grotte pour en constituer une autre ? Pourquoi Afifi a-t-il besoin de piocher dans les images de plusieurs grottes pour n’en faire qu’une seule ? Pour re-lier les territoires…

Saïd Afifi, ‘Yemaya’, 2018, film (capture d’écran)

 

 

Ref/errances

*Adrian Stokes, [1934]The Image in Form, Selected writings, Harper & Row, 1972

  ˆComme tout le monde le sait, c’est Apollinaire qui a inventé ce magnifique néologisme de sur-réalisme, en 1917. Il écrit, entre autres : “ce qui manque c’est un mouvement assez vaste pour absorber toutes les tendances modernes, donc ce qui a cette sur-réalité qui est l’imprévu même et le moderne par essence. La chorégraphie et la musique sont par excellence des arts sur-réalistes puisque la réalité qu’elles expriment dépassent toujours la nature”. (In Peter Read, Apollinaire et les Mamelles de Tirésias. La revanche d’Éros, Presses Universitaires de Rennes, 2000)

Hal Foster, Bad New Days : Art Criticism,, Emegency, Verso, 2015

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