« Je représente mon état présent. Ainsi, je représente mon état présent, i.e., JE le SENS. Les représentations de mon état présent, ou SENSATIONS (apparences), sont les représentations de l’état présent du monde. Donc ma sensation est actualisée par mon âme pour représenter la position de mon corps »
Alexander Baumgarten, Metaphysics.
À la galerie Mennour, Everett a parlé des feux de ‘Camp fire’, commencés en novembre 2018 et confinés le 25 novembre suivant, devenant le feu le plus meurtrier et destructeur de l’histoire de la Californie (dévastant une superficie de plus de 62000 hectares, c’est-à-dire 600 km2 !), et dont les émanations ont obligé les habitants même éloignés de rester confinés dans leurs logements pendant plusieurs jours, ainsi que l’a vécu Everett et sa famille.
Mais y a-t-il un rapport entre l’exposition et l’épisode de ‘Camp fire’ ? Faut-il y voir absolument une retranscription des événements catastrophiques ? Je ne le crois pas. La lutte qu’Everett engage avec la peinture — et il faut prendre ici le terme de « peinture » comme un personnage quasiment mythologique contre lequel combat Everett, et non pas comme une peinture, objet unique et singulier —, ne date pas de novembre 2018. Pour preuve, Everett dit que chaque peinture est une lutte. Ce n’est pas une “image”; c’est une réalité : une pratique (praxis). De fait, il s’agit ici d’une lutte qui engage tout le corps de l’artiste, un corps non pas dual (corps/esprit), mais plutôt hylémorphique (la “mixture” aristotélicienne de la nature entrelacée — psuchè/pathos —, de notre être, pour le dire (pardon) trop brièvement).
C’est une banalité que de dire qu’un peintre engage son corps dans la peinture. C’est parfois dit de manière métaphorique, ou, tout simplement de manière littérale : il faut un corps vivant, actif, pour produire une peinture. Les objets/obstacles posés sur la toile ajoutent à la difficulté dans son intervention, comme on peut le voir sur une vidéo (ici). Dans cette vidéo, Everett nous explique pourquoi il pose des objets/obstacles sur sa toile : c’est pour se sentir davantage présent, ne pas s’oublier, et ne pas aller « ailleurs »; en esprit, entendez. L’implication constante d’objets entre lui et la toile requiert son entière attention-intention/in-tension corporelle.
La peinture d’Everett est faite de couches superposées, adjacentes, recouvrantes, qui semblent refléter autant de moments d’attaques plus ou moins décisifs. Ces attaques sont contre-attaquées, car on voit des traces de grattage, de repentirs, comme si Everett avait changé d’avis, et cherché finalement ce qui se trouvait juste “avant”, ce qui veut dire “dessous”; car on distingue, à bien regarder, de nombreuses traces de caches, des déposes de contours solides posés ici et là afin de peindre autour et non pas dedans. De ce dernier point de vue, on pense à certains aspects de collage, par exemple.
Le résultat, en première instance, est un chaos : Traces de projection, de coulures, d’écrasement, de déplacements, de superpositions. Ce qui frappe le regardeur, c’est ce que j’appellerais l’association des contradictions. Et cela ne devrait pas être surprenant, puisque, pour Everett, la toile au sol est le site d’une recherche permanente qui possède toutes les caractéristiques d’un happening conflictuel. Ici nous pouvons (re)découvrir la notion d’“esthétique”, telle que circonvenue par Alexander Gottlied Baumgarten (1714/1962) : « un nexus universel ne peut pas être représenté sans les deux côtés de la connection [i.e., la raison suffisante] dans chaque sensation, tout est connecté avec quelque chose de senti, ou avec ce qui est senti, est représenté, mais pas clairement, et alors pour la plus grande part, obscurément. Donc il y a quelque chose d’obscur dans chaque sensation, et donc, à un certain point, il y a toujours une mixture de confusion dans la sensation, même dans une distincte. De fait, il suit que chaque sensation est une perception sensitive qui doit être formée à travers la faculté inférieure. Et puisque l’EXPERIENCE est une connaissance claire au moyens des sens, l’ESTHETIQUE de rassembler et de présenter l’expérience est EMPIRIQUE ».
Bien sûr, ce que dit Baumgarten est redondant pour toute personne familière des philosophies de l’expérience (d’Aristote à Whitehead, en passant par James et Dewey), et peut-être pour la plupart des artistes. Pourquoi ? Parce que l’esthétique, étymologiquement, c’est le travail des sens à l’œuvre dans l’interpellation avec le réel et la réalité. Mais c’est moins redondant si nous dégageons un fait trouvable seulement chez Baumgarten et Whitehead, à savoir l’apport mal connu et pourtant présent de ce que respectivement le premier appelle la sensation obscure ou confuse, et que le second nommait le feeling négatif (‘negative feeling’). Il y a quelque chose de cet équilibre chez Everett, qui nous laisse à un point d’indétermination : les mots ne suffisent pas, ils cessent leur bruit devant la peinture.
Note sur la « lutte ». Une peinture d’Everett nous semble être le produit d’une armistice. Décomposé, le mot « armistice » signifie « arme » (arma), et « état d’immobilité » (statio), sur le modèle du mot interstitium, « interstice ». Si l’on poursuit la métonymie, on peut dire que la fin d’un tableau n’est jamais que le signe d’un armistice, d’un interstice, soit l’espace exact qui manque à la fois à la fin absolue de la peinture, et au moment où, comme il le dit, il se sert d’une toile “finie” pour en produire une première empreinte sur une toile vierge qui servira de départ à une autre peinture; soit autant pour une autre lutte. Si pas d’armistice, pas de compromis, alors il y a destruction totale. Ainsi parfois l’armistice est rompu; Everett détruit sa peinture, physiquement et littéralement; elle disparaît. Elle n’a soudain jamais existé.
Références
Alexander Baumgarten, Metaphysics : A Critical Translation With Kant’s Elucidations, Selected Notes, and Related Materials, Bloomsbury Academic, 2014
Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology [1929], The Free Press, 1978