Pascal Convert et le cheval métaphysique de Napoléon

Pascal Convert, “Memento Marengo”, 2021, désarticulation et reconstitution à partir du scan 3D du squelette du cheval “Marengo” conservé au National Army Museum à Londres, captation photogrammétrique du squelette original, reconstruction du modèle 3D, impression 3D, matériau composite, peinture, vernis, fabrication Iconem et CHD Art Maker © Paris, musée de l’Armée, Ph. Anne-Sylvaine Marre-Noël

Le Musée de l’Armée cherchait une œuvre d’art contemporain pour commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte ; et c’est l’idée proposée par Pascal Convert qui a été retenue. Il faut saluer le courage et l’audace des personnes impliquées dans le projet au niveau du Musée, car les “réactions” (dans tous les sens du terme) ne se sont pas faites attendre. L’une des premières, venue de l’historien et Directeur de la Fondation Napoléon Thierry Lentz, qui, sur son compte Twitter, s’est fendu d’un :« Voilà ce que donnera le projet d’art contemporain du Musée de l’Armée. La question n’est pas de savoir si l’on aime ou pas mais si l’on doit toujours le respect à la nécropole nationale des Invalides ». L’historien P. Branda, quant à lui, a déclaré : «Avec le squelette en plastic du cheval Marengo bientôt installé par le plasticien Pascal Convert au dessus du tombeau de l’Empereur mais aussi près des tombes de Foch et Vauban, on est tombé dans un grotesque choquant… L’art contemporain n’excuse pas tout..» La palme du stupide offensant revient sans nul doute à l’historien E. Anceau : «Cette idée de mettre un squelette de cheval en plastique au-dessus du tombeau des Invalides pour “réhumaniser” Napoléon est hallucinante. Elle est sortie d’un esprit dérangé et inculte.» Quant au magazine Valeurs Actuelles, on peut y lire : «L’année Napoléon commence par l’installation d’une sculpture au-dessus du tombeau de l’Empereur ! Des historiens s’insurgent contre cette énième provocation d’un art contemporain profanateur, réalisée avec la complicité du Musée de l’Armée». On notera l’usage du mot « complicité », qui, vu le contexte, implique qu’il s’agirait là d’un délit… Ce qui est certainement le cas pour ces grands penseurs de l’art. Et c’est donc qu’il en fallu de la détermination, j’y insiste, de la part du Musée de l’Armée, et, bien entendu, chez Pascal Convert, qui, ceci dit, doit être plus habitué que le Musée sus-dit aux “réactions” arriérées et incultes en matière d’art contemporain. En effet, depuis quand ce sont les spécialistes napoléoniens qui décident de la pertinence d’une œuvre d’art contemporain ? Mais il fallait signaler ces éructations pour rappeler un certain état d’esprit toujours bien français, soit celui qui consiste à systématiquement considérer que l’art contemporain n’a décidément qu’une idée en tête : Provoquer, affligé qu’il est d’une déficience mentale héréditaire. Est-ce le cas ici ? Bien sûr que non, et je vais tenter de le démontrer.

En 1799, Napoléon est en Égypte, et un pur-sang arabe blanc-gris va devenir sa monture favorite. Il s’appellera Marengo. C’est apparemment un cheval exceptionnel, et très rapide. On s’en sert pour des galops entre Valladolid et Burgos ; 128 km qu’il avale en cinq heures. Napoléon le chevauche au cours de plusieurs batailles : Marengo, Austerlitz, Iéna, Wagram, et durant la Campagne de Russie. Et c’est lors de la bataille de Waterloo, en 1815, que William Petre (11è Baron Petre) s’en emparera, transporté au Royaume-Uni, et vendu plus tard au Lieutenant-Colonel Angerstein, des ‘Grenadier Guards’. À sa mort, à l’âge de 38 ans, son squelette sera préservé, puis donné au Royal United Services Institute.

L’authentiquee squelette de Marengo, en 2011, National Army Museum, Londres

C’est une histoire extraordinaire, autant qu’affectueuse. Extraordinaire : Sans nul doute qu’il devait y avoir une relation très particulière entre Marengo et Napoléon, un ‘feeling’ très fort ; et probablement que des cavaliers épris de leur monture pourraient bien expliquer cela. Mais le prestige de Marengo rejaillit aussi sur ses ennemis, les anglais, puisqu’il est capturé. Le Baron Petre s’est-il dit qu’il y aurait moyen de monnayer le destrier, ou bien était-il fasciné de savoir qui avait été son maître ? À partir de cette incroyable histoire chevaline, P. Convert a eu l’idée d’emprunter au Museum britannique le squelette de Marengo afin de le placer au dessus du tombeau de l’Empereur. Las ! L’état du squelette, ont jugé les conservateurs anglais, n’était pas du tout propice à un tel déplacement géographique. Après moult cogitations, Convert a proposé de faire numériser chaque os de Marengo, et d’en produire une réplique exacte, donnant non pas une maquette, mais ce que l’artiste appelle une « empreinte numérique ». C’est donc, en quelque sorte, le fantôme positif de Marengo qui flotte dessus le tombeau de Napoléon, et, pour ma part, si les “esprits” post-mortem existent, je suis sûr que celui de l’Empereur est content et ému.

Convert : « Cette empreinte numérique permet que l’objet soit physiquement présent, double de l’original et fantôme revenant de Marengo. L’arrivée dans le dôme de ce squelette articulé, suspendu à hauteur de regard au-dessus du tombeau de l’empereur, introduit une légèreté dans l’espace architectural glorieux imaginé par Jules Hardouin-Mansart. La légèreté des os, leur finesse, leur articulation vectorisent l’espace qui est comme redessiné au trait, rappelant que toute vie reste une esquisse. Dans cette architecture massive et immobile qui est celle d’un tombeau, un objet tremblant vient perturber la pompe qui accompagne les défunts illustres. Memento Marengo n’est pas une statue majestueuse mais le blanc dessin d’un destin.» (Pascal Convert, “À-propos de Memento”)

Convert essaie de colmater toute fuite herméneutique en tissant notamment un lien entre l’aspect d’esquisse vectorielle et l’esquisse qu’est toute vie ; mais, dans le cas de Napoléon, en terme d’esquisse, conquérir une bonne partie de l’Europe, s’engager jusqu’en Égypte, devenir Empereur, père des Institutions françaises : Code Civil, libertés individuelles et égalité de tous devant la loi, Préfectures et départements, frappe du Franc, Banque de France, Conseil d’État, création des lycées, fin du servage dans les territoires conquis, liberté religieuse, émancipation des juifs, entre “autres”… en Une Seule Vie Humaine, n’est-ce pas, je pense que le terme « esquisse » est tout de même un peu hippomobile-tracté. C’est le cas de le dire. Mais je ne cherche pas des poux dans la tête. Du côté plus martial, guerrier, Convert écrit que le modèle 3D de Marengo agit comme un prolongement du tombeau, et l’on se souvient qu’il a existé, des cavaliers Mongols aux Gaulois, une très longue coutume qu’à la mort d’un chef on enterrait avec lui sa monture : « Ramener le cheval de Napoléon vers la tombe de son cavalier accomplit un rituel funéraire antique qui voulait que les combattants soient enterrés avec leur monture, comme c’est le cas pour la tombe gauloise des cavaliers de Gondole, à la nécropole de Piovego à Padoue ou dans certains sites archéologiques en Chine. Dans certains cas, le cheval n’était pas enterré avec son cavalier mais suspendu au dessus de sa tombe, sorte de véhicule céleste vers l’audelà. Nulle atteinte sacrilège à une nécropole nationale, le simple accomplissement d’un destin. Mais aussi un questionnement. La présence d’un squelette au dessus du tombeau convoque les transis sculptés sur les tombes, de la basilique SaintDenis par exemple. Pardelà le faste et la gloire, la mort est présente. La position du cheval évoque Pégase, cheval de l’envol et de la chute du demidieu Bellérophon, victime de la colère de Zeus pour avoir voulu atteindre le Mont Olympe » (Pascal Convert, “À-propos de Memento”. Texte complet ici).

Pascal Convert, “Memento Marengo”, 2021, désarticulation et reconstitution à partir du scan 3D du squelette du cheval “Marengo” conservé au National Army Museum à Londres, captation photogrammétrique du squelette original, reconstruction du modèle 3D, impression 3D, matériau composite, peinture, vernis, fabrication Iconem et CHD Art Maker © Paris, musée de l’Armée, Ph. Anne-Sylvaine Marre-Noël

Proposer plusieurs pistes de lecture permet d’en susciter d’autres, mais, d’un autre côté, soulèvera chez le réactionnaire la question du type : “faudrait savoir !” Bon, de toutes façons, pour ce genre d’individu, il me semble qu’aucun argument ne saura “avoir raison”; il s’agit ici d’un sacrilège et de rien d’autre. Vivement que Xavier Bertrand ou Édouard Philippe soit Président pour retirer cette infamie! Cependant, je crois que la piste de la dépouille-hommage-accompagnatrice est la plus pertinente. D’un autre côté, il ne s’agit pas du “vrai” cheval de Napoléon. Non. Certes. Mais, sans vouloir heurter nos traditions (bien effilochées), posons-la question: Sur quoi se recueille-t-on face à un monument funéraire ? Des restes ; des restes qui ne correspondent aucunement à la personne vivante, bien évidemment. Du coup, d’un certain côté, il est assez patent qu’une tombe ne contient rien d’autre que l’établissement d’une relation métaphysique entre ce qui est mort avec ce qui est vivant. On sait que les plus anciennes sépultures datent de 100 000 ans (en Israël), et que c’est  l’homme de Néandertal qui y procéda le premier. Que faisait-on “avant” ?  Je crois qu’on ne le sait pas. Toujours est-il qu’il est assez clair que l’inhumation entend établir un nouveau rapport avec le défunt. Mon hypothèse est celle-ci: on a inhumé les corps en supposant qu’ils ne se décomposeraient pas, comme cela arrivait à l’air libre. L’avantage supplémentaire, c’est que le défunt reste près des vivants, au sens physique et mémoriel ; il agit comme une protection, et un souvenir rémanent, et, ajouterais-je, référent ; et je suis bien sûr qu’on s’entretenait avec lui, même s’il ne répondait pas, tout comme de nombreuses personnes se recueillent sur les tombes en parlant à leur proches défunts, encore aujourd’hui.

« Le 7 mai 1821, en fin d’après-midi, le corps est manipulé et retourné pour permettre au docteur Burton, assisté du docteur Antommarchi, de prendre un moulage en trois parties de la tête (face, crâne et occiput). Cette opération est immédiatement suivie de la mise en bière dans trois cercueils : un en fer blanc, soudé, un en bois, vissé, et un en plomb, soudé. Les vases d’argent sont placés dans la bière. Le 9 mai à l’aube, le cercueil en plomb est placé dans un cercueil en bois d’acajou. L’inhumation a lieu, au val du Géranium, dans un caveau en dalles de pierre, situé à trois mètres de profondeur dans une fosse maçonnée et fermé par une dalle monolithe, elle-même scellée par une première couche de ciment. Le lendemain, une seconde couche de ciment est mise en place et la fosse est comblée par deux mètres de cailloux et d’argile, puis couverte par trois dalles de pierre. Une grille d’entourage sera posée un peu plus tard.» (Jacques Macé, historien, spécialiste de Napoléon en exil). Trois cercueils emboîtés, un caveau, une dalle, deux couches de ciment, deux mètres de cailloux et d’argile, trois dalles de pierre! Stupéfiante prison!

 

Pascal Convert, “Memento Marengo”, 2021, désarticulation et reconstitution à partir du scan 3D du squelette du cheval “Marengo” conservé au National Army Museum à Londres, captation photogrammétrique du squelette original, reconstruction du modèle 3D, impression 3D, matériau composite, peinture, vernis, fabrication Iconem et CHD Art Maker © Paris, musée de l’Armée, Ph. Anne-Sylvaine Marre-Noël

D’un certain côté, l’empreinte-numérique de Marengo n’est pas une œuvre d’art totalement originale, dans le sens où ce n’est pas Convert qui a inventé son squelette, et qu’il a, en premier lieu, “juste” eu l’idée d’emprunter le vrai squelette pour le placer où l’on sait. Alors, en quelque sorte, où est l’originalité chez l’artiste Convert ? Comme souvent en art, l’originalité consiste en l’idée. À un moment donné, comme dirait presque Marcel, Convert a l’idée de suspendre au dessus le tombeau de Napoléon 1er la dépouille asséchée de sa monture favorite. Pourquoi pas ? C’est raccord avec une tradition ancestrale et quasi universelle, nous l’avons vu plus haut. Sauf que, bien évidemment, dans ces cas historiques, on ne construisait pas de mausolée pour, en dessous, accrocher tant bien que mal la dépouille chevaline. Encore une fois, soit on déposait la monture dans la tombe, soit on l’allongeait sur une structure ad hoc au dessus. Ainsi, le geste accompli, pour le coup, par Convert, propulse l’hommage guerrier dans une autre dimension. Reprenons, à ce sujet, les mots de Convert : « Pardelà le faste et la gloire, la mort est présente. La position du cheval évoque Pégase, cheval de l’envol et de la chute du demidieu Bellérophon, victime de la colère de Zeus pour avoir voulu atteindre le Mont Olympe.» On jugera peut-être que Convert a recours un peu too much à la mythologie. Mais enfin, s’agissant des Grands Hommes, et des Grandes Femmes (Catherine de Russie, Rosa Luxembourg, Sainte-Geneviève, Simone Veil, Sophie Scholl, Rosa Parks, parmi bien d’autres) l’accrescence mythologique est assez inévitable. Et quand il s’agit d’une figure telle que Napoléon, cela va avec. Ainsi Convert, en dernier ressort, aura procuré une ultime monture métaphysique au dernier Grand Empereur des Français. Survolent-ils dans la nuit, au trot léger, au dessus la Capitale, se remémorant leurs chevauchées fantastiques ? C’est désormais probable.

 

Léon Mychkine