Paul Klee et Frank Stella (Via Fried, Aristote, et Héraclite)

Paul Klee, “Schloss im Wald zu bauen” [Constuire un château dans la forêt], 1926, aquarelle gouachée, dessin à la plume, 0.248 x 0.38 m, Stuttgart, Staatsgalerie

Stella a-t-il inventé l’eau mitigée ?  

Frank Stella,“Die Fahne Hoch!”, 1959, émail noir sur toile, 309 x 186 x 8 cm, Whitney Museum of American Art

Les nouvelles peintures de FRANK STELLA s’interrogent sur la viabilité de la forme en tant que telle. Par forme en tant que telle, j’entends non seulement la silhouette du support (que j’appellerai forme littérale), non seulement celle des contours des éléments d’un tableau donné (que j’appellerai forme représentée), mais la forme en tant que médium au sein duquel des choix concernant à la fois les formes littérales et représentées sont faits, et se répondent mutuellement. Et par viabilité de la forme, j’entends son pouvoir de retenir, de s’imposer et, comme la vraisemblance, la narration et le symbolisme l’ont fait pour s’imposer, de convaincre. […] Parce que les peintures à rayures de Frank Stella, en particulier celles exécutées avec de la peinture métallique, représentent la reconnaissance la plus claire et la plus incontestable de la forme littérale dans l’histoire du modernisme, elles ont été cruciales pour le point de vue littéraliste que je viens d’évoquer, à la fois parce qu’elles sont considérées comme des exemples extrêmes d’une évolution supposée de la peinture moderniste — la reconnaissance de plus en plus explicite de la littéralité en tant que telle —, et parce qu’elles contribuent à rendre cette évolution visible, ou discutable, en premier lieu. [Fried, 1998]

Si on retire « forme littérale » et « forme représentée », que reste-t-il ? Quel est ce tiers que Fried nomme « forme en tant que medium »? N’est-ce pas le retour de ce, qu’en philosophie, et depuis Aristote, on appelle le « tiers exclu », ou encore tertium non datur (ou encore principium medii exclus) ?, soit une forme de raisonnement qui, non respectée, peut conduire à la sophistique ? Reprenons.

Le principe du tiers-exclu : a) Socrate est vivant, b) Socrate est mort, c) Socrate est vivant et mort.  

La proposition c) est absurde, à moins de se rappeler Héraclite :

Immortals are mortal, mortals immortal, living the others’ death, dead in the others’ life (Fragment XCII, Traduction Charles H. Kahn)

Les immortels sont mortels, les mortels immortels, vivant la mort des autres, morts dans la vie des autres. 

Mais c’est une formule poétique, ou paradoxale, et on ne peut pas fonder de raisonnement rationnel à partir de ce tiers exclu, car il est logiquement exclu. Vous me direz :« Et le chat de Schrödinger ?» Non. Même pas. Le principe de décohérence n’a rien à voir avec la vie ou la mort. Schrödinger a trop lu Héraclite !

Revenons à Fried. Que peut donc être, représenter, en tant que tiers, une forme en tant que medium ? Pour ma part, il m’apparaît que, dès que l’on trace une ligne, nous sommes déjà dans le medium (Boutadès). En poussant davantage, je dirais que, s’il y a du tiers, il est, littéralement, inexprimable, i.e., l’art, soit cet espace en tant que tel qui laisse toujours des interstices non-linguistiques ni sémantiquables. Mais alors, on peut pas nommer ce tiers

Apollinaire :

Ô bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage

Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire”

(Calligrammes, “Victoire”, 1913-16).

 

REF. Michael Fried, Art and Objecthood, University of Chicago Press, 1998