La peinture est dans la peinture. Partie 2. Entretiens et photographies

Préliminaires à la lecture de l’entretien
 
Sylvie Turpin évoque, comme de but en blanc, la notion de « fiction ». Elle fait référence à une discussion que nous avions tout deux eue la veille, au cours de laquelle je déclarais qu’il me semble que beaucoup d’artistes se racontent des histoires, c’est-à-dire qu’ils créent un espace fictionnel qui leur sert pour matérialiser ce qu’ils ont projeté en pensée, et l’avant-dernier article en était une preuve, dans le dire de Jérôme Bertin, qui nous confiait qu’il s’était “raconté une histoire” à l’issue de son exposition au POCTB afin, en quelque sorte, de cerner le propos esthétique. D’un autre côté, on peut supposer qu’il y a des artistes qui ne se racontent pas d’histoires, qui ne fictionnalisent pas leur rapport à l’objet à créer ; et c’est la position de Sylvie Turpin. D’où ces incises liées au thème de la fiction. (J’ajouterai que le fait qu’un artiste se raconte une histoire, invente une fiction pour inscrire son œuvre dans la matérialité, ne pose absolument aucun problème en soi, cela n’enlève rien à la qualité ou à l’effet produit par l’oeuvre). Ainsi donc, contre la notion de fictionnalisation, Turpin avance celle de « processus », ainsi que nous allons le découvrir maintenant.
 
Sylvie Turpin : Dans cette exposition il y a trois artistes, Al Martin [peintures], Arnaud Vasseux [scuplture], et François Tresvaux [photos]. Je pense qu’ici il n’y a pas de fiction, parce que nous sommes dans un principe de réalité, ce sont des artistes qui d’abord ont un processus très dominant par rapport à leur imagination. Goethe, dans La Métamorphose des plantes [i.e. Essai sur la Métamorphose des Plantes, 1828] — il a passé la moitié de sa vie à écrire sur les plantes —, a dit que l’un des premiers concepts sur cette Terre, c’est le fait qu’une feuille pousse au bout d’une branche.
Léon Mychkine : Ah oui ? Ça c’est un concept ?
T : Ça paraît très simple, une feuille qui pousse au bout d’une branche, mais c’est un processus très complexe. Pour moi la peinture, c’est ça. L’art, ça doit être ça. C’est une feuille qui pousse au bout d’une branche.
M : C’est joli comme définition. Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
T : Ça veut dire, que ce qui te guide, c’est ton processus, qui te propose des solutions. Tu es guidé par ça.
M : Tu te laisses guider par le processus.
T : Oui.
M : Comme s’il était autonome en soi ; vivant presque.
T : Je pense que ça ce n’est pas une fiction. C’est un principe de réalité. Par exemple, Al [Martin] prend une toile vierge, et tous les jours, et pendant un an, il va mettre une couche de peinture. Sur certaines il y en a 365, sur d’autres 183. Et après il creuse, pour faire émerger ces couches.
M : Ah oui ! c’est extraordinaire.
T : Donc sa partie à lui, elle n’est qu’au moment de la gouge, qui vient chercher les strates … C’est impressionnant.
M : On se demande comment il fait…
T : François Tresvaux se promène, il prend des photos dans la rue, dans la nature, et après, il a un procédé qui va déformer son image. Il laisse “monter” son image, et il en rate beaucoup, parce que le processus…
M : il ne le maîtrise pas
T : Il le maîtrise plus ou moins. … Arnaud Vasseux construit un plan, dans l’espace, qu’il essaie d’intégrer au mieux dans l’architecture. Il a ouvert la vitrine, pour redécaler l’espace. Et son plan, il le construit avec le plâtre qu’il projette. Et du coup, le fait d’être fixé, et au mur et au sol, et là sur la colonne ; s’intègre dans l’espace. Il tend un polyane, et une fois fait, il essaie de le déformer, pour montrer sa présence avec des plis, et là il commence à faire des couches, avec la projection. Quand nous nous sommes rencontrés avec Sébastien et Laurent [du POCTB], je voulais qu’il y ait un lien avec les trois artistes ; étant donné que c’est du plâtre polyester, donc j’utilise tout ce que me propose le plâtre. Le plâtre, au moment où tu le fabriques, il est liquide, il est mou ; donc au moment où il prend, je le coupe en morceaux, je fais des lignes verticales, et au moment où ça sèche, je le redivise, je recrée des espaces, et je recoule, soit des gouttes, ou des lignes entières. Et je reconstruis à chaque fois ma surface, pour le reconsolider. […] C’est un monochrome en fait, je casse le monochrome.
M : Nous sommes dans la salle « espace projet ». Ici, on voit des petits carrés, des rectangles ; et par dessus une grille
Sylvie Turpin, Dessin au plâtre, 42 x 42 cm (crédit photo POCTB)
T : J’essaie de travailler le surfaçage. Et à chaque fois que j’interviens, je rajoute du pigment pour changer de couleur, pour invoquer le temps. 
M : Donc la comparaison avec l’arbre et la feuille, où est-elle ici ?
T : Mais c’est le plâtre qui me propose… me propose des solutions de couler, on peut le couper, on peut le déformer ; c’est en écoutant ces matériaux… qui te proposent des solutions. Et non pas ton imagination. La matière elle-même est très poétique. Donc, elle te propose des solutions, autant les utiliser. … J’ai l’impression que je n’interviens pratiquement pas.
M : Oui, enfin quand même ; tu rajoutes des choses, tu fendilles, tu cisailles, tu incises.
T : Oui, parce qu’il me le propose.
M : Et là nous passons dans la salle normalement dédiée à l’audiovisuel [acryliques sur toile].
 
Sylvie Turpin, Dessins au plâtre, 42 x 42 cm, et Tranches et toiles, Pigments, plâtre polyester, toile et acrylique, 166 x 21 cm (crédit photo POCTB)
 
T : Dans cette pièce, qu’est-ce qui m’intéresse ? C’est que la présence de la toile soit plus dominante, qu’elle prenne sa place. Et qu’est-ce qu’elle propose la toile ? Étant donné que je suis sortie des angles droits et du tableau sur châssis, j’ai cette liberté de tout reconstruire. La toile s’enroule, ce qui me permet alors de la peindre recto-verso.
 
Sylvie Turpin, Pousses et toiles, 2016, pigments, plâtre polyester, toile et acrylique, 124 x 86 cm (crédit photo POCTB)
 
M : Là encore tu laisses faire la matière.
T : Mais oui. Au fond, le tableau a une architecture, à chaque fois je prends un élément du tableau comme sujet, par exemple comme Dezeuze a exposé des châssis vides, les tressages… Donc le sujet, c’est le sujet du tableau, chez Dezeuze. Peut-être que je viens prolonger Support-Surfaces. Peut-être… Tout l’art conceptuel, dès les années 60, re-questionne l’objet.
M : Donc, pour en revenir à ce tableau [ci-dessus] cette structure verticale, qu’est-ce que c’est ?
T : Eh bien ! c’est un fragment de tableau.
M : Un fragment de tableau…
T : Le tableau s’est complètement déformé.
M : Il y a un côté botanique un peu, non ?
T : Oui. Là, je suis dessus sur trois-quatre ans. C’est un nouveau sujet ; la toile prend sa place, elle s’impose à moi. Je ne l’ai pas choisi.
 
[Revenu au rez-de-chaussée]
Al Martin : je fais une couche de peinture, monochrome, par jour, pendant un an. Ça c’est la préparation de la toile. Et puis une fois que c’est fini, je creuse les toiles avec une gouge. Donc j’enlève les morceaux que je garde, avec lesquels je vais faire d’autres toiles ; que j’appelle les peintures « H-ié ». Et puis après c’est poncé, au papier de verre, sous l’eau, dans l’évier, où je récupère aussi ce qu’on appelle la « boue ». La boue c’est la couleur qui contient toutes les couleurs. C’est une couleur de boue.
M : Donc vous comptez les couches que vous grattez aussi ?
Al Martin, “peintures inversées”, c.a.p. (couches d’acrylique poncées). De gauche à droite, Moules au pinacle, 2001/2002 ; Pressements d’oeufs, 2003/2004 ; Caresse du doigt, mon cher comte, 2010/2012 (crédit photo POCTB)
 
AM : Voilà la comptabilité derrière [Al Martin a décroché un tableau, le retourne, et me montre autant de traits symbolisant le nombre de jours]. Toutes les couches sont marquées, avec une barre.
M : Donc vous mettez 365 couches, et après, vous allez en regratter autant ?
AM : Oui. Et je retourne, ce que j’appelle “retourner à la vierge”, à la toile vierge. Celle-ci, par exemple [ci-dessous], contient toutes les couches de peinture.
 Al Martin, (détail)
 
M : C’est extraordinaire. Et ça fait longtemps que vous avez initié ce processus ?
AM : La première, et j’en fais très peu, je l’ai commencée en 1992. Donc sur une toile comme ça, il y a à peu près un an et demi de travail. La surface réelle de peinture, correspond à une toile 32m carré. C’est un espace concentré, ce n’est pas un espace diffus.
M : Un empilement du temps
AM : Oui, c’est de la mémoire ; le temps, qui sert à faire, et surtout une mémoire. Ce que j’appelle la mémoire, c’est toutes les couches de peinture qui sont en dessous. Mais je m’en fiche un peu des couleurs.
 
Mychkine : Qu’est-ce que c’est ?
Arnaud Vasseux, ”Cassable”, plâtre (crédit photo POCTB)
 
Arnaud Vasseux : C’est un « Cassable » ? Un « Cassable », c’est une sculpture éphémère, qui est réalisée à même le lieu, et qui est toujours spécifique, en fonction des caractéristiques du lieu, c’est-à-dire pas seulement des caractéristiques architecturales, mais qui peuvent considérer aussi son histoire, ses usages, etc. Ici, au POTCB, c’est un ‘white cube’, dans la tradition des galeries d’art, donc la spécificité est moins évidente. Et je ne savais pas avant le montage que ce lieu était une ancienne fabrique ; les piliers qui caractérisent cet espace sont des restes anciens de l’architecture industrielle, au même titre que la façade en brique. Et ces piliers m’ont tout de suite intéressé, parce que c’est l’espace qui m’intéresse avant tout. Moins les murs que l’espace. Et les piliers sont là, on ne peut pas les éviter, faire sans, et d’une certaine manière, on voit souvent dans les expositions qu’on tend à les éviter. J’ai trouvé que c’étaient des interlocuteurs intéressants pour faire quelque chose dans cet espace. Puis j’ai découvert, très peu de temps avant de venir, que la cimaise qui m’était destinée, était mobile. Et donc ça m’a donné envie de la laisser ouverte, c’est-à-dire de montrer la mobilité de ce mur qui décale tout. Alors le premier geste, c’est celui d’ouvrir, et le second geste c’est d’appuyer, sur cette cimaise mobil ; d’élever et de construire un « Cassable » qui rejoint un des piliers, en l’occurrence celui qui est au centre. Et je me sers des deux autres piliers pour mettre en tension le moule qui lui-même est accroché sur ce pilier. Les trois piliers sont pris en compte. Les deux déformations sont nées de l’accroche aux autres piliers. J’essaie de travailler à la limite du matériau, d’essayer de trouver, d’atteindre cette limite. C’est pour cela qu’un « Cassable » est un Cassable, c’est-à-dire qu’il n’est intéressant que s’il approche la limite de stabilité. Et si c’est trop solide, ce n’est pas un « cassable », c’est une sculpture, comme on en voit partout. […] Donc au départ il y a une bâche, parfaitement tendue, parfaitement droite.
 
 
 
M : Ça se voit des deux côtés ?
V : Ça se voit des deux côtés. Il y a un côté qui est moulé, comme une empreinte ; l’empreinte de la bâche, l’empreinte de sa matérialité, c’est ce qu’il y a de plus proche de l’enregistrement, et de l’image. Et puis de l’autre côté, c’est le lieu de la fabrication, le lieu de la projection, c’est la paroi.
M : Comment as-tu fait pour ce soit aussi lisse ?
V : Ça c’est l’empreinte de la bâche. La bâche était tendue, et le plâtre est projeté sur la bâche. C’est un enregistrement, dans le temps, du processus de moulage ; les plis [i.e., photo ci-dessus] changent pendant la fabrication ; il y a de nouveaux plis et de nouvelles courbes qui se forment pendant la réalisation. Donc ce n’est pas simplement le moulage de la bâche ; c’est-à-dire que la réalisation même modifie le moule. Il y a donc une interaction ; le processus informe — aussi —, la forme : C’est un échange.
 
[Face au dessins]
M : Donc là nous sommes devant des gravures ?

Arnaud Vasseux, “encre flottante” (suminagashi)(crédit photo POCTB)

V : Non. Le terme le plus exact, ce serait « capture ». C’est une série sans fin, non déterminée, non numérotée, c’est pour ça que je parle de « famille d’oeuvres » : La famille des « Encres flottantes ». Le terme « encre flottante », je l’ai obtenu à partir du terme japonais suminagashi, qui est en fait l’origine de ce procédé, qui consiste à déposer de l’encre sur un bac d’eau, et ensuite de déposer le papier pour venir capter le phénomène qui s’est produit à la surface de l’eau. Donc c’est l’inverse de l’aquarelle (déposer de l’eau et de l’encre sur du papier) : On dépose le papier sur l’eau. On a une surface très lisse, qui va venir recueillir exactement le phénomène de l’expansion qui s’est produit à la surface de l’eau ; en l’occurrence, ici, c’est une goutte  de peinture à l’huile. Au Japon, il ne s’agit que d’encre de Chine. Parfois, j’utilise des médiums différents ; ici du goudron, là de la peinture à l’huile, que je dilue à ma façon. […] Donc là encore, il y a une économie de moyen ; comme avec le plâtre, je ne peux pas faire plus fin sinon ça tombe, et là, idem, c’est le film le plus fin que tu puisses obtenir à partir d’une goutte de peinture.
M : L’infra-mince, comme dirait Duchamp
V : Cela tend vers la chose la plus mince possible. 
 
Mychkine : Comment obtenez-vous ces photos ?
François Tresvaux : Par une technique qui s’appelle le mordançage.
 
 François Tresvaux, mordançage (crédit photo POCTB)
 
  François Tresvaux, mordançage (crédit photo POCTB)
 
M : C’est-à-dire ?
T : Il y a plusieurs termes ; c’est une gravure chimique (chlorure cuivrique, acide acétique, eau oxygénée ou péroxyde d’oxygène, eau.) C’est une gravure, une morsure, ou une attaque de la gélatine qui agit principalement sur les “noirs” de l’image. Et ça à la particularité de transformer la gélatine, de la fondre [i.e., une pellicule est constituée d’un film support en plastique, recouvert d’une émulsion : c’est une couche de gélatine sur laquelle sont couchés en suspension des cristaux d’halogénure d’argent], de la dissoudre même, complètement. Donc, moi je pratique ça sur le négatif. Du coup, quand la gélatine reprend sa forme initiale, elle sèche, et se rigidifie, et j’ai de nouveau un négatif. À partir d’un négatif développé, on lui applique ce bain.
M : Ce processus de “corrosion”, pour ainsi dire, vous le stoppez quand vous voulez ? Comment ça marche ?
T : Je pose l’image sur une surface plane, et je laisse sécher, ou lui fait subir différents traitements (séchage à lampe, congélation, etc.)
M : Et donc au départ, ce qui vous intéresse, c’est le motif de la photo, ou bien le développement et votre processus ?
T : c’est l’expérimentation. 
Addendum Texte de Tresvaux
J’étudie à travers ces photographies, la structure dynamique d’une matière particulière : la gélatine.
Les arbres ne sont pas le sujet. Ils sont dans le sujet.
L’argent, la gélatine, le bromure et les autres sont mes sujets.
Mon travail à l’intérieur s’apparente à celui du photographe à l’extérieur. Je fige le mouvement de la gélatine, pour mieux l’observer et mieux l’étudier. Pour ne pas l’oublier aussi, je conserve cet instant délicat, sensuel.
Il est tout aussi fascinant d’observer la gélatine se contracter, se détendre, s’accrocher, se refroidir, glisser, fondre, bouger… que d’observer une scène de rue. Ces deux mouvements sont analogues.
L’essence de l’arbre se perd ou s’enfonce dans la gélatine. Je creuse la gélatine. J’explore les nombreuses couches du négatif. Je pénètre la matière photographique. Je cherche, je détruis, je transforme. Je suis matérialiste.
Mon principal objet de recherche est donc d’observer et d’étudier les forces et les conditions physico-chimiques susceptibles de produire et de développer des formes et des structures analogues à celles des êtres vivants.
J’observe le mouvement. Je le contemple, je le fige.
Je touche la matière je lui impose mes choix, mon esprit. J’imprime ma liberté. Ce qui se passe dans mon laboratoire est ce qui se passe dehors. Je cherche comme on peut chercher dans le regard de l’autre. Parfois j’ai l’impression d’effleurer quelque chose et puis l’instant s’en va. Parfois je le fige mais le véritable instant est déjà loin. Alors je me contente de l’illusion. De sa beauté.
Les premières couches de gélatine qui constituent le négatif me font penser à une peau.
Finalement la photo d’un arbre n’est rien d’autre que quelques grains d’argent emprisonnés dans une gélatine de peaux de porc. Je reconnais la réalité atomique de la photographie et donc par là son mensonge. Ou sa vérité.
Quelques grains d’argent emprisonnés dans une gélatine de peaux de porc.
 

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