Peter Schjeldahl sur Matisse (Hommage 1)

Peter Charles Schjeldahl (March 20, 1942 – October 21, 2022), was an American art critic, poet, and educator. He was noted for being the head art critic at The New Yorker, having earlier written for The Village Voice and The New York Times.

 

The New Yorker, 09 mai 2022

Peter Schjeldah

The Immersive Thrill of Matisse’s “The Red Studio”

le frisson immersif de « L’atelier rouge » de Matisse

 

Le grand tableau d’Henri Matisse « L’atelier rouge » (1911) est une icône si familière de l’art moderne que l’on peut se demander ce qu’il reste à dire — ou même à remarquer —, à son sujet. Beaucoup de choses, comme le prouve la boîte à bijoux exposée au Musée d’art moderne. L’exposition entoure le rendu éponyme de l’atelier de l’artiste avec la plupart de ses onze œuvres antérieures qui, copiées à main levée, poivrent le fond uniforme du tableau, d’un rouge vénitien puissant (certaines des pièces originales sont prêtées par des institutions d’Europe et d’Amérique du Nord). L’exposition comprend également des peintures, des dessins et des gravures ultérieurs, ainsi qu’un abondant matériel documentaire. L’ensemble, monté avec éloquence par les conservateurs Ann Temkin, du MOMA, et Dorthe Aagesen, de la Galerie nationale du Danemark, plonge le spectateur dans les merveilles d’une révolution artistique qui résonne encore aujourd’hui.

Superbe ? Oh, ouais. La félicité esthétique sature — de manière radicale, à un degré qui peut encore surprendre quand on y réfléchit —, les moyens, les fins et l’âme même d’un style qui était si en avance sur son temps que sa pleine influence a mis des décennies à se manifester. Elle l’a faite de manière décisive dans les tableaux de Mark Rothko et d’autres expressionnistes abstraits américains, dans les années qui ont suivi l’acquisition par le MOMA, au milieu du siècle dernier, du “Studio rouge”, qui était jusque-là resté dans l’ombre. Les œuvres qui sont visuellement citées dans la pièce — sept peintures, trois sculptures et une plaque de céramique décorée —, cohabitent avec des meubles et des éléments de nature morte. Les contours tendent à être sommairement indiqués par de fines lignes jaunes. Une partie d’une fenêtre bleu pâle s’impose. Mais rien ne vient perturber l’harmonie essentielle de la composition, les détails frappant l’œil d’un seul coup, avec un fracas concerté.

Il n’y a aucune possibilité de pénétrer dans l’espace d’angle représenté, même par le biais de l’imagination. Seuls certains contrastes subtils de teintes chaudes et froides, qui attirent et repoussent le regard du spectateur, laissent entrevoir une quelconque profondeur picturale. Matisse ne retient pas les formes qui avancent et reculent visuellement, comme dans le cubisme contemporain de son grand ennemi Picasso. (Qui sortira vainqueur de l’agonie de toute une vie ? La question est sans objet. Ils sont comme des champions de boxe qui ne peuvent pas se taper dessus parce qu’ils sont sur des rings différents). Même le tableau vaguement cézannien “Baigneurs” (1907), qui représente un couple nu dans un paysage herbeux — l’un des tableaux de “L’atelier rouge” dont l’original est présent pour l’exposition —, se lit démocratiquement. Des traits rapides se bousculent dans un plan optique unique, bien que froissé. Voyez si ce n’est pas le cas, alors que votre regard se promène en douceur sur des contours noirs parmi la verdure, l’eau et le ciel bleus, et la chair orangée.

Henri Matisse, “Bathers”, 1907, oil on canvas, 73 × 59 cm, The National Gallery of Denmark, Copenhagen

 

Henri Matisse, “L’Atelier rouge”, 1911, huile sur toile, 181 x 219 cm, MoMa, New York

En 1907, lorsque Picasso a peint sa pierre de touche insurrectionnelle “Les Demoiselles d’Avignon”, l’espagnol a commenté de manière acerbe la toile révolutionnaire de Matisse de la même année, “Nu bleu (Souvenir de Biskra)” :« S’il veut faire une femme, qu’il fasse une femme. S’il veut faire un dessin, qu’il fasse un dessin ». En vérité, Matisse a fait les deux à la fois, intégrant les deux fonctions primordiales de la peinture — illustration et décoration. Le “Nu bleu” est absent de “L’atelier rouge” et de la présente exposition, mais son esprit persiste dans les trois sculptures exposées, qui prolongent, dans la ronde, la touche picturale dans la figuration picturale plate de Matisse. Elles égalent presque, pour moi, les exploits du vingtième siècle en trois dimensions de Brancusi et Giacometti.

Henri Matisse, “Nu bleu (Souvenir de Biskra)”,  1906, huile sur toile, 92 x 140, Baltimore, Baltimore Museum of Art, USA

L’inception du “Studio rouge” est venu via une commande décorative par le magnat moscovite du textile Sergei Ivanovich Shchukin, un éminent collectionneur d’innovations européennes, des impressionnistes aux post-impressionnistes, en passant par celles dont la peinture était à peine sèche. Ses collections, qui ont été saisies par les bolcheviks en 1918, sont aujourd’hui les fleurons du musée d’État de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, et du musée d’État des beaux-arts Pouchkine, à Moscou. Parmi elles figure une œuvre absolument stupéfiante de Matisse, “La conversation” (1908-12), que j’ai découverte à l’Ermitage en 1989. Un air ironique de comédie domestique infléchit le bleu intense dominant de l’œuvre et la ravissante vue florale de la fenêtre. L’artiste, à l’air doux, debout en pyjama, affronte sa femme assise, la formidable Amélie, que je ne peux m’empêcher d’imaginer en train de lui dire d’aller prendre son petit-déjeuner (Matisse n’est presque jamais spirituel, mais une sorte d’humour spectral, empreint d’audace pure, traverse presque tout ce qui sort de sa main). Cette image ne figure pas non plus dans l’exposition actuelle, mais elle est tatouée dans ma mémoire.

 

Henri Matisse , “La conversation”, 1908, huile sur toile, 177 x 217 cm, Musée de l’Ermitage, St Petersbourg, Russie 

 

Le généreux mécénat de Chtchoukine en faveur de Matisse, qui débute en 1906, libère l’artiste et sa famille de plusieurs années de pénurie. Il leur permet de déménager dans une maison confortable à Issy-les-Moulineaux, à quatre kilomètres de Paris, et d’y construire, en 1909, le spacieux atelier qui deviendra le site et souvent le sujet de presque toutes les œuvres de Matisse jusqu’à son départ pour Nice, en 1917. En janvier 1911, le collectionneur demande un trio de tableaux de même taille, chacun mesurant environ 1,80 m sur 2,50 m, laissant à Matisse le soin de choisir le sujet. Chtchoukine acquiert le premier, le relativement calme “Studio rose”, mais, en recevant une copie à l’aquarelle de ce que Matisse a intitulé “Panneau rouge”, il refuse poliment le projet.

Chtchoukine a expliqué qu’il préférait les tableaux avec des personnes, ignorant la présence de nombreuses figures dans la citation visuelle des œuvres précédentes, comme le robuste et séduisant “Jeune marin II” (1906), dont l’original est prêté pour l’exposition par le Metropolitan Museum, et le violemment audacieux “Nu au foulard blanc” (1909), fourni par la Galerie nationale du Danemark. Ou bien même le Russe, trop indulgent pour le dire, a-t-il reculé devant l’énergie en fusion de l’image ? Matisse est resté singulièrement controversé dans les cercles artistiques de l’époque, même si le dessin surnaturel de Picasso en a désarmé plus d’un.

Encore appelée “Panneau rouge”, l’œuvre apparaît en 1912 à la deuxième exposition post-impressionniste de Londres et, l’année suivante, à l’Armory Show de New York et Chicago, mais ni elle ni aucune autre œuvre de Matisse ne se vendent. (Lors d’une interview de l’artiste par le Times en France, en mars 1913, la critique Clara T. MacChesney s’est hérissée d’une résistance condescendante face aux commentaires gracieux de Matisse, qui s’est efforcé de faire comprendre qu’il était un père de famille “normal” plutôt que la sainte terreur négligée à laquelle elle s’attendait). Le tableau est ensuite resté en possession de l’artiste et hors de la vue du public jusqu’à ce qu’il soit acheté, en 1927, comme un bibelot chic pour un club social classe réservé aux membres à Londres. Après une période de propriété privée, il a été acheté avec enthousiasme par le MOMA en 1949, juste à temps pour sa pertinence charismatique pour les artistes de New York et finalement du monde entier.

À mon avis, il y a trois échecs différemment instructifs parmi les œuvres de la présente exposition. “Le Luxe II” (1907-08) représente trois nus monumentaux de bord de mer, curieusement rendus à la détrempe (colle de peau de lapin) plutôt qu’à l’huile sensuelle, pour un effet statique et sec. Mais cette œuvre valait manifestement la peine d’être tentée par Matisse et prend place dans “L’atelier rouge”. C’est peut-être la nostalgie qui l’a poussé à incorporer un petit morceau, “Corse, le vieux moulin”, peint en 1898, alors qu’il avait vingt-huit ans, qu’il sortait à peine de l’école d’art et qu’il venait de se marier. Ce motif conventionnel présente un mélange irrésolu de techniques post-impressionnistes et de techniques naissantes du fauvisme — une bombe à retardement, en fait.

Il m’a fallu un certain temps pour me calmer sur “Grand intérieur rouge” (1948), d’abord impressionnant, qui clôt l’exposition en tant que complément de “L’atelier rouge”. Encensé à l’époque par le critique formaliste Clement Greenberg, il est certes magistral, avec des représentations virtuoses de tableaux précédents et beaucoup de fleurs dans des vases. Mais je trouve que l’œuvre est entachée d’une qualité — le bon goût —, que Matisse a parfois risquée mais qu’il a toujours évitée durant la majeure partie de sa carrière. On a l’impression qu’elle n’est pas sincère, qu’elle n’est pas passionnée, qu’elle est strictement professionnelle. Peu de temps après avoir terminé cette œuvre, Matisse, toujours conscient de lui-même, pose ses pinceaux, prend une paire de ciseaux et commence les improvisations sensationnelles en papier coloré découpé qui l’absorberont jusqu’à sa mort, en 1954. Une fois de plus, il a trouvé le chemin d’un impératif intérieur qui, avec une nonchalance typique, a précipité d’immortelles conséquences extérieures.

Henri Matisse, “Grand Intérieur rouge”, printemps 1948, huile sur toile, 146 x 97 cm, Centre Pompidou

 

PS. J’ai, sans vergogne, traduit l’article de The New Yorker. Je les ai prévenus, et j’espère qu’ils ne le prendront pas mal. Il s’agit de partager la connaissance, rien de plus ; comme d’habitude. J’ai même ajouté des illustrations qui ne sont pas dans l’article original.

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 

 


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