Peut-on critiquer via des images ?

Suite à mon article “Sabotage” #1, j’ai essuyé des critiques mêlées à un tas informe de bêtise. Cependant, quand on critique négativement quelque chose, il faut s’attendre à recevoir quelques amabilités en retours. De fait, surnageant dans ce tas informe, il y a tout de même un point, relayé par certains, qui m’a fait réfléchir, et qui est la cause de cet article. On  m’a fait le reproche que, puisque je n’ai pas vu les pièces de Sabatier à la galerie Grimont, je ne peux pas en parler. Cela mérite une petite réflexion. Mais déjà, j‘en infère immédiatement que si mon article eut été élogieux, personne ne m’aurait demandé si j’avais vu les pièces en vrai, et personne non plus ne m’aurait reproché d’avoir louangé via Internet et un document pdf. C’est absolument certain. Pourquoi ? Parce que, dans l’histoire d’Article, mes articles et les réactions des artistes le prouvent. Certes, il arrive que certains artistes, bien entendu, m’aient dit que de visu, c’est encore mieux !, bien sûr, cependant, une fois l’article terminé, et lu, je n’ai jamais, je dis bien jamais, reçu d’un artiste le regret que j’aurais manqué quelque chose à cause du medium. Qu’en conclure ? Qu’il est parfaitement possible de critiquer une œuvre d’art via une photographie. Bien entendu, il m’arrive de prendre en photos moi-même les œuvres, en visite d’atelier ou en exposition, mais, à partir de quoi vais-je écrire quand je serai rentré chez moi, et installé à mon bureau ? Des photos ! Il y a quelque chose d’intéressant à interroger ici. Si l’on parvient à bien ressentir, à bien penser une œuvre à partir d’une reproduction, alors la présence nécessaire de l’œuvre n’est-elle pas en partie mythique, voire “romantique” ? Et par exemple pourquoi, quand je feuillette mon livre sur Ellsworth Kelly, et peu à peu, suis-je envahi par une certaine forme de joie paisible ?

Il est fort peu probable que la plupart des critiques d’art n’aient jamais écrits en même temps qu’ils voyaient l’œuvre ; bien plutôt, s’ils ont peut-être pris des notes sur le vif, ce qui m’est arrivé aussi, ont-ils écrits leurs critiques une fois rentré chez eux, ou ailleurs, et, une fois assis, se sont mis en position de quoi ? De se resouvenir. Une fois seul face au papier, il faut bien se rappeler de ce qu’on a vu et ressenti, et, si on n’a pas d’image sous la main, est-on certain de bien tout se rappeler ? Et, ainsi, si l’on plonge un peu dans l’histoire des appréciations esthétiques, et si l’on pense par exemple à Élie Faure, croyez-vous qu’il a écrit partout là où lui commandait la géographie ? Allons donc ! Et pourtant, il a bien fait éditer une Histoire de l’Art, mondiale et historique, qui plus est. N’écrit-il que des âneries ? Je ne pense pas. Il est bien clair qu’il a son style, mais il n’est point fermé à la chose artistique. Or donc, Faure a bien entendu aussi travaillé à partir d’images, tout comme Aby Warburg, d’ailleurs. Et, de fait, et vu les époques, croyez-vous que Faure et Warburg avaient toujours sous la main des photographies couleurs ? Bien sûr que non ! Je suis prêt à parier qu’aucun des documents photographiques tenus en main par Faure et Warburg, et pour ne citer qu’eux, n’étaient en couleur (et oui, bien sûr, ils ont aussi visité les musées et voyagé). Ont-ils, cependant, écrit n’importe quoi ? Je n’en ai pas l’impression. Déplaçons-nous à notre époque. Nous avons des moyens de reproduction tout à fait performants, et nous pouvons admirer des images en haute définition. Avons-nous gagné en fidélité ? Oui. Pouvons-nous examiner une œuvre à partir d’une photographie, et s’en faire une idée ? Évidemment, et beaucoup de gens en sont capables. Disons cela encore différemment, avec deux exemples concrets.

J’ai horreur, oui horreur, des peintures de Buffet et de Mathieu ; je trouve cela hideux et très mauvais. J’ai vu, en vrai, et par hasard, quelques tableaux de l’un ou l’autre, tandis que, bien avant, je m’étais formé mon jugement et mon goût à partir d’images. La rencontre du réel — le tableau —, a-t-elle bouleversé mes conclusions empiriques ? Non, pas du tout ; c’est toujours aussi laid et mauvais. Et rien, à mon avis, ne pourra me faire changer d’avis. Un autre exemple. L’autre jour, je visite l’exposition Bacon, j’y étais obligé par mon ticket… Sinon, je m’en serais passé. J’y vais donc. Les tableaux de Bacon ne m’ont pas “parlé” plus que cela, pas plus qu’en photos auparavant. Cela ne m’a rien “fait”, rien du tout. À ce moment, je ne sais pas si Bacon, pour moi, est un mauvais ou un bon peintre. Or, l’expérience esthétique a à voir avec le faire, le travail, en nous, de ce que l’interposition d’un objet destiné à cette fin et nous, les récepteurs, produit, ou “rend”. Voyez-vous ? Je pense très sincèrement que Buffet et Mathieu (parmi d’autres), sont des artistes terriblement mauvais et surévalués. Mais je ne me prononce pas sur Bacon, par exemple. Je ne “sais” pas quoi en dire. Inversement, je pense que Liam Everett (dont j’ai vu physiquement les peintures) est un excellent peintre ainsi que Hervé Ic (dont je n’ai pas été en présence des peintures), par exemple, et j’ai tenté, à ma manière, de le démontrer dans mes articles afférents, sur ce site même. Mais la démonstration esthétique ne vaut pas loi. Ainsi, la question n’est pas de savoir si j’ai raison ou tort, et cela ne se joue pas là. La question est : Qu’est-ce que “me fait” tel art ? Me fait-il quelque chose ? Ne me fait-il rien ? Me bouleverse-t-il  (comme un Pollock) ? M’émeut-il (comme un Rothko) ? Kant l’a écrit : on ne peut pas statuer sur les jugements de goûts, on ne peut pas légiférer, on ne peut pas apprendre des règles pour faire de l’art, et heureusement !, sinon nous pourrions ériger des Lois pour édicter ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. Mais seuls les régimes totalitaires ont promu une imbécilité pareille, et je ne sais quel historien a inventé l’abominable oxymore d’art totalitaire. Cela n’existe pas, l’art totalitaire. Pour en finir, il arrive que l’art nous “fasse” quelque chose de désagréable, provoque en nous une consternation, une sourde colère. Dans ces moments, il est sain de pouvoir l’écrire aussi, même si ce n’est pas agréable, car, dans certains de ces moments, on peut ressentir profondément la différence qui existe entre la sincérité et la rouerie, le faire et le faire-semblant, le beau et le m’as-tu-vu, ou encore le talent et son absence.

 Léon Mychkine

 

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