Photographie et abstraction. Association vraie ou bien ou bien ?

Une photographie, c’est une image. On trouvera peut-être restrictive cette définition, mais elle me semble assez congrue. C’est une image qui ouvre, ou qui ferme, qui donne, ou qui retient ; qui permet, ou qui interdit ; c’est quelque chose qui, si on peut “rentrer” dedans, devient mental, cosa mentale. Tout cela est d’un banal… Oui, mais certains photographes jouent avec/de cette banalité, comme si, prendre une photo, c’était banal. Alors, on le sait, depuis la production en masse d’appareils photographiques, des centaines de millions de personnes sont devenues “photographes”, et des milliards le sont de nouveau devenues avec les applications sur les ‘smartphones’. Encore des banalités. C’est bien pourquoi le photographe a intérêt à faire très attention à ce qu’il montre, ce qui, en guise d’avertissement, vaut pour tout autre domaine artistique, mais il est assez certain que n’importe qui peut se prendre pour un photographe avec un smartphone, bien plus que quiconque se prendrait pour un peintre en ayant acheté des tubes et un pinceau, par exemple. Du moins, celui qui viendrait d’acheter cet équipement se rendrait très vite compte que « peindre », c’est pas facile. À l’inverse, prendre une photo avec un ‘smartphone’, c’est super facile. Mais facilité ne veut pas dire réussite. Encore des banalités. Parfois, écrire des banalités est précurseur à un dire, prépare à un changement de rapport. Voici :

Imaginons un photographe qui a pris le parti de l’abstraction pure. Il montre ce type de travaux

Il s’agit ici d’une photographie de “traces” dans une chambre de Wilson. Sur une très fine plaque, à partir d’un champ électrique continu et diffus, on fait “dériver” des ions. L’image obtenue est la trace de leurs trajectoires. Notre photographe appelle cela : Photographie abstraite. Mais, en l’occurrence, est-elle tellement abstraite, cette  photographie? Du pur point de vue de la réalité, non : il s’agit bien de traces physiques laissées par des particules, traces physiques qui, en quelque sorte, sont produites par la nature, ce n’est pas la main de l’homme qui pousse les ions. Ce n’est donc pas abstrait. Mais supposons que le photographe ne nous ait rien dit de l’origine propre du sujet, et qu’il se soit contenté de la montrer, sans autre forme de procès. Il est à peu près sûr que la majeure partie des spectateurs n’y verrait goutte ; et alors, effectivement, peut-être, on pourrait parler d’“abstraction”. Mais, à bien réfléchir, il n’existe pas de photographie abstraite, au sens propre, puisqu’il n’y pas de photographie sans chimie, ou algorithme, et, surtout, toute manipulation d’un papier photosensible donnera, exposé au jour, une teinte quelconque. À l’inverse, posez donc quelques tubes, des pinceaux, face à une toile vierge, et attendez… Je gage qu’il ne se passera rien. Et c’est le moment de dire que, si la photographie est une image, le tableau n’en est pas une.

Talbot, dans son livre The Pencil of Nature (1844-46) écrit que les « plaques […] sont imprimées par la main de la nature ; et ce dont elles ont besoin en tant que délicatesse et fini d’exécution provient principalement de notre besoin de connaissance suffisante de ses lois.» La position théorique de Talbot constitue ce que j’appelle la position-trine de la photographie :

nature — sujet  — opérateur

c’est-à-dire qu’il faut un élément extérieur (la nature), un opérateur (le photographe), et un sujet discriminé dans la nature. On dira : “justement, les photographes abstraits n’ont pas nécessairement besoin de la nature”. Certes. Et on pourra prendre pour exemple Laure Tiberghien, qui ne travaille qu’au sein de sa chambre noire, avec ses feuilles et liquides. Mais, on peut se poser la question : Que reste-t-il de la photographie à ce moment ? À mon avis, pas grand’chose. De fait, ce genre d’interrogation conduit à poser une question simple, mais fondamentale :

Qu’est-ce qu’une photographie ?

Définition a minima : Au sens propre, et ontologique, une photographie est le résultat d’une interaction entre un 1) appareil et 2) un objet extérieur situé (en situation de prélèvement de ce qui est plus grand que lui, i.e., la nature), et 3) un opérateur. C’est une relation triadique :

objet extérieur situé — appareil— opérateur

Il y a du tiers. Si l’on reprend l’exemple du travail de Tiberghien, on sait, comme on peut le lire dans un numéro d’ArtPress, qu’il s’agit d’une photographie sans appareil photographique. Déjà, et si ma définition est acceptable, alors ce que produit Tiberghien n’est pas de la photographie, c’est autre chose. Cela ne veut pas dire que ce travail est nul et non avenu, cela signifie qu’il faut trouver une autre terminologie. De fait, je serais ici en désaccord avec Maynard, qui écrit : « La photographie est une technologie grâce à laquelle la lumière est dirigée pour fabriquer des états physiques que nous appelons des images. » Cela, me semble-t-il, est une définition ad regressio : Dès le début, nous n’en étions plus là ; et ce sont bien les photographes qui nous l’ont montré. Mais, pour en revenir à l’article d’ArtPress, son auteure, Sally Bloom, évoque-t-elle des photographes ? Non, mais des peintres. Elle écrit : « Convoquant une représentation provenant de l’abstraction américaine des peintres color-field (et l’on pense à Mark Rothko ou à Barnett Newman), elle en a fait disparaître le geste sans annihiler le corps et en a gardé l’idée.» Et voilà comment on fait passer la photographie par la fenêtre ! Entendons-nous : S’il est besoin, pour justifier la validité d’une photographie, d’en passer par la peinture, alors, je me demande ce qui reste de Photographie dans ou de cette photographie. C’est bien le problème fondamental de tout discours portant sur l’abstraction en photographie ; la justifier en référence à autre chose, autre chose qu’elle n’est pas ; et qu’elle ne surpasse pas. Aucune photographie de Tiberghien ne surpasse le moindre tableau des peintres mentionnés. Je n’en veux pas ici à Tiberghien de quelque manière que ce soit, je prends son travail comme exemple, et exemple, de surcroît, récent et très actuel, puisqu’il fait partie d’un collectif exposé notamment au Centre de Photographie d’Île-de-France, dont le titre, La photographie à l’épreuve de l’abstraction, contient peut-être, allez savoir !, sa part d’ironie.

Laure Tiberghien, ‘Blue 2018’, Analog C-Print, unique 30 x 40 cm

Plus sérieusement, il y a ici, posé-je, un problème théorique fondamental. De deux choses l’une : Soit la photographie détient une identité propre, personnelle, qui lui permet d’explorer sa nature encore jeune ; soit elle n’a jamais été capable d’obtenir un statut autonome (comme la danse, l’écriture, le chant, le dessin, etc.). Or, justement, l’histoire de la photographie fait immédiatement émerger des pionniers, qui ont distingué l’autonomie par rapport à la peinture, et, je tiens que, par la suite, tous les photographes qui ont fait perdurer la pertinence de cette invention ne se sont jamais rabattus sur la peinture pour la faire exister, ou quoi que ce soit d’autre. Pourquoi ? Parce que, justement, ils ont voulu produire un nouvel art, quelque chose de radicalement différent de tous les autres auparavant. On a cru, pendant un temps, que la peinture allait tuer le portrait peint. Que nenni ! De plus, et encore une fois, si l’on fait dépendre une invention artistique (et scientifique, car il a fallu beaucoup de science pour y parvenir), de son lien conceptuel ou esthétique avec un autre medium, alors cette autonomie, si patiemment et laborieusement acquise, est immédiatement abolie, et tout un héritage nié. Or, il y a de la photographie, c’est un fait. Et cet il y a, pourrait avoir à voir avec ce que Barthes appelait le « Ça-a-éte’», qu’il dénomme (un peu pompeusement), le « noème de la Photographie » (rappelons que le terme de noème est issu du vocabulaire philosophique, et qu’il signifie l’objet de la pensée.) La photographe a à voir avec ce qui a été, avec l’il y a, ce que l’on peut aussi appeler la consistance. Maintenant, une fois qu’une photographe a tiré d’un seul coup un négatif d’un appareil de type Polaroid, et laissé les photons s’imprimer dans la matière, demandons-nous : Qu’est-ce qui a eu lieu ? D’un pur point de vue technique, il s’est passé des événement chimiques. Du pur point de vue de la consistance : rien. Mais, voyez !, ce “rien” en photographie abstraite est toujours, et indûment, rattaché à la peinture abstraite, peinture abstraite, qui, pour le coup, ontologiquement, est consistante. Ainsi, comparer une photographie en chambre noire de Tiberghien avec Rothko ou Newman relève tout simplement d’un scandale, un scandale intellectuel et esthétique. Enfin ! Rappelons-nous comment est apparue cette manière de peindre. Dans son commencement, la peinture abstraite a toujours été sous-tendue par une (au moins) théorie :

Hilma af Klint, précurseure, avait voulu insuffler dans sa peinture une mystique spiritiste ; Kandinky avait une théorie psychico-mentale des couleurs ; Malevitch, dans sa période Suprématiste, accorde au noir et au blanc des puissances extraordinaires,  pour Klein, chaque couleur renferme un monde vivant, etc., et nous pourrions continuer la liste. Rien de tout cela dans la photographie abstraite, semble-t-il ; je ne connais aucun texte théorique d’un photographe qui aurait explicité pourquoi sa photographie révélait un unique fond bordeaux, par exemple, et quand bien même, il faudrait avoir élaboré une super-théorie, c’est-à-dire une théorie supérieure ou radicalement autre que tout ce que nous aurions pu connaître venant du domaine de la Peinture. De fait, il est cavalier, pour le moins, de baptiser une photographie non-identifiable comme « abstraite », et, encore une fois, c’est d’autant plus cavalier que, pour s’en laver les mains, on emprunte à un registre exogène, la Peinture. Mais c’est un argument qui semble fonctionner. Notez que cette position bancale (à tout le moins) est défendue par des théoriciens, tels Costello, qui, dans un article récent, tente de définir ce qu’est la photographie abstraite. À lire son article, ‘What is abstraction in photography ?’, il semble bien tenter de définir différents niveaux d’abstraction en photographie, dont la taxonomie serait trop lénifiante, mais, à un moment, il essaie de faire le point, et dit : « Arrêtons-nous pour considérer ce que nous avons vu jusque là. L’“Abstraction” n’est pas l’absence de dépiction, mais une forme restreinte de la même chose, dans laquelle on a l’expérience de voir — notamment des relations spatiales, des relations de profondeur entre plans, de couleurs, ou de lignes — sur une surface plate.» Passons sur le peu de considération conceptuelle chez Costello pour le terme même d’abstraction, qui ne consiste qu’en une reconnaissance optique de relations spatiales… Ne pourrait-on pas en dire autant d’un lé de papier peint, ou de la fenêtre devant moi ? Ensuite, il a recours au concept de “dépiction”, francisé depuis la notion de ‘depiction’, promue par Nelson Goodman (1968), et qui attise encore les débats. Disons, pour faire simple, qu’il y a une différence radicale entre description et dénotation ; or la dépiction ressortit à la dénotation, et, comme le dit très bien Dominique Chateau :« l’image à extension nulle ne dénote pas ce qu’elle dépeint, elle est dénotée par la description que nous en faisons.» Pour le dire autrement : Une image qui ressemble à quelque chose de réel, d’identifiable, n’est pas une dépiction ; mais une description. Une image qui ne ressemble à rien d’identifiable dans le monde réel est une dépiction : nous devons construire ex nihilo une interprétation, si cela est même possible, ce qui n’est pas toujours le cas. À ce titre d’exemple d’abstraction, Costello propose une fameuse photo de Siskind, ‘New York 2’, issue d’une série de photographies de murs décrépis :

Aaron Siskind, ‘New York 2’, 1951, Gelatin silver print, 42,5 x 35,2 cm, Moma, © Aaron Siskind Foundation

À part  de ce dont nous sommes au fait, peut-on considérer cette photographie en tant qu’abstraite ? Non. Pourquoi ? Parce que nous savons de quoi il s’agit (murs décrépis, etc.). Mais imaginons que nous ne le sachions pas. Pourrions-nous dire : “C’est une photographie abstraite”. Non. Pourquoi ? Parce qu’il nous faudrait, pour pouvoir le dire, une théorie. Or, de théorie, il n’y en a pas : Siskind a photographié des murs décrépis, c’est tout. Il ne s’agit pas de dépiction, mais de description. Mais peut-être est-ce pour cette raison que Costello, pour cet exemple, parle d’“abstraction faible” (‘weak abstraction’), mais on peut se demander si Costello ne chipoterait pas un peu trop, à force de tenter de doser la quantité d’abstraction trouvable dans telle ou telle photo, car, nous pourrions régler le problème immédiatement, en disant que, puisqu’il s’agit d’une photographie que l’on peut décrire (correspondant au monde réel), alors il ne peut s’agir d’une photographie abstraite. Mais dans sa tentative bien hasardeuse, Costello avance la ‘concrete abstraction’, telle qu’illustrée par exemple par ‘Freischwimmer,’ de Wolfgang Tillmans, comme ici :

Wolfgang Tillmans, ‘Freischwimmer 54’, 2004, C-Print im Künstlerrahmen, 237,0 x 181,0 x 6,0 cm, Städel Museum, Frankfurt am Main

Là encore, comme chez Tiberghien, nous avons un photographe qui opère en chambre noire, mais ne se servant que de la lumière et du papier. En cherchant dans la littérature, on trouve que Tillmans joue avec les codes de la peinture abstraite, tout autant que nous sommes sollicités par des idées de fluides, de fleuves, etc. Soit. Une fois de plus, on rabat la photographie sur l’héritage pictural, mais, en sus, on précise bien que telle image photographique donne l’idée de. Or, bien entendu, un tableau abstrait ne donne aucune idée du monde réel, et il faut rappeler ici qu’aux yeux même de Barnett Newman, les tableaux de Kandinsky n’étaient pas abstraits, car on pouvait y reconnaître des objets du monde réel.

Je crois que j’ai suffisamment, pour le moment au moins, tenté de montrer qu’il est plus que problématique de parler de photographie abstraite, et je vais en donner un dernier argument. Quand on parle d’abstraction en photographie, il est bien entendu que l’on fait dériver le terme depuis la peinture, et même de l’Histoire de la Peinture. Or, l’émergence de la peinture abstraite est indissociable de son Histoire, et, surtout, de ses pionniers. Or, on peut poser la question : Quelle est l’Histoire de la photographie ? Je veux dire : à quel moment, dans l’histoire de la photographie, apparaissent des théories abstraites de la photographie ? Je ne les connais pas. Je l’avoue. Mais je ne demande qu’à en prendre connaissance. Les peintres abstraits n’étaient pas d’aimables expérimentateurs qui s’amusaient à “voir” ce que poser n’importe comment de la peinture pouvait donner ; ils ne laissaient pas le medium prendre le contrôle, et, surtout, il faut y insister, ils pensaient, ils théorisaient, et aucune théorie en peinture abstraite n’est identique à une autre. Nous avons, encore aujourd’hui, des difficultés pour cerner cet objet encore récent dans l’histoire des arts qu’est la photographie, tout autant que le cinéma, d’ailleurs. Finalement, et je le redis, pour ma part, une photographie, c’est une image. Une image requiert du tiers (voir plus haut). Se contenter, en chambre noire, de faire jouer de la lumière sur un papier photosensible ne ressortit pas, à mon sens, à l’art photographique, c’est du bricolage ; mais parler d’abstraction en photographie, c’est une imposture ; cela révèle l’incapacité du champ photographique et afférent (critiques, commissaires, institutions) à inventer son propre vocabulaire, incapacité même qui, justement, tend à révéler le vide abyssal que masque l’appellation, et qui, au final, tend à montrer la probable inanité de la pratique même.

Références

Diarmuid Costello, What is Abstraction in Photography?, The British Journal of Aesthetics, Volume 58, Issue 4, October 2018

Sally Bonn, “Laure Tiberghien. Variations en un certain ordre assemblées”, ArtPress, Mars 2019

Patrick Maynard, The Engine of Visualization. Thinking Through Photography, 1996, Ithaca, Londres/ Cornell University Press.

Dominique Chateau, La question de la question de l’art, 1994 Presses universitaires de Vincennes

Nelson Goodman, Langages de l’art, 1998, Jacqueline Chambon

Barnett Newman, Écrits, 2011, Macula

Laure Blanc-Benon, “Dépiction et détection : quel rôle pour la notion de ressemblance dans les théories de la photographie ?”, 24-2 2020, Philosophia Scientiæ

Roland Barthes, La Chambre Claire, 1980, Cahiers du Cinéma/Seuil

PS. Toutes les traductions de l’anglais sont de mon fait.

Léon Mychkine


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