Photographie et fétichisme

L’exposition “La Photographie à l’épreuve de l’abstraction” (CPIF) est l’occasion d’interroger la présence tant thématique que sémantique des termes « photographie » et « abstraction ». D’abord, en préambule, rappelons qu’il n’existe pas d’art non-abstrait, sauf la musique — chant compris — (le son est une production naturelle, tandis qu’une reproduction bi-dimensionnelle ne l’est pas). Ceci dit, que signifie le second mot pour l’entité montrante ? Apparemment, tout de même, une œillade vers le passé. En effet, l’abstraction, en photographie, ça date : Nicéphore Niépce, Frederick Sommer, Man Ray, Anna Atkins, entre autres… Si on peut tout à fait comprendre que l’abstraction, l’expérimentation, l’amusement même, font partie de l’histoire de la photographie, on pourrait aussi espérer que la photographie devienne mâture, plus mûre. Je vais le dire en une phrase : je pense que la photographie abstraite est une régression ; une régression qui transforme — volontairement ou non, je ne suis pas dans leur tête —, les artistes en décorateurs. Prenons l’exemple de Liz Deschennes, une star du genre.

Liz Deschennes, Untitled, 2018,  Silver-toned gelatin silver photograms mounted on aluminium 152.4 x 3.8 x 25.4 cm, Galerie Campoli Presti 

Un photogramme, rappelons-le, c’est une image photographique obtenue sans utiliser d’appareil photographique, par exemple en plaçant des objets sur une surface photosensible (papier photo ou film) et en l’exposant ensuite directement à la lumière. En terme d’invention, ça remonte à 1860, avec William Henry Fox Talbot ! Dans le même registre, Deschennes donne à voir ceci :

Liz Deschenes, Gallery 7, 2015

Le curateur Éric Crosby écrit : « L’artiste produit ses photogrammes en exposant des feuilles de papier photo-sensitif à la lumière ambiante de la nuit avant de les laver avec un toner argenté — un processus dépendant de la température et de la lumière. Les images résultantes offrent un cadre en miroir, brumeux, reflétant les regardeurs qui les rencontrent ainsi que le contexte spatial de leur étalage.» (Source ici). On pourrait tout à fait conclure qu’il s’agit ici du degré quasi zéro de la photographie : si du papier photo-sensitif a bien été utilisé, chacune des pièces devient une sorte de monochrome miroir dans lequel on peut se voir et qui réfléchit tout… Normalement, bêtement, une photo, on “rentre” dedans, on n’en est pas expulsé, tandis qu’ici, l’image, littéralement, renvoie ailleurs, quand bien même on pourrait trouver qu’il s’agit là de photographies virtuelles, captant l’environnement autant qu’il est mobile ; mais cela me semblerait assez spécieux comme justification. Il est tout à fait certain que des personnes jugent cela très beau, oui, mais où est la photo ? Deschenes incarne bien cette tendance, chez certains photographes, à produire tout sauf une image. On trouvera peut-être qu’il s’agit là d’un summum du conceptuel… Peut-être, mais alors, au point d’envoyer promener le sujet photographique. On pourra toujours dire qu’une artiste, ici Deschennes, fait exactement ce qu’elle veut. Absolument. Mais on peut aussi se poser la question de la pertinence de la taxonomie : s’agit-il vraiment ici de photographie ? Je dirais qu’il s’agit d’autre chose, et donc pas de photographie stricto sensu. Je pense que, de la même manière que Rauschenberg avec ses ‘Combines’ et Judd avec ses ‘Specific objects’ voulaient faire autre chose que de la peinture en deux dimensions ou de la sculpture proprement dite, il est tout à fait possible d’exploiter le papier photo-sensible ; mais continuer d’appeler cela « photographie », et, en l’occurrence, produire un monochrome-miroir, devrait faire signe vers une autre appellation (sans compter le risque patent de régression). En attendant cette appellation, la démarche, tant chez l’artiste que celle consistant (quant au spectateur) à interpréter l’absence de signifiant me semble ne ressortir à rien d’autre qu’à une certaine forme de “fétichisme”. De fait, il y aurait alors ici la présence des deux “valeurs” que W. Benjamin avait séparé chronologiquement, la « valeur cultuelle » remplacée par la « valeur d’exposition ». Si on peut bien sûr discuter de la robustesse du couple forgé par Benjamin (on peut contester que l’art, avant sa “reproductibilité technique”, fut seulement et uniquement cultuel, et ce, depuis la Préhistoire…), on peut s’en servir quand même ici, dans la mesure où, si une telle proposition esthétique peut être reçue (et je parle autant pour Deschennes que pour d’autres, et par exemple Aurélie Pétrel, présentée au CPIF), cela semble induire qu’on a fusionné les deux valeurs : pour que l’on puisse s’extasier face à la simple exposition de papier-photosensible en 2015 ou en 2020, il faut avoir réussi à injecter quelque part dans le discours une plus-value qui, en l’occurrence, me semble tout à fait adéquatement désignable par le terme de « cultuel », culte qui “marche” encore avec la photographie car la magie du papier-photosensible n’est pas, preuve en est, prête de s’exténuer, tandis qu’un certain nombres de photographes sont passés à autre chose… Mais on pourrait certainement en dire autant d’autres œuvres plastiques — peintures, installations —, qui ne “tiennent” que par la fusion des deux valeurs, quand bien même certains artistes s’amusent à plagier la valeur cultuelle, comme si elle n’était là qu’en tant que clin d’œil, une plaisanterie ; mais puisqu’elle est bien présente, voire surlignée, alors l’humour supposé s’évapore comme un rideau de fumée, et ne reste que le cynisme, ou le calcul, voire la bêtise (les “énoncés” de Ben sont toujours stupides, mais ils sont devenus cultuels, la preuve, ils sont une marchandise ; garantie absolue de la réussite, en l’occurrence). Bref.

Puisque j’ai cité Pétrel, voici ce qu’elle donne à voir au CIPF, par exemple :

Aurélie Pétrel, ‘Tear down house III’, 2018, impression directe sur toles microperforées, 49 x 46 cm, © Adagp, Paris, Galerie Ceysson & Bénétière

Je laisse au lecteur le soin de délibérer avec lui-même, quant à la nature de cet objet.

Source : Walter Benjamin, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (dernière version), Œuvres III, Folio

 

Léon Mychkine


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