Pour écrire (à partir d’Alferi, Proust, Valery)

Écrire, ce n’est pas juste écrire.

On écrit pour des tas de raison, des tas de buts, d’objectifs. Mais écrire cela veut aussi dire écrire autrement, en léger dé calage.

Pierre Alferi : « L’objet littéraire est la phrase. Il n’y a pas de forme commune à toutes les phrases, et pourtant, dans chaque phrase nouvelle, on peut reconnaître la phrase.» Nous sommes bien d’accord. La littérature, c’est la phrase. L’art de phraser. Alferi : « Car la phrase est, d’abord, l’opération que chaque phrase nouvelle, pour s’inventer, dut pratiquer sur elle-même : l’action même de phraser.» Il ne suffit pas d’écrire ; il faut écrire, c’est-à-dire, oui, inventer la phrase. C’est une opération assez merveilleuse.

Quand je dis : « Le ciel se couvre », est-ce merveilleux ? Je n’en suis pas sûr. Ne serait-ce que pour la bonne raison que la phrase « le ciel se couvre » ne ressort pas à l’art littéraire, non plus qu’à l’art oratoire. C’est une phrase, pardon pour elle, banale. À l’origine, ce qui est banal est ce qui appartient à tout le monde, disons, dont tout le monde, alentour, peut faire usage. Un ban était au Moyen-Âge une circonscription seigneuriale, dans laquelle chacun et chacune pouvait avoir recours qui au four, qui au moulin, par exemple. On appelait aussi témoin banal celuy qui est toujours prest de servir de tesmoin à tout le monde. (CNRTL). Autrement dit, la phrase « Le ciel se couvre » n’appartient à personne, elle peut servir et sert à tout le monde. Du point de vue de la Philosophie de l’Esprit externaliste, on dira qu’aucune phrase n’appartient à personne, quand bien même poétique, ce qui est contestable ; mais nous n’allons pas entrer dans ce débat, par ailleurs passionnant mais chronophage.

Si j’écris : « Le ciel se couvre », peut-on dire que j’ai inventé cette phrase ? Non. En revanche, si j’écris :« J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance », peut-on dire qu’il s’agit d’une invention ? Absolument. C’est une phrase d’écrivain, en l’occurrence, de Marcel Proust.

Note. On pourrait s’accorder sur le fait que la moindre utterance d’un vocable est, constitue, de plein droit une invention, car certains chocs psychiques ou maladie nous démontrent bien que, dans certains cas, le cerveau ne peut plus inventer la formulation externe du moindre mot. Soit. Mais nous n’avons pas besoin d’en rester à ce niveau, sinon, alors, notre proposition s’effondre, et nous manquons quelque chose qui n’est pas disponible dans tout cerveau humain, à savoir la capacité de faire art, de faire de l’art littéraire. Pour revenir à notre exemple, il serait ridicule ou incongru que quiconque affirme qu’il a seul inventé la phrase « Le ciel se couvre », tandis que Proust eu été en droit de déclarer que cette phrase, tirée de la Recherche, c’est bien lui qui l’a inventée, et personne d’autre. En quelque sorte, personne ne peut récrire cette phrase de Proust, qu’en guise de citation. Pourquoi ? Sans vouloir disséquer la citation, on peut remarquer certaines caractéristiques propres qui font de cette phrase une phrase littéraire. 1) on se demande bien ce que sont des joues d’oreiller. Mais soit. 2) Si l’oreiller offre des formes de joues gonflées, c’est pour faire écho morphologiques aux joues de l’enfance, soit ce moment encore anatomique où, effectivement, le visage est davantage rond qu’allongé, ce qui ne manquera d’arriver. 3) Proust ne fait pas équivaloir l’enfance avec des “joues” d’oreiller, mais, là encore, ce contact frais entre visage et forme lui évoque un moment, une incise temporelle qui, à ce moment, et beaucoup plus tard, se rappelle à lui.

Alferi : « Chaque phrase fut phrasée — inventée, avant d’être employée — reprise. La phrase est ce moment où une phrase nouvelle se forme, l’avènement de sa singularité.»

Oui. Si je comprends bien ce que veut dire Alferi, il faut d’abord inventer la phrase. Cependant, je me dis que l’invention de la phrase se fait en l’écrivant ; elle s’invente à mesure de son inscription, son épellation. Exemple : « On ne peut guère en impresser quoi que ce soit ».  Cette phrase est de votre serviteur, et elle sert à illustrer le fait qu’à partir d’une reproduction noir/blanc d’une peinture de Matisse en 1913, on ne peut pas tirer grand’chose. À ce moment de ma phrase en construction, j’entre le verbe impresser, qui me semble soudain à peine français, mais qui me paraît correspondre exactement à mon sentir. Par acquis de conscience, je vérifie ; et ce cher CNRTL me confirme son existence : « Faire une empreinte dans qqc, imprimer un livre, imprimer, empreindre, graver.» Ainsi donc, on peut tout à faire dire qu’une image impresse dans notre esprit, ou pas. J’en suis heureux. Mais, ceci dit, rien n’empêche un écrivain d’inventer des mots. Certes. Et on en connaît qui ne s’en sont pas privés; et, en langue française, Rabelais en est certainement le champion.

Qu’Alferi, en écrivant, pense aux écrivains, est assez patent dans la dernière phrase citée : « La phrase est ce moment où une phrase nouvelle se forme, l’avènement de sa singularité.» Effectivement, ce qui distingue un écrivain d’un clerc de notaire (rien de méprisant ici) c’est la singularité : on peut reconnaître une façon d’écrire, ce qu’on appelait, jadis, un style. Quand vous vous trouvez devant la vendeuse en boulangerie, et que vous dites :« Une baguette assez cuite, s’il vous plaît », vous ne faites pas preuve de style, et c’est assez attendu. Encore une fois, la seule différence, que je vois, ici, avec Alferi, c’est que, dans ma pratique, je forme la phrase au moment où je l’écris, et donc je ne suis pas dans ce même mouvement asynchronique, chez lui, où il distingue invention avant emploi ; car la phrase s’invente au moment où elle s’actualise, et c’est ce qu’il faudrait développer : une théorie de l’actualisation littéraire — tout autant qu’artistique ; à quel moment ce que “je” produis devient quelque chose de plus tangible que du banal ?

« L’objet littéraire est la phrase » (Alferi). Ici, tout pourrait laisser accroire qu’il ne s’agit que de cela ; la phrase. Mais, excepté en poésie, une phrase prosaïque ne peut guère se comporter de manière monadique, elle résonne avec ses voisines, elle est interdépendante dans son milieu, à savoir les phrases qui, dans son environnement, lui sont proches, la jouxtent, même 10 lignes plus haut ; en écho, en rappel. Et c’est ce qu’on appelle alors un texte : « La cohérence minimale d’un texte, son unité la plus libre, ne lui vient pas du discours, mais de la voix » (Alferi). Ici, on peut supposer que les deux sont loisibles, bien entendu hors-champ purement littéraire (roman, nouvelle, etc.), puisqu’il est évident que la littérature ne consiste pas en un discours ; cependant que certaines branches de l’écrit (philosophie, critique, essai) peuvent recouper la voix et le discours. À ce moment, on prendra garde de ne pas tomber amoureux de sa propre voix, en instaurant une veille anti-narcissique, et l’on tentera de ménager voix et discours ; démarche qui pourrait équivaloir, en parallèle, à l’équilibre recherché par Paul Valery, entre rationalité et sensations (Esthésique et Poïétique).

 

Refs/ Marcel Proust, À la Recherche du Temps Perdu, Tome 1 /// Pierre Alferi, Chercher une phrase, 1991, Christian Bourgois éditeur /// Paul Valery, Discours sur l’Esthétique, 1937

En Une : Carnet manuscrit de À la Recherche du Temps Perdu, Marcel Proust.

Léon Mychkine

 

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