«…tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux ; je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entrouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle.»
Ici le jeune Marcel n’est pas encore devenu le grand écrivain, et c’est pour se distraire de ces souhaits auxquels il ne croit déjà pas, ou plus, qu’il contemple tant les objets dans l’atmosphère, jusqu’au sol. Cette diversion lui fait rerencontrer réel & réalité, dans un ensemble qui tient lieu d’un rendez-vous alchimique ; tout se livre à lui, dans sa perception, mais c’est un “tout” tellement “total” qu’il en déborde en capacité de recevoir, ce que toujours, produit le réel. Car le réel est un producteur d’hallucinations. Mais qui, à part un écrivain, un artiste, est saisi face au reflet d’un rai de soleil sur une pierre ? Personne. Et c’est pourtant là que prend et s’enracine le merveilleux. Ainsi, Proust sent bien que les objets (toit, reflet de soleil/pierre, odeur/chemin) l’invitent ; l’invitent à quoi ? À « venir prendre l’au-delà de ce » qu’il voit. Mais, comment prendre l’au-delà de ce que l’on voit ? Il y a là, un moment hallucinatoire. Parce que, tel que je comprends ici le jeune Marcel, il va tenter, en quelque sorte, d’augmenter sa vision, de pénétrer les secrets du visible. C’est dans ces moments, éventuellement, où l’on commence de voir ce que l’on ne voyait pas, mais qui reste, de toutes façons, et justement, indescriptible. Marcel est de bonne volonté, il reste « là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà de l’image ou de l’odeur.» Proust, le réel le faisait délirer. Comment voulez-vous aller au-delà d’une odeur, surtout, l’odeur d’un chemin ? Quelle est donc l’odeur d’un chemin ? Comme tant d’autres, le réel aussi me fait délirer, quand je prends, au moins une fois par jour, en moyenne, la posture proustienne (immobile/regarder/respirer/pensée au-delà de l’image). Sur le coup, Proust ne parvient pas à aller au-delà, et, plus tard, il y repensera, se remémorant ces objets du réel, qui lui ont échappé quand ils étaient, face à lui, actualisés. Les réactualisant seulement à l’aide de la mémoire, il cherche de nouveau à comprendre pourquoi ces choses « pleines, prêtes à s’entrouvrir », n’ont pas fait pas sauter leur « couvercle ». Autrement dit, si l’on comprend bien, car Marcel a parfois une manière toute particulière de faire parler le réel, les choses sont pleines et, en même temps, prêtes à s’entrouvrir davantage. Comment les choses pourraient-elles être à la fois pleines et susceptibles de s’entrouvrir encore dans leur plénitude ? Oui, mais, la question que l’on peut poser, c’est La plénitude n’est-elle pas, justement, qu’une façade, un parement ? Prenez un œuf. C’est un objet détenteur d’une forme épanouie, parfaite. Cependant, si on l’ouvre, on découvrira encore autre chose, etc. Voir un rai sur une pierre, cela représente quelque chose, déjà, en soi ; mais pénétrer le rai, aller au contact spatial et temporel entre la surface de la pierre et la touche, la pierre de touche, du rai, c’est encore autre chose ; c’est une épiscopie, une réflexion intellectuelle et sensitive qui plonge dans la matière.
Voyez cette image ↑. J’ai pris beaucoup de photographies, parce que, à ma simple manière, je cherchais aussi à révéler des secrets. Presque un an, jour pour jour, je retrouve cette image. Et je me dis qu’elle illustre, en quelque sorte, la quête de Marcel, celle de l’infini. En effet, et c’est mon sentiment irréfragable, si l’on parle souvent de l’infini dans l’infiniment petit, il s’actualise aussi en des endroits mésoscopiques, comme ici : quelques mètres carré d’eau, de fond, et de rais.
Ref. Extrait de : Marcel Proust, À La Recherche du Temps Perdu, “Combray II”
Léon Mychkine