L’appellation “expressionnisme abstrait” a été appliquée pour la première fois à l’art américain en 1946 par le critique d’art Robert Coates, elle avait été utilisée pour la première fois en Allemagne en 1919 dans le magazine Der Sturm, à propos de l’expressionnisme allemand. Aux États-Unis, Alfred Barr a été le premier à utiliser ce terme en 1929 à propos des œuvres de Wassily Kandinsky.» (For the People Artists Collective). Quant à Coates, il l’avait employé dans un article du New Yorker pour caractériser la peinture de Hans Hoffmann… Électrosite du MoMa :« Au fil des ans, ce nom a fini par désigner les peintures et les sculptures d’artistes aussi différents que Jackson Pollock et Barnett Newman, Willem de Kooning et Mark Rothko, Lee Krasner et David Smith. À partir des années 1940, sous l’égide du directeur Alfred H. Barr, Jr. les œuvres de ces artistes ont commencé à entrer dans la collection du musée.»
Comment voulez-vous vous y retrouver, à moins d’une indulgence qui frise la corruption intellectuelle ? Mais commençons par l’origine de l’expression, sous la plume de Coates, avec trois illustrations de tableaux d’Hofmann :
Ces trois tableaux, randomisés sur une période de sept ans, sont-ils déjà empaquetables dans le même sac ? On pourrait tout à fait supposer qu’il s’agit-là de trois artistes différents, non ? Alors, quand on étend l’appellation façon camembert (voyez ? par secteurs, et, en l’occurrence, par artiste), on se demande si tout cela n’est pas qu’une baudruche ? Exemple :
Dans l’exposition “Abstract Expressionism” (MoMa, 2010, réalisée par on comptait 69 artistes ! De Louise Bourgeois à Harry Callahan (?), de Sam Francis à Robert Frank, sans oublier Norman Lewis et Barnett Newman, entre autres. C’est une auberge espagnole 6XL. Une image trouvée dans un article sur le sujet résume bien cet esprit aubergiste :
Ici, manifestement, il y a vraiment un problème épistémologique : Comment subsumer sous la même appellation Rothko et Francis ? C’est impossible, voire ridicule. Mais c’est surtout dommageable, ce qui est pire, pour la bonne compréhension de ce que vise l’art moderne (l’art contemporain commençant vers 1965). Mais, pis encore, Jonathan Harris nous apprend, dans son livre Writing Back to Modern Art. After Greenberg, Fried, and Clark (2005), que l’expression promue par Coates est devenue, six ans plus tard, sous la plume d’Harold Rosenberg, celle de « peintres d’action », tandis que « Greenberg a trouvé son propre nom, plutôt maladroit, de “peinture de type américain”, en 1955.» On serait donc tenter de dire que l’appellation “abstract expressionism”, dès le début, fut un château de cartes.
Cependant, sur le site de la Royal Academy of Arts, on peut lire un texte, publié le 1 septembre 2016, en 6 points de David Anfam, qui tend à réhabiliter, justifier l’expression. Anfam est historien de l’art et curateur, et, on apprend qu’il a passé 30 ans a étudier l’Expressionnisme Abstrait (l’Ab Ex, comme il l’acronymise). On redira de nouveau que l’expression ne tenait pas debout dès le début, mais voyons les arguments qu’il développe, et, pour cela, nous passons au dernier point.
« 6. Pourquoi la réévaluer maintenant ?
Qu’ils l’aiment ou qu’ils le détestent, rares sont ceux qui contesteraient le fait qu’Ab Ex figure, avec le pop et peut-être le minimalisme, parmi les deux ou trois événements artistiques les plus fondamentaux de la seconde moitié du XXe siècle. Son influence a été phénoménale. Même Andy Warhol a cherché à interroger Pollock avec sa série de sérigraphies “Yarn” en 1983, qui contient des fils emmêlés parodiant les écheveaux de peinture de son prédécesseur. Avant lui, Jasper Johns Hon RA [i.e., Honorable Royal Academian] avait regardé Ab Ex à travers des lentilles ironiques pour figer sa “tumultuosité” picturale dans des surfaces d’encaustique soigneusement travaillées. Robert Rauschenberg et Roy Lichtenstein ont parodié le côté gestuel d’Ab Ex, respectivement en effaçant un dessin de Kooning (dans une œuvre de 1953) et en produisant divers tableaux onomatopéiques explosifs qui font sauter leurs messages branchés en réponse à l’apparente spontanéité et violence de Pollock & Co. Richard Serra a en fait conçu ses “Belts” (1966-67) comme une réponse spécifique à “Mural” (1943) de Pollock. Les grandes courroies en caoutchouc vulcanisé et les bandes de néon plongent le romantisme de Pollock dans un contexte industriel et d’entrepôt difficile.
Remarque et Interlude. On aura tout lu : Même Warhol a interrogé Pollock… Ça alors ! Cherchons à vérifier. À quoi ressemble “Yarn” (fil) ? À cela :
Effectivement, c’est très parlant, on voit tout de suite l’“influence” pollockienne sur Warhol. Mais, allez !, dites-nous que c’est pour rire ! À en croire Anfam, ces fils parodient les écheveaux de son prédécesseur. Mais il me semble pas que Pollock ait beaucoup pratiqué l’emberlificotement des fils… Ensuite, l’exemple avec Jasper Johns est totalement opaque. Enfin, ce sont Robert Rauschenberg et Roy Lichtenstein qui parodient à leur tour le côté gestuel de l’Ab Ex avec le fameux dessin effacé… Là encore, on ne voit pas le rapport. Rauschenberg n’a pas voulu s’inspirer de l’Ab Ex en effaçant un dessin de De Kooning. Il faut rappeler d’abord qu’il a commencé sur ses propres dessins, mais, comme il l’a dit : « Si c’était mon propre travail qui était effacé, alors l’effacement ne serait que la moitié du processus, et je voulais que ce soit le tout » (cité par Abigail Cain, In Artsy.net, Jul. 14, 2017). En 1953, De Kooning est le peintre le plus célèbre de New York, et c’est à lui, qu’il connaissait depuis le Black Mountain College, qui vient proposer ce geste un peu insensé. Au début, De Kooning est réticent. Et puis après quelques verres de Whisky, il finit par fouiller dans ses cartons à dessin, et lui en propose un. Remarquons que finalement ce n’est pas un dessin terminé que De Kooning fournit à Rauschenberg, mais un croquis (sketch). Ensuite, il faut bien savoir que l’artiste a mis deux mois pour effacer ce désormais rebaptisé “dessin”. Il a pris son temps. Il a dû mesurer chaque geste. Ainsi donc, et encore une fois, l’“Erased de Kooning Drawing” n’a rien à voir avec l’influence de l’Ab Ex. Comme l’écrit plutôt Leo Steinberg : « Lorsqu’il a effacé un dessin de de Kooning, l’exposant sous le titre “Drawing de Willem de Kooning effacé par Robert Rauschenberg”, il a fait plus qu’un geste psychologique à multiples facettes, il modifiait — pour le spectateur comme pour lui-même —, l’angle de la confrontation imaginative ; faire basculer l’évocation par de Kooning d’un espace-monde en une chose produite en la pressant sur un bureau.» (In October Files 4, “Robert Rauschenberg, MIT press, 2002). À voir le dessin de De Kooning effacé, on se demande encore davantage où est le rapport avec l’expressionnisme :
Fin de Remarque/interlude et reprise du texte d’Anfam :
Et parmi une myriade de contemporains, Ab Ex trouve des échos chez des artistes aussi dissemblables qu’Anish Kapoor RA, Anselm Kiefer Hon RA et Julien Schnabel. Tout art qui a jeté une ombre aussi longue mérite toujours d’être réévalué – jamais autant qu’en Grande-Bretagne, où la dernière enquête consacrée à Ab Ex s’est déroulée il y a (halètement) 57 ans. Certes, la Tate a présenté une série d’excellentes expositions monographiques depuis les années 1990— sur Pollock, Newman, Gorky. Mais le moment est venu de rassembler ces éléments en un seul et, je l’espère, grand tout.
En bref, Ab Ex s’est efforcé de donner une forme abstraite à quelques grands thèmes – dont la peur, l’espoir, le désir, la transcendance – ou, comme le disait Rothko, “la tragédie, l’extase, le malheur”. Ces sentiments ne sont rien de moins que les coordonnées éternelles de la condition humaine. Aussi “post-moderne” (faute d’un meilleur terme) que nous puissions devenir, aussi cynique ou chimérique que puisse être notre conception du “moi” singulier et authentique, nous serons attirés par ces émotions tant que nous resterons des êtres humains reconnaissables. En effet, la déshumanisation qui accompagne des aspects de la vie contemporaine tels que la haute technologie et le cyberespace, y compris l’attente que nous sommes censés répondre à tout ce qui nous bombarde 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, peut rendre cet art encore plus attrayant pour nos sensibilités agressées, c’est-à-dire blasées. En bref, l’Ab Ex est le langage des émotions et peut donc prétendre à être la dernière forme d’art humaniste à part entière. Il est grand temps d’aborder à nouveau ce spectre et les vocabulaires visuels vivifiants qu’Ab Ex a trouvés pour l’articuler. »
Je pourrais continuer à démontrer par l’exemple comment le texte d’Anfam a tout d’un montage parfaitement fictif, c’est-à-dire sans aucun espace permettant le moindre agrippement à ce mot si dévalué, à savoir la « vérité », mais je suppose que ma “remarque-interlude” suffira à cette démonstration. Le lecteur est sceptique ? Allez !, un dernier exemple. Anfam affirme que les “Belts”(1966) de Richard Serra sont une réponse spécifique à “Mural” (1943) de Pollock. Voici donc deux images pour se convaincre, ou, au choix, se consterner modérément.
Là encore, on cherchera en vain le rapport entre les deux œuvres… Et finalement, en quelque sorte, on pourrait dire que la boucle est bouclée : l’expression nonsensique formulée par Coates en direction d’Hoffmann retrouve sa pleine absurdité circulaire, sa totale inanité, avec la sophistique fantaisiste (euphémisme) d’Anfam. Cependant, il faut être juste avec Coates ; son expression ne visait au départ qu’un seul artiste, et, de ce point de vue, et alors, pourquoi pas avoir jugé que sa peinture était “expressionniste abstraite” ? Cela n’engageait à rien, ou si peu ; le problème, comme toute hâtive tentative de taxonomie, survient quand on commence à, de facto, recouvrir depuis un seul terme n’importe quoi, ou quasi, depuis une généalogie typologique qui n’existe pas, parce qu’elle n’a pas été posée au départ, et cette responsabilité, cette déraisonnable prolifération conceptuelle sauvage et désordonnée, et si je n’ai pas raté d’épisode, n’est pas le fait de Coates.
PS. Le fait de pouvoir passer des années à écrire sur quelque chose qui n’existe pas devrait davantage nous interroger davantage.
Léon Mychkine
écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant
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