Quelques dessins de Karoline Bröckel. Rendre visible

Werner m’a dit que je serais intéressé par les dessins de Karoline Bröckel (à “Drawing Now” en mars dernier). Cela a été le cas. Bröckel a une façon très particulière de dessiner. Pour le dire ainsi, elle dessine d’abord d’après nature. Jusque là, rien de très révolutionnaire depuis l’Antiquité. Mais, d’une certaine manière, et c’est là que nous nous situons dans notre contemporanéité, personne ne voit ce qu’elle dessine, ou plutôt trace, à la lettre, ou plutôt à la ligne devrais-je dire. Personne, sauf elle. Alors, on se demande : comment fait-elle ? Elle (re)trace, en quelque sorte, l’invisible, et là, pour une fois, je pense à la phrase de Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »/ “Kunst gibt nicht das Sichtbare wieder, sondern macht sichtbar”. Et la phrase de Klee est très pertinente ici (même si beaucoup pensent qu’il s’agit d’une citation bien rouillée… Mais elle ne l’est pas lorsqu’elle est utilisée de manière appropriée). Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, à vrai dire, un oiseau ne laisse pas de sillage, ce n’est pas un avion de ligne ; bien que l’on puisse imaginer un ‘Kielwasser’ avec des oiseaux. « Imaginer », car Bröckel le voit-il vraiment ? Et pourquoi pas ? Peut-être a-t-elle l’habitude de suivre la route des hirondelles. Jugez-en par vous-même :

Karoline Bröckel, O.T. (Schwalbe) [Hirondelle], 2016/05/29 Nr6, pigment et encre sur papier, 12,4 x 21 cm
Une autre idée pour exprimer nos impressions, plutôt nos “idées complexes” comme l’aurait dit Locke, est de remarquer que Bröckel n’immobilise pas la Nature, mais tente d’en exprimer le mouvement, et finalement de façon abstraite au point le plus haut ; et c’est en cela que son dessin contribue à l’interrogation sur les mille et une façons de représenter, de figurer, Ce qui est (là). Mais à ce stade, on peut se demander s’il ne serait pas nécessaire, dans le cadre d’une exposition, d’indiquer au spectateur ce qu’il “doit” voir, au lieu de penser à de “simples” traces. Car sinon, tout le monde verra un dessin purement abstrait sans aucun rapport avec la réalité la plus vivante. Bien entendu, les dessins de Bröckel ne seraient pas les seuls concernés par de telles légendes explicatives. Non pas, comme le disent les habituels plaignants ignorants, qu’il faille toujours lire des pages et des pages pour comprendre la moindre œuvre d’art contemporain, car il est vrai que l’on peut aussi apprécier une œuvre d’art sans rien lire à son sujet, et notez que cette remarque s’applique non seulement à l’art contemporain, mais tout autant à l’art dans son histoire : Êtes-vous sûr de toujours comprendre la symbolique de telle ou telle couleur dans ce tableau du XVIIe siècle, ou de tel ou tel geste dans cet autre ? Non, vous ne voyez rien, car là aussi la légende ne vous donne que le minimum (nom, titre, date, technique, mesures). On voit donc que certaines œuvres ne seraient pas diminuées ou abaissées en termes de puissance esthétique si une légende explicative était ajoutée ici et là, alors qu’elle pourrait être heuristique. Sans cela, il est impossible de voir les sillages aériens de l’hirondelle. Mais..,

de la même manière que Bröckel trace le sillage des oiseaux, elle retranscrit la chorégraphie des branches de bouleau venteuses :

Karoline Bröckel, o.T. “(Birke) slow” [Bouleau lent], 2015-6-18 Nr5-Archiv51(gerahmt), No5, pigment ink on paper, 98 x 148 cm
Je dois admettre que ce ↑ est beaucoup plus complexe à appréhender. Combien y a-t-il de branches ? Bröckel dessine-t-elle les branches en mouvement ou l’espace entre les deux ? Mais faut-il encore se poser la question ? Existe-t-il encore un lien avec la réalité ? En d’autres termes, qui peut comparer sa propre vision à celle de Bröckel ? Qui peut comparer sa propre vision avec celle de Bröckel ? C’est impossible. Il faudrait y être, et “voir” de la même “manière” neuro-oculaire… On pourrait même dire que l’on s’éloigne ici de la mimêsis invisible-visible que l’on retrouve dans le vol de l’hirondelle. Car, tout de même, les dessins de Bröckel remettent en cause la mimêsis, mais d’une manière très personnelle et particulière. Comment dire ? La question de la mimêsis est toujours présente dans l’esprit de nombreux artistes, et ce n’est pas le signe que nous sommes en retard sur notre temps, ou que nous sommes trop modernes, puisque, de toute façon, la Réalité est fascinante, et qu’aucune œuvre d’art ne peut rivaliser avec elle. Cette impossible rivalité a donné lieu à toutes sortes de postures, des plus “fidèles” aux plus “abstraites” (d’Ingres aux photographies d’Ellsworth Kelly transformées en peintures purement abstraites), alors que, de toute façon, la mimêsis a toujours été Mission Impossible. Bröckel, quant à elle, met en quelque sorte la mimêsis en abîme, en remplissant ses “trous”, en matérialisant ce que l’on ne voit pas, ou que l’on n’a pas le temps de voir, parce que “cela” va trop vite (essayez de saisir d’un coup d’œil tous les mouvements des branches secouées violemment par le vent…). Bröckel comble les vides, les matérialise, et l’on pense alors à la devise de Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible.» Bröckel rend également visible le chemin des fourmis, comme ici :

Karoline Bröckel, o.T.Ameisen-2007-Nr13B4-ArchivNr0484.jpg
Karoline Bröckel, o.T.(Ameisen) 2007 Nr16B5 – ArchivNr0485
Karoline Bröckel, o.T.(Ameisen) 2007 Nr18B6 – ArchivNr0486

Une façon de formaliser le dessin bröckélien à l’œuvre pourrait conduire à ce que l’on appelle, en mathématiques, le continu et le discret. Le continu est temporel et le discret est atomique. Par exemple, pensez à la trajectoire d’un serpent dans le sable : c’est continu. Par contre, pensez à des traces de pas : c’est discret. J’ai bien sûr simplifié la théorie réelle du discret/continu en mathématiques, puisque ce n’est pas le but de ce passage, et, d’ailleurs, je serais bien incapable de la développer davantage. Ainsi, il est évident que, puisque les fourmis ne rampent pas sur le sol, Bröckel transforme ce qui est discret en quelque chose de continu. Et l’on se rapproche de la question de la temporalité dans le dessin et, une fois de plus, de la matérialisation de l’invisible, plutôt de sa traduction à partir d’une ligne purement imaginaire, même si l’artiste déclare qu’elle observe précisément tous les mouvements. Et, vu la couleur, on peut supposer qu’il s’agit de fourmis rouges. Seraient-elles capables de reconnaître leur chemin ? Quoi qu’il en soit, il faut croire que Bröckel est dotée d’une extraordinaire capacité à suivre les traces, à les transcrire là où personne ne les verrait, et permet ainsi au spectateur, littéralement, de voir ce qu’il ne pouvait pas voir (revenons à la devise de Klee). 

J’ai dit que Bröckel s’intéresse essentiellement au continu, mais il y a en fait une instanciation du discret dans sa pratique de transcription, cette fois-ci à l’oreille, à savoir le chant du roitelet huppé : 

Karoline Bröckel, o.T. (Zilpzalp)[roitelet huppé], 2021 6 16 Nr4-ArchivNr0545 
Chaque ligne symbolise un son, et l’espace blanc reflète le silence. La ligne est simple, unique, car le chant du roitelet huppé est monotone. Le son devient donc signe, comme des notes de musique, sauf que personne ne pourrait les jouer. Voilà pour le discret (un point d’exclamation serait ici trop bruyant).

Enfin, avec son travail, Karoline Bröckel nous conduit à l’un des confins de l’au-delà du mimétisme, un territoire finalement peu exploré, aussi surprenant que cela puisse paraître, de la manière la plus élégante et la plus “simple” et, assez paradoxalement, en observant simplement les éléments naturels les plus familiers. Mais qui passe du temps à les observer, et je dis bien « les observer » ? Il faut du temps, et le temps et la patience sont l’essence même de l’art.

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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