Cette partie, comme indiquée, est un sequel à l’épisode #2. Je crois qu’il est nécessaire que je revienne sur ce que j’ai avancé, et cité, parce qu’à la réflexion, je me demande si le lecteur a pu suivre cette légère accélération… Cette accélération, croyez-le bien lecteur, n’est due qu’à l’enthousiasme, et rien d’autre. De fait, j‘ai comme l’impression que certains ont pu lâcher la barre. Or, ce serait regrettable, souhaitant le plus de passagers (de bonne volonté) à bord. Je vais donc reprendre l’épisode #2, en creusant différemment.
Premièrement. Nous sommes des êtres de chair ; nous sommes faits de milliards de choses et nous sommes aussi connectés par une certaine forme de géométrie. Nous produisons des lignes, des courbes, des signaux, à l’intérieur de notre corps, et nous percevons, depuis le monde extérieur, toute une géométrie, de fait. Et c’est bien aussi pour cela que nous sommes vivants, et que nous avons survécu pendant des millions d’années : nous entretenons avec le milieu (Claude Bernard), des relations qui sont souvent subsumées sous la notion d’homéostasie. Cette relation est bien la preuve de connexions entre le corps biologique et l’environnement. Il existe tellement de ces types de connexions (tant micro que macro) qu’il peut être plus digeste, plus concevable, de les symboliser. C’est à ce moment que nous parlons de sentir. Le sentir est un concept philosophique peu fréquent dans le domaine français, mais il existe néanmoins, chez Descartes, et surtout Maine de Biran (que personne ne lit, hélas !). Cependant, tout le monde a une idée de ce que peut vouloir englober le terme de sentir. Le plus expédient : On sent une personne, c’est-à-dire qu’on la ressent ; ce n’est pas scientifique, mais on s’y fie parfois. Autre exemple, on ressent des ‘vibrations’ venant d’autrui, on se sent mal, ou bien. Ajouté à l’exemple assez courant de ressentir l’environnement immédiat (on se sent bien dans tel endroit, par exemple), on a quelques indices d’une mise en situation spatio-temporelle qui peut donner l’idée qu’il existe une sorte d’inter-connectivité générale depuis les êtres et entre l’environnement et ces derniers. Et, répétons-le, c’est ici que nous pouvons symboliser ces relations bien réelles par des lignes, des vecteurs, des sentirs (et, après tout, je rappellerai au lecteur que la Science ne procède guère autrement : elle symbolise les relations qui occurrent entre telles entités et telles autres, et on a, de longtemps, remarqué que les lois scientifiques ne sont pas toutes gravées dans le marbre, et, surtout, qu’elles se fondent généralement sur des cas exemplaires, dans des situations idéales, ce qui permet, parfois, de dégager des Lois scientifiques. Mais, on sait bien que le tableau de ces Lois est rempli de cases vides, cases, donc qui attendent leurs indices législatifs). Le lecteur, je l’espère, admet, que certaines de nos relations sont donc symbolisables par des sentirs, sous formes de vecteurs. Une fois bien compris cela, nous pouvons poursuivre.
J’ai parlé d’énactivisme. On a lu la définition dans le Lexique, et on a compris qu’il s’agit, pour le dire autrement, d’un jeu d’influences. Le monde extérieur nous influence (le temps qu’il fait, ce que nous voyons, etc.). J’appelle ce jeu d’influence du monde extérieur : le Tiers. Si l’on compte l’artiste, cela fait une première entité. Si l’on ajoute matériaux et supports, cela fait une deuxième entité. Et si l’on invite le monde extérieur, nous avons le Tiers. Soit. Maintenant, j’ai parlé de « non-maîtrise procédurale » pour signifier ce moment où, en quelque sorte, le monde extérieur s’impose dans la réalisation. Pour l’artiste en question, Réjane Lhote, il m’a semblé assez patent qu’elle ne pouvait ignorer ces influences météorologiques et architecturales. On pourrait tout simplement aussi appeler cela, l’accueil. Mais, ce que je voulais signifier, c’est que Réjane ne maîtrise pas ces données externes (c’est assez évident) cependant qu’elle a entamé une procédure (la réalisation d’une pièce artistique dans un endroit délimité.). Du même coup, on comprend que ce qu’on appelle, en philosophie, soit la disposition, englobe ce que je viens de décrire. Donc, et au fait, qu’est-ce que la disposition ? C’est un concept assez vaste. Premier exemple. On dira d’un morceau de sucre qu’il a une disposition à fondre, ou bien un objet en verre de se casser (Mumford, Dispositions, 1998). De la même manière, et sans y impliquer Mumford, on peut très bien postuler que n’importe quel élément de tel environnement donné, a une capacité à agir sur nous, de telle ou telle manière. Et c’est bien de cette façon qu’un artiste agit aujourd’hui réagit aussi à son environnement. Il n’y a guère d’autre concept disponible que celui de disposition.
Une fois que nous avons compris qu’il existe, dans le monde des dispositions, nous pouvons reconnecter ces dispositions entre elles, et les configurer selon plusieurs formes de sentirs, comme l’a fait Whitehead. Et comme c’est ici que je suis allé peut-être un peu vite, reprenons. Le monde, nous a dit Einstein, est fait de matière et d’énergie. À certains moments de la recherche scientifique, nous ne savons pas si ce que à quoi nous avons affaire, matière ou énergie ? Là encore, nous pouvons symboliser. Sachant que tout, même au fin fond d’une pierre, repose sur l’énergie, nous pouvons imaginer que le monde est parcouru de lignes d’énergie (ce qu’il est, d’ailleurs, il suffit de penser aux champ magnétique, par exemple). Bien. Toutes ces lignes d’énergie, aussi diverses soient-elles, peuvent elles aussi être subsumées sous le concept de ‘feeling’ (« sentir »). À partir du moment où, dans le monde, il existe des feelings, et qu’il en existe dans les entités biologiques, il est assez clair que certains vont pouvoir se connecter entre, de manière inter-spéficique. C’est bien entendu ce qui arrive, car, encore une fois, sans cette compréhension inter-spécifique, l’humain n’aurait pas survécu longtemps dans son biotope. Mais nous n’en sommes plus là (quoique). Maintenant, bien entendu, tous les feelings, pour interspécifiques qu’ils soient, ne sont pas tous de même nature —sinon nous ne comprendrions pas grand-chose au monde qui nous entoure.
« Nous devons considérer le mode perceptif dans lequel il y a une conscience claire et distincte des “relations extensives” du monde. Ces relations incluent l’“extensivité” de l’espace et l‘“extensivité” du temps. Indubitablement, cette clarté, au moins eu égard à l’espace, est obtenue seulement par la perception ordinaire à travers les sens. Ce mode de perception est ici nommé “immédiateté présentationnelle”. Dans ce “mode”, le monde contemporain est consciemment appréhendé comme un continuum de relations extensives. » (PR, p.61).
C’est peut-être ici que je n’ai pas assez insisté. Donc, oui, je reprend la citation, et je vais l’expliciter. Ce que dit Whitehead au début de la citation est assez simple à comprendre (considérablement davantage à théoriser scientifiquement) : Nous sommes des entités perceptives, et notre capacité perceptive ne s’arrête à pas à la frontière, l’écotone, de notre peau, c’est évident : nous ressentons “au-delà” de notre corps. Cette capacité, on l’a compris, c’est ce que Whitehead appelle les « “relations extensives” du monde.» Que veut dire extensif, se demande le lecteur ? Ceci : Les relations que nous entretenons avec le monde sont à la fois réelles et, pour partie, potentielles ; elles peuvent se prolonger à l’infini, ou quasi (certaines femmes-artistes affirment sans plaisanter qu’elles ressentent l’infini ou le cosmos, et il ne s’agit pas ici d’un quelconque délire). Autrement dit, il est bien clair que nous ressentons tous, naturellement, des relations extensives depuis notre corps avec le monde.
La relation la plus simple (en apparence), s’illustre en ce que, chaque matin, au réveil, nous posons les pieds au sol. Cette première reprise de contact avec le monde diurne se fait par la relation de notre corps immédiatement avec l’environnement le plus proche (le lit dans lequel il se trouve, et le sol sur lequel il met les pieds). Cette procédure, c’est déjà ce que Whitehead appelle sentir le corps comme fonctionnant (Scf). C’est bien ce dont il s’agit. Quand nous nous réveillons le matin, que nous prenons pied, nous nous sentons “aller bien”. Si tel n’est pas le cas, nous sentons alors que notre corps ne fonctionne pas comme d’habitude, ce d’“habitude” qui fait que, justement, nous ne remarquons rien de spécial dans notre corps, au niveau du ressenti. J’ajoute, afin que le lecteur n’aie pas l’impression que je radote, que Whitehead a promu une autre expression relative au corps même : ‘withness of the body’, que je traduis par « avocité du corps », qui signifie ce fait que le corps est toujours, comme le dit Whitehead, « provenant du passé ». Eh oui ! Notre corps ne se cré pas chaque matin, il a une histoire, un passé, que nous “portons” avec nous chaque jour, ce qui, bien sûr, provoque parfois des perturbations avec “ce dont nous provenons (l’histoire psycho-physique de notre corps) et le “présent”, ou, bien plutôt, ce que Whitehead appelle, donc, sentir le monde contemporain (Smc).
Une fois que se sont établies les relations, les sentirs psycho-géométriques entre le monde environnant et notre corps, nous mettons en place ce que Whitehead appelle l’immédiateté présentationnelle (Ip) : nous sommes prêts à accueillir ce qui se présente ici et maintenant, je suis présent dans l’immédiateté. C’est simple, tout de même.
À partir du moment où les trois sentirs (Scf, Smc, Ip) sont connectés ensembles, nous passons au quatrième : le (sentir) du continuum extensif. Et c’est ici que notre artiste déploie ses antennes, dont la captation cessera sur les parois immédiates de son support, ou bien, comme Réjane, ira en-deçà (lumière accueillie du soleil, ombres afférentes, et toits des maisons…).
à suivre…
En Une : “Les mains de Jeanne“, photo Léon Mychkine
Léon Mychkine