Salon de 1845
[…] Un éclectique est un navire qui voudrait marcher avec quatre vents.
Une œuvre faite à un point de vue exclusif, quelque grands que soient ses défauts, a toujours un grand charme pour les tempéraments analogues à celui de l’artiste.
L’œuvre d’un éclectique ne laisse pas de souvenir.
Un éclectique ignore que la première affaire d’un artiste est de substituer l’homme à la nature et de protester contre elle. Cette protestation ne se fait pas de parti pris, froidement, comme un code ou une rhétorique ; elle est emportée et naïve, comme le vice, comme la passion, comme l’appétit. Un éclectique n’est donc pas un homme.
Le doute a conduit certains artistes à implorer le secours de tous les autres arts. Les essais de moyens contradictoires, l’empiétement d’un art sur un autre, l’importation de la poésie, de l’esprit et du sentiment dans la peinture, toutes ces misères modernes sont des vices particuliers aux éclectiques.
XIII. De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment
Un exemple désastreux de cette méthode, si l’on peut appeler ainsi l’absence de méthode, est M. Ary Scheffer.
Après avoir imité Delacroix, après avoir singé les coloristes, les dessinateurs français et l’école néo-chrétienne d’Owerbeck, M. Ary Scheffer s’est aperçu, — un peu tard sans doute —, qu’il n’était pas né peintre. Dès lors il fallut recourir à d’autres moyens ; et il demanda aide et protection à la poésie.
Faute ridicule pour deux raisons : d’abord la poésie n’est pas le but immédiat du peintre ; quand elle se trouve mêlée à la peinture, l’œuvre n’en vaut que mieux, mais elle ne peut pas en déguiser les faiblesses. Chercher la poésie de parti pris dans la conception d’un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l’insu de l’artiste. Elle est le résultat de la peinture elle-même ; car elle gît dans l’âme du spectateur, et le génie consiste à l’y réveiller. La peinture n’est intéressante que par la couleur et par la forme ; elle ne ressemble à la poésie qu’autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture.
En second lieu, et ceci est une conséquence de ces dernières lignes, il est à remarquer que les grands artistes, que leur instinct conduit toujours bien, n’ont pris dans les poëtes que des sujets très-colorés et très-visibles. Ainsi ils préfèrent Shakspeare à Arioste.
Or, pour choisir un exemple éclatant de la sottise de M. Ary Scheffer, examinons le sujet du tableau intitulé Saint Augustin et sainte Monique.

Un brave peintre espagnol eût naïvement, avec la double piété de l’art de la religion, peint de son mieux l’idée générale qu’il se faisait de saint Augustin et de sainte Monique. Mais il ne s’agit pas de cela ; il faut surtout exprimer le passage suivant, — avec des pinceaux et de la couleur : Nous cherchions entre nous quelle sera cette vie éternelle que l’œil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas entendue, et où n’atteint pas le cœur de l’homme !
C’est le comble de l’absurdité. Il me semble voir un danseur exécutant un pas de mathématiques !
Autrefois le public était bienveillant pour M. Ary Scheffer ; il retrouvait devant ces tableaux poétiques les plus chers souvenirs des grands poëtes, et cela lui suffisait. La vogue passagère de M. Ary Scheffer fut un hommage à la mémoire de Gœthe. Mais les artistes, même ceux qui n’ont qu’une originalité médiocre, ont montré depuis longtemps au public de la vraie peinture, exécutée avec une main sûre et d’après les règles les plus simples de l’art : aussi s’est-il dégoûté peu à peu de la peinture invisible, et il est aujourd’hui, à l’endroit de M. Ary Scheffer, cruel et ingrat, comme tous les publics. Ma foi ! il fait bien.
Du reste, cette peinture est si malheureuse, si triste, si indécise et si sale, que beaucoup de gens ont pris les tableaux de M. Ary Scheffer pour ceux de M. Henry Scheffer, un autre Girondin de l’art. Pour moi, ils me font l’effet de tableaux de M. Delaroche, lavés par les grandes pluies.

Une méthode simple pour connaître la portée d’un artiste est d’examiner son public. E. Delacroix a pour lui les peintres et les poëtes ; M. Decamps, les peintres ; M. Horace Vernet, les garnisons, et M. Ary Scheffer, les femmes esthétiques qui se vengent de leurs fleurs blanches en faisant de la musique religieuse.
Les singes du sentiment sont, en général, de mauvais artistes. S’il en était autrement, ils feraient autre chose que du sentiment.
Les plus forts d’entre eux sont ceux qui ne comprennent que le joli.
Comme le sentiment est une chose infiniment variable et multiple, comme la mode, il y a des singes de sentiment de différents ordres.
Le singe du sentiment compte surtout sur le livret. Il est à remarquer que le titre du tableau n’en dit jamais le sujet, surtout chez ceux qui, par un agréable mélange d’horreurs, mêlent le sentiment à l’esprit. On pourra ainsi, en élargissant la méthode, arriver au rébus sentimental.
Par exemple, vous trouvez dans le livret : Pauvre fileuse ! Eh bien, il se peut que le tableau représente un ver à soie femelle ou une chenille écrasée par un enfant. Cet âge est sans pitié.
Aujourd’hui et demain. — Qu’est-ce que cela ? Peut-être le drapeau blanc et le drapeau tricolore ; peut-être aussi un député triomphant, et le même dégommé. Non, — c’est une jeune vierge promue à la dignité de lorette, jouant avec les bijoux et les roses, et maintenant, flétrie et creusée, subissant sur la paille les conséquences de sa légèreté.
L’Indiscret. — Cherchez, je vous prie. — Cela représente un monsieur surprenant un album libertin dans les mains de deux jeunes filles rougissantes.
Celui-ci rentre dans la classe des tableaux de sentiment Louis XV, qui se sont, je crois, glissés au Salon à la suite de la Permission de dix heures. C’est, comme on le voit, un tout autre ordre de sentiments : ceux-ci sont moins mystiques.
En général, les tableaux de sentiment sont tirés des dernières poésies d’un bas-bleu quelconque, genre mélancolique et voilé ; ou bien ils sont une traduction picturale des criailleries du pauvre contre le riche, genre protestant ; ou bien empruntés à la sagesse des nations, genre spirituel ; quelquefois aux œuvres de M. Bouilly ou de Bernardin de Saint-Pierre, genre moraliste.
Voici encore quelques exemples de tableaux de sentiment : l’Amour à la campagne, bonheur, calme, repos, et l’Amour à la ville, cris, désordre, chaises et livres renversés : c’est une métaphysique à la portée des simples.
La Vie d’une jeune fille en quatre compartiments. — Avis à celles qui ont du penchant à la maternité !
L’Aumône d’une vierge folle. — Elle donne un sou gagné à la sueur de son front à l’éternel Savoyard qui monte la garde à la porte de Félix. Au dedans, les riches du jour se gorgent de friandises. Celui-là nous vient évidemment de la littérature Marion Delorme, qui consiste à prêcher les vertus des assassins et des filles publiques.
Que les Français ont d’esprit et qu’ils se donnent de mal pour se tromper ! Livres, tableaux, romances, rien n’est inutile, aucun moyen n’est négligé par ce peuple charmant, quand il s’agit pour lui de se monter un coup.