Rembrandt, dans nombre de tableaux, sans parler même des “Autoportraits”, s’est toujours plu à se déguiser, en grand bourgeois, en notable, à l’orientale, en soldat, en porte-drapeau, en Paul l’apôtre, en chasseur… Autrement dit, Rembrandt s’est beaucoup amusé. Pourquoi pas en Aristote ? Son portrait d’Aristote, habillé en notable contemporain néerlandais, date de 1653. Son “grand autoportrait” date de 1652.
Né en 1606, Rembrandt est âgé de 46 ans en 1652, et il décèdera en 1669. D’après mes recherches, l’espérance de vie en Europe au XVIIe siècle était de 56 ans. On peut donc dire, d’après ces autoportraits, qu’à l’âge de 46 ans, Rembrandt est âgé, comme on le dirait d’un vieillard. Comparez avec quiconque autour de vous âgé de 46 ans, et les différences seront parlantes.

Zoom sur le visage d’“Aristote” :

D’après le grand Heinrich Wölfflin, on voit déjà une manière abstractive de peindre chez Rembrandt, et il se basait sur un autre tableau pour le pointer. Cependant, notre “Aristote” n’échappe pas à cette extraordinaire tendance chez lui, comme ici :

De quelle partie du tableau, du corps, du vêtement, s’agit-il ? Pour le savoir, cliquer ici. Mais avant de cliquer, on pourrait voir ici bien autre chose que du tissu, et par exemple, un gros œil de poisson. Un poisson en agrafe.
À brûle-pourpoint : Rembrandt est plus moderne que Monet. Notez !, pas Manet. Car il n’y a pas encore vraiment de psychologie chez Rembrandt, ce qui n’est pas — évidemment — un reproche, et, mind you!, s’il n’y a aucune psychologie chez Monet, elle est révélée modernement chez Manet. Et puis, de toutes manières, Manet n’était pas tellement focalisé sur l’abstractisation de la touche. Rappel : Wölfflin distinguait entre « linéaire » (p.ex. Dürer) et « pictural » (p.ex. Rembrandt). De ce point de vue, jouez donc à qui, de Monet ou Manet, s’insère dans la première ou seconde catégorie…

Voici encore un détail ↑, mais pour dire quoi ? L’amour du peindre, l’agir du peintre. Regardez la gamme des touches, les brossages horizontaux, verticaux, obliques, les changements de tons, de rythme, les épaisseurs… Et puis, appelons cela des moments :
Quant à ce petit établi ↑, et donc ce moment, dont nous voyons un détail, nous sommes déjà, bien entendu, chez David Lynch.

Contemplez non pas ce moment, mais ces moments ! Car il y en a au moins trois. C’est assez extraordinaire. C’est comme un travelling depuis l’informe vers la forme (une petite leçon, au passage). Dans de tels moments, personne n’arrive à la cheville de notre bon Rembrandt. Cela veut-il dire que personne, depuis Rembrandt, n’aura “mieux” peint ? Réponse : Non. Personne. Mais ce n’est que logique, cela fait partie de ce que nous pourrions appeler l’immanence de l’art et, plus généralement, de la Culture. C’est comme si vous disiez : « Les “suites pour violoncelle seul (BWV 1007 à 1012)” de Bach sont dépassées. » Eh bien non. Personne ne peut “enterrer” ni dépasser ces fameuses “Suites”, car, en leur genre et époque, elles sont parfaites, pardon !, plus que parfaites, pas loin, par moments, du sublime. Mais la comparaison connaît ses limites. Pour en avoir une idée, c’est comme si l’on disait que dans ses “Suites” Bach avait déjà picoré dans la musique contemporaine, ce qui n’est évidemment pas le cas (mais pensons aux quatuor n°19 en do majeur, KV 465 “Les Dissonances”, de Mozart… Là on trouve une incursion dans la brisure mélodique). En revanche, l’incursion de Rembrandt dans l’abstractisation de la touche et du motif ont de quoi nous laisser cois. Restons-en là.