Il est bon, parfois, même plutôt souvent, de lire nos prédecesseurs illustres. Et ce sera aussi utile pour les jeunes plumes qui ont encore à en apprendre sur l’écrit — ne pas se répéter, ne pas tourner en rond, avancer, être très exigeant, cela peut “parler” aux jeunes têtes, et même à certaines plus âgées. Théophie Gautier n’est pas nécessairement connu comme un grand critique d’art. À tort ! On en jugera en lisant cette merveilleuse étude du tableau d’Ingres. (Les phrases en gras sont biens sûr de mon fait.)
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Le Moniteur universel, “Exposition du boulevard italien – La Source, tableau de M. Ingres”, 18 février 1861
Ce chef-d’œuvre livré maintenant à l’admiration publique, nous avions été admis, il y a déjà trois ou quatre ans, à le contempler dans le sanctuaire même dont le grand maître avait bien voulu nous entr’ouvrir la porte, comptant sur notre discrétion. Mais le critique est comme Candaule, le roi de Lydie ; il ne sait pas garder un secret de beauté, et à défaut de Gygès, il prend tout le monde pour confident ; aussi, malgré la défense de M. Ingres, dans la ferveur de notre émerveillement, nous étions-nous hâté d’écrire ces quelques lignes qu’on nous permettra de reproduire, car elles contiennent notre impression tout émue et toute fraîche, et après avoir revu le tableau nous ne trouvons rien à y changer.
« La Source ! tel est le titre de la nouvelle œuvre de M. Ingres, ou du moins celui qui se présente le premier à l’esprit en face de cette charmante composition où l’idéal et la nature se fondent en proportions parfaites. La toile a cette dimension étroite et haute qui est déjà une élégance lorsque le peintre sait la remplir sans gêne.
Sur un fond de roche grise rayé de quelques stries, égayé de quelques filaments de plantes, pariétaires d’un vert discret, se dessine, dans la chaste nudité de ses quinze ans, une figure à la fois mythologique et réelle, une nymphe ou une jeune fille, si vous l’aimez mieux. Un païen y verrait la naïade du lieu ; un chrétien du moyen âge, l’ondine des légendes ; un sceptique de nos jours, une belle enfant qui s’est baignée dans la source, et avant de reprendre ses habits confie quelques instants sa beauté à la solitude…
Elle est là debout, pure et blanche comme un marbre grec rosé par la vie ; ses prunelles couleur de myosotis nagent sur le fluide bleu de la jeunesse ; ses joues ressemblent à des pétales d’églantine effeuillées sur du lait. Un éclair de nacre brille dans son vague sourire entr’ouvert comme une fleur. Son nez délicat laisse la lumière pénétrer ses fines arêtes et ses narines transparentes. Tous ses traits charmants sont enveloppés par le contour le plus suave, le plus virginal dans sa rondeur enfantine, qu’ait jamais tracé la main du peintre. L’enfant est blonde comme Vénus, comme les Grâces, comme Ève ; un or soyeux et frissonnant couronne son petit front antique.
Son bras droit, arrondi au-dessus de sa tête avec un mouvement d’une grâce athénienne, soulève une urne d’argile appuyée à son épaule et dont le goulot pose sur sa main gauche. Du vase à demi renversé tombe l’eau en fusées brillantes, dont la rencontre du rocher fait des perles.
Le bras relevé entraîne la ligne extérieure du corps et lui donne une ondulation serpentine d’une suavité extrême. On suit amoureusement ce contour modulé comme une belle phrase musicale. Il chante et se rythme à l’œil avec une harmonie admirable.
M. Ingres connaît aussi bien que les Grecs les mélodies de la forme, l’eurythmie des poses et la métrique de ce merveilleux poëme du corps humain — le plus beau vêtement que puisse emprunter l’idéal. — Une jeune fille nue qui a les bras levés, qui hanche, et dont une des jambes fait un peu retraite, tandis que l’autre porte en plein, cela ne semble pas bien difficile à trouver ; eh bien ! le génie de tous les statuaires et de tous les peintres cherchant le beau depuis des siècles n’a rien pu inventer qui dépassât cette conception si simple en apparence.
La nymphe de M. Ingres a quinze ans tout au plus ; hier, c’était un enfant ; aujourd’hui, c’est une jeune fille, et rien de la femme n’apparaît encore dans ses formes pures, virginales, insexuelles même, — si l’on peut risquer un tel mot ; — le sein petit, à peine éclos, teinté à sa pointe d’une faible lueur rose, n’éveille pas plus de désir qu’un bouton de fleur. Le reste du torse, chastement nu, est vêtu de sa blancheur marmoréenne comme d’une tunique de pudeur. On sent qu’on n’a pas devant les yeux des organes, mais des expressions d’idéal : innocence, jeunesse, fraîcheur, beauté ! la vie vierge, la perfection immaculée, une palpitation et une rougeur dans un marbre de Paros !
Des pieds divins, qui n’ont jamais marché que sur les tapis de fleurs de l’idylle syracusaine, servent de socle à cette charmante figure. L’eau qui sourd de la roche en bouillons argentés et qui les baigne de ses caresses transparentes les a pâlis en les refroidissant. Leurs doigts, nobles comme si Phidias les avait modelés, se sculptent dans des tons d’ivoire.
À peine sortie du rocher, la source s’endort en un petit bassin sur des cressons et des plantes d’eau, et sa surface, brunie comme le métal d’un miroir antique, répète, en les renversant et en les azurant un peu, les belles jambes blanches de l’enfant. On dirait que le peintre ne se séparait qu’avec chagrin de sa figure, et qu’il l’a prolongé sous l’eau avant de la quitter à tout jamais.
Louer chez M. Ingres la pureté de son dessin, la finesse de son modelé, l’élévation de son style, c’est un lieu commun qu’il n’est plus guère permis de répéter. Aussi n’en dirons-nous rien. Ce qui nous a surtout frappé dans cette nouvelle toile, c’est la beauté suprême de la couleur. On exposerait la Source au milieu d’une galerie de chefs-d’œuvre flamands et vénitiens, elle supporterait sans désavantage la lutte avec les plus fins coloristes. Jamais chairs plus souples, plus fraîches, plus pénétrées de vie, plus imprégnées de lumière ne s’offrirent au regard dans leur pudique nudité. L’idéal, cette fois, s’est fait trompe-l’œil. C’est à croire que la figure va sortir du cadre et reprendre ses vêtements suspendus à un arbre.
Quelque admiration que nous professions pour les autres tableaux de M. Ingres, la Source nous paraît être la perfection de son œuvre. Au-delà, l’art se perd dans l’impossible ou retourne à Dieu.
Les siècles jaloux ont fait disparaître les peintures d’Apelles, le Raphaël athénien mais nous croyons volontiers que sa Campaspe nue devait être dessinée et peinte comme la Source de M. Ingres.
La Source appartient à M. Duchatel, et il faut lui savoir gré d’avoir bien voulu se dessaisir pour quelques jours de son trésor, dans un but charitable. — Après tout, a-t-on le droit de posséder tout seul un chef-d’œuvre, concentration lumineuse, quintessence idéalisée du génie humain, et n’en doit-on pas quelquefois la vue au monde ? Pourrait-on, sans crime de lèse-humanité, tenir secret un poëme retrouvé d’Homère, un drame inédit de Shakespeare, l’eût-on payé de tonnes d’or et de liasses de billets de banque ? Une loi d’expropriation pour cause de beauté suprême ne nous paraîtrait pas injuste, en faisant, bien entendu, l’indemnité aussi large, aussi généreuse que possible.
Arrivons maintenant aux autres tableaux de l’exposition, dont le choix intelligent offre beaucoup d’intérêt. Aucun artiste, nous en sommes sûr, ne nous en voudra pas d’avoir commencé par la Source de M. Ingres. À cette hauteur le talent n’a plus de rivaux.

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Ce moment est particulièrement joli :
Sur un fond de roche grise rayé de quelques stries,
C’est presque redondant :« roche grise rayé de strie », n’eut-il pu écrire « roche grise striée »? Si, probablement, mais Gautier sait écrire, et donc ici, il insiste pour donner l’idée de la forme de ces rayures.
égayé de quelques filaments de plantes, pariétaires d’un vert discret
J’aime beaucoup cette virgule, juste avant « pariétaires »; c’est très délicat, et la suite assez euphonique … taires – ert – et
ses prunelles couleur de myosotis nagent sur le fluide bleu de la jeunesse
Relisez, ces extraordinaires prunelles nageant ; nageant sur quoi ? Sur un fluide ; le prunellien myosotis flotte sur quelque chose, un fluide, bleu…
Notez qu’aucune pupille ne peut être bleue, puisqu’elle est trouée ; et ne peut donc être que noire. Mais Gautier est aussi poète, et il bien le droit de “voir” là une pupille bleue… Cependant Gautier se trompe anatomiquement ; il veut parler de l’iris…! C’est l’iris qui estd bleu. Nevertheless, si Gautier veut parler de l’iris myosotis, d’accord, où est donc ce fluide bleu ?
ses joues ressemblent à des pétales d’églantine effeuillées sur du lait.
Alors là, nous ne pouvons que remarquer la poésie, mais sans être à même de développer. Comment voulez-vous que des joues donnent l’idée — quand bien même poétique — de pétales d’églantine effeuillées sur du lait. Cela m’évoque une soupe au lait froid égrenée de biscottes, comment voulez-vous construire des joues de jeune fille avec cela ? Rappel, nous sommes dans les années 1820…:
Son nez délicat laisse la lumière pénétrer ses fines arêtes et ses narines transparentes. Tous ses traits charmants sont enveloppés par le contour le plus suave, le plus virginal dans sa rondeur enfantine, qu’ait jamais tracé la main du peintre. L’enfant est blonde comme Vénus, comme les Grâces, comme Ève ; un or soyeux et frissonnant couronne son petit front antique.
Imaginez maintenant, en notre bonne année 2023, un peintre qui dépeindrait exactement la même scène, avec un modèle vivant, donc certainement pas une jeune femme… majeure. 1) Qui exposerait un tel tableau ? 2) Vous pouvez gager qu’ultra-rapides seraient les frondeurs qui ne supportant pas cette vision blasphématoire iraient soit lacérer la toile soit porter l’affaire au tribunal, 3) le peintre vivrait déjà sous protection policiaire, il aurat déménagé, lui et sa famille, sous un faux nom générique, etc. Imaginez cela surtout quand Gautier écrit ceci :
Tous ses traits charmants sont enveloppés par le contour le plus suave, le plus virginal dans sa rondeur enfantine, qu’ait jamais tracé la main du peintre. L’enfant est blonde comme Vénus, comme les Grâces, comme Ève ; un or soyeux et frissonnant couronne son petit front antique.
Vous rendez-vous compte ? Une jeune fille nue, aux rondeurs enfantines… My god! Mais que fait la police !?! Ce tableau est sis au Musée d’Orsay… Spoiler alert!
Pas besoin d’appeler les condés, le tableau est dans les caves, enfin, dans les réserves. On respire ! Mais l’esprit étant ce qu’il est, on ne va pas tarder à accuser Ingres et Gautier de pédophilie…
On suit amoureusement ce contour modulé comme une belle phrase musicale. Il chante et se rythme à l’œil avec une harmonie admirable.
Encore pire ! Comment voulez-vous suivre amoureusement les contours d’une enfant nue ? Ça sent Charenton… « Un aller-simple », comme disaient à Paris les buveurs d’absinthe. Mais, po(i)sons-nous la question : Pourrions-nous, nous aussi, être amoureux de cette cruche, pardon, de cette jeune fille à la source ? Non, c’est impossible, car nous sommes bien éduqués, et toucher autrement que dans le cours de l’éducation un enfant nu est hors de question (je ne parle pas pour les pédiatres, chirurgiens, etc., bien entendu). Et même, toucher le corps nu d’un enfant avec de la libido plein les yeux et les mains ressort à un très grave problème psychique qu’il faudrait traiter au plus vite. Nous sommes d’accord. Maintenant, dans le cadre plus pur et restreint de l’expérience esthétique, sachant, rappelons-le, que ce corps dépeint n’est pas réel, il ne va pas surgir du cadre dans lequel il se trouve, comme le fait l’explorateur dans La Rose pourpre du Caire, pas plus que le voyeur pédophile ne va pouvoir y entrer. Ouf !
l’eurythmie des poses et la métrique de ce merveilleux poëme du corps humain — le plus beau vêtement que puisse emprunter l’idéal.
Le poëme du corps humain. Théophile, tout de même !
c’est une jeune fille, et rien de la femme n’apparaît encore dans ses formes pures, virginales, insexuelles même, — si l’on peut risquer un tel mot ;
des formes … insexuelles. C’est incroyable. Il semble que ce soit notre Théophile qui ait inauguré ce néologisme, que l’on retrouvera fort peu, nonobstant par Huysmans, Les Goncourt, et Gautier le réemploiera dans son Capitaine Fracasse. C’est truès beau, insexuelle.
une palpitation et une rougeur dans un marbre de Paros !
grand moment de poésie. Comment trouver une rougeur dans du marbre ? Seul un poëte saura vous le dire.
Au-delà, l’art se perd dans l’impossible ou retourne à Dieu
Bon là, un telle phrase, ma foi, est tout bonnement sublime. En tant que telle, elle se suffit à elle-même.
À dire vrai, Théophile écrit tellement remarquablement bien, qu’il faudrait relever quasiment toutes les phrases, mais alors il suffirait de faire un copié-collé de l’entier texte, ce qui serait une opération guère intéressante.
Ce tableau fut exposé privativement dans l’atelier d’Ingres. Pourquoi, alors, masquer cette jeune vulve sans fente ?
Baudelaire, Salon de 1846 :
Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la plus importante, c’est à cause de ce dessin tout particulier, dont j’analysais tout à l’heure les mystères, et qui résume le mieux jusqu’à présent l’idéal et le modèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il dessine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de L’idéal; son dessin, souvent peu chargé, ne contient pas beaucoup de traits; mais chacun rend un contour important. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers en peinture, — souvent ses élèves; — ils rendent d’abord les minuties, et c’est pour cela qu’ils enchantent le vulgaire, dont l’œil dans tous les genres ne s’ouvre que pour ce qui est petit.
Dans un certain sens, M. Ingres dessine mieux que Raphaël, le roi populaire des dessinateurs.
[…]
Il est juste de dire que si M. Ingres, privé de l’imagination du dessin, ne sait pas faire de tableaux, au moins dans de grandes proportions, ses portraits sont presque des tableaux, c’est-à-dire des poèmes intimes.
M. Ingres est victime d’une obsession qui le contraint sans cesse à déplacer, à transposer et à altérer le beau. Ainsi font tous ses élèves, dont chacun, en se mettant à l’ouvrage, se prépare toujours, selon son goût dominant, à déformer son modèle.
Où l’on constate que Baudelaire était bien meilleur critique d’art que Gautier, le premier trop littéraire et poète enflammé, le second tenant la bride d’un lyrisme dont il est au demeurant parfaitement capable, au profit d’une acuité ekphrastique dont fort peu de critiques ont la ressource — la ressource, vous suivez ? De fait, jamais nous ne cesserons d’aimer notre Charles national, et notre premier voyage quand la Machine à remonter le temps sera opérationnelle (Ray Kurzweil la promise pour 2035) sera effectué pour le rencontrer !