Série “Invitation” : Pierre Padovani, sur des photographies d’Eric Bourret

Invitation à : Pierre Padovani

NB. Article ouvre une nouvelle rubrique : Invitations. Il s’agit de convier des critiques d’art, des philosophes, des écrivains, et des artistes, parmi d’autres, à publier dans Article un texte qu’ils aiment ou bien qu’Article apprécie. On envisage par là de faire circuler pensée et parole, et une tentative de participation à l’écho de la communauté des solitudes.

 

                 Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013
Eric Bourret, Série « Venise, Venice, Venezia”, 2013

                                     

Un souffle de Venise dans le vent

 

                                                                               « S’il ne manque point d’un certain ridicule à écrire un livre sur Venise, le risque en est compensé par le plaisir qu’il y a à le courir. C’est du reste le sentiment de plus d’un et je n’en veux que pour preuve le nombre d’ouvrages qui ont Venise pour objet ou pour cadre (…). Le puissant et magique attrait qu’a exercé la Ville incomparable diminue le péril d’y céder à son tour ». Henri de Régnier

Comme tout point de départ mène à un point de départ, j’aborde cette note par cet exergue pour deux raisons : à quoi cela sert-il encore d’écrire sur cette ville, ou de la photographier ? L’aspirant devrait plutôt éliminer les mauvais mots mis dans son tout, dût son tout demeuré sans mots (Antonio Porchia) ; un librettiste sait que tout ce qui est coupé ne sera pas sifflé. D’autre part, De Régnier évoque « le péril d’y céder à son tour », obscure formule qui me renvoie à mon propre syndrome de Venise.

Il n’y a pas à ma connaissance de syndrome de Venise référencé ; j’en endosse un instant le costume. S’il existait, il concernerait ceux qui entretiennent un rapport stockholmois avec elle. Le syndrome de Venise serait alors l’antidote au syndrome de Stendhal. Préférer la circumnavigation à la circumambulation. Laisser les cartes postales sublimes de cette ville là où elles sont et ne garder que quelques amers de navigation, qui enchâssent et sertissent ce reliquaire tel un stupa — un chorten, rectifierait Bourret. Et pourquoi pas un cairn de montagne, une cime émergeante d’une mer de nuages, une montagne-eau comme dans l’exposition Hun Tun. Les amers de Bourret sont des campaniles profanes, des notes noires sur une immensité de blanches comme dans la musique de Morton Feldman —haïkus visuels, vaguement anthropomorphiques, cimiers, heaumes, ou homme qui marche. Dans ses photographies, Eric Bourret endimanche et ennoblit la vulgaire balise en palina d’amarrage de gondole. Devant les Polyptyques  — c’est ainsi qu’il les nomme —, je me dis que Bourret nous laisse là où les autres artistes commenceraient. Face à cette lagune mineure où le ciel cogne mer, où la mer s’y noie un peu dedans, les yeux marinent. Ces photographies sont des paysages, des marines, très hollandaises. Ici, les yeux avalent ce que la pensée déchiquète. Ici, l’œil engloutit ce à quoi la pensée aspire. Le lieu est désolé et désolément monotone, mais évoque une poésie éteinte, comme dans les films des frères Taviani ou les photographies de Luigi Ghirri.

Il y trois Polyptyques : l’un est de couleur crème crayeuse un peu fluorée, un peu shampouinée ; le second se rapproche des gris bleutés de Brice Marden ou d’Ettore Spalletti, mais brisé au jaune de Naples. Quant au troisième, le plus loquace, il semble surexposé au tungstène. Le polyptyque a pour fonction de borner la série, de proposer une séquence où chacune des photographies autonomes étire l’effet de présence, sans pour autant verser dans la répétition somnambulique de la tautologie. Dans les trois cas, il y a deux registres barrés par une unique ligne de fuite ; un horizon hersé de grues, de cheminées et de quelques campaniles. Il n’y a aucune hiérarchie entre l’eau et le ciel, l’un et l’autre prenant tour à tour l’ascendant, aucune cardinalité visible ni même de perspective affirmée.

J’abonde dans le sens de Baudrillard, lorsqu’il écrit que « l’on ne photographie bien que par lumière brillante, ou par ciel gris plombé. Les couleurs éclatent dans l’un ou l’autre cas, soit par brillance soit en sourdine ». Certes, mais au sortir de ses travaux récents sur la montagne de Lure ou sur l’Etna (les Blanches), Bourret souhaitait une lumière atone et blafarde, sans contrastes ni pyrotechnies colorés. L’atonie de Bourret n’est pas l’achromie de Manzoni, qui s’en prend à la splendeur superficielle. Elle est une mise en scène du retrait, une stratégie de l’élémentaire, du presque rien, un refroidissement de la sensualité des couleurs.

L’unique contrainte était photographique : des journées courtes à la lumière exploitable de sept à seize heures. Sauf par temps de pluie, ici, pour le marcheur, toutes les météorologies sont des beautés. Un proverbe local dit qu’à Venise la pluie est particulièrement mouillée — et pour qu’un peu s’y greffent à l’horizontale des rafales de Bora à cinq degrés ! Rien de cela hormis une acqua alta typique et d’époque qui, deux fois par jour fait rimer Venise et Moïse sous les sirènes héritées des Autrichiens. Aucun ciel hivernal bleu lavande non plus, ni bleu délavé moutonné de blanc d’Espagne, à la fatto presto de Tiepolo. Pas de brouillard qui dissimule le laid nid de neige qui le recouvre, qui rendent plus beau le beau. Même la lune gibbeuse ascendante qui annonçait sa plénitude imminente dissimulait son ducat d’argent.

Ce qui devait être une semaine de promenade devint une semaine de bourlingue. De la terre-eau à l’eau-terre. Si une sortie est préparée, la promenade, elle, laisse toujours une part d’indétermination dans le fait d’augmenter ou de réduire la marche. C’est l’exaltation d’un instant fondamental, celui de la rencontre avec le paysage et ses tropismes dans les lieux revisités (depuis 2001). Cette indétermination, conjuguée à l’aléatoire opérationnel de la prise de vue, est pleinement assumée par l’artiste. L’excès de rationalité engendre la futilité mais elle est plurielle et discontinue tandis que la rationalisation est clôture par excès de planification. Bourret, le wanderer-hasselblader, joue sur cette imprévisibilité sans pour autant faire de l’œuvre une fille du hasard et de la rencontre, sans pour autant non plus verser dans une conceptualisation modélisée de la création. C’est en 1948, la date est importante, que l’historienne Elge Renata Trincanato publie l’irremplaçable « Venise mineure ». Elle remarque qu’entre 1300 et 1800, une autre ville se développe derrière les palais. Je dis « palais », mais il n’y en a qu’un à Venise, le Palais Ducal ; les autres sont des case ou ca’. Cette Venise à l’architecture mineure, c’est celle où l’on retrouve les touristes le nez sur la carte dans des rues sans luxe même ébréché, rues ouvrières du temps de l’Arsenal, aux hautes maisons de briques où grimpent des plantes et descend du linge. Comme il y a toujours un géographe derrière un historien, Trincanato dégage une triple Venise concentrique : le Grand Canal et le bassin de Saint-Marc, les mieux maisonnés ; un ‘in-between’ des grandes Scuole et confréries liées au pouvoir des patriciens ; enfin, la périphérie ouverte sur la mer, occupée par des bâtiments conventuels, des chantiers navals, des terres maraîchères, et des hortus clausus de plaisance. Comme il y a toujours un cartographe derrière un géographe, elle voit dans la xylographie cavalière de Jacopo de Barbari datée de 1500 l’urbanisme de la ville se transformer par manque d’espace. La malaria et la peste dans la lagune, le triplement de l’Arsenal, la création du Ghetto Nuovo sont quelques raisons de la création de cette Venise mineure. Que vous soyez dans la Sacca Fisola ou celle de San Girolamo, à San Pietro ou à Sant’Elena, dans le Dorsoduro après les Zattere, partout vous retrouverez cette architecture uniforme bâtie sur un plan hippodamien rigoureux : calle, corte, pozzo (la rue, la cour, le puits). Pour Bourret, c’était encore trop vénitien, trop « photographie allemande », d’où cette tentation de la lagune septentrionale.

Comme tout touriste, je pratique un mauvais exotisme ; celui du dépaysement et de la déterritorialisation, tandis que l’exote Victor Segalen recherchait la diversité et l’altérité. En effet, ce n’est pas ce qui est lointain géographiquement qui est différent, mais le différent qui est distant. Pour preuve, empruntez le Canal de Cannaregio jusqu’à son embouchure. Laissez le Pont des Trois Arches derrière vous pour aboutir à la fin du môle. Face à vous, à moins de dix kilomètres de distance, s’étale le plus effarant védutisme contemporain : une gondole à vos pieds, le trafic maritime incessant, le transport ferroviaire et routier sur le Pont de la Liberté, les TGN aux pavillons de complaisance à votre gauche, l’aéroport Marco Polo et le complexe pétrochimique de Porto Marghera à l’horizon ; où et dans quelle époque sommes-nous ? Dans “Des espaces autres”, une conférence prononcée en 1967, Michel Foucault définit l’hétérotopie — et son corollaire hétérochronique — comme un lieu où se juxtaposent plusieurs lieux incompatibles dans l’espace réel et concret. Venise est cela, un lieu hors de tous les lieux.

Nous sommes entre les Fondamente Nove et Burano, en direction de Torcello, dans une lumière matinale que ne désavouerait pas Gerhard Richter. Mais le danger dans l’éloignement de la ville serait de la perdre en tant que sujet et cadre. Les palines destinées à la navigation à l’estime deviennent le dernier signe, le dernier objet, pauvre et fonctionnel, symbolisant Venise. Un simple bosquet tripodique planté tête en bas dans la lagune — le berceau historique de la République —, à l’instar de la ville construite sur une forêt plantée la tête en bas (le très joli Venise est un poisson, Tiziano Scarpa), tel semble être le sujet de ces photographies.

C’est à Florence que se situe l’overdose culturelle de Stendhal ; et c’est une psychiatre florentine, Graziella Magherini, qui en a défini le syndrome. Ce pourrait être ailleurs, Stendhal et Grenoble, la ville haïe, mais aussi Rome, Milan surtout, et Venise. Tout ce qui émane de Venise m’enchante, ou presque. Cette ville est un paquebot incoulable du business dans la pire de ses acceptions, et dans son kitsch. Le seul vrai choc après Sanaa, selon Bourret. Visiter Venise à titre privé, toujours (l’anagramme de Venise est envies), et la fuir aussitôt car l’addiction y est des plus dures. Le syndrome de Venise évite la suffocation de celui de Stendhal tout en conservant l’imprégnation involontaire de celui de Stockholm. Je peux à ce point égrainer quelques exemples précis de symptômes, de rituels personnels avouables et réels confondus : dire qu’à chacun de mes voyages je rapporte un fragment de brique. J’en compte soixante-dix ; avouer que j’ai en permanence dans l’ordinateur en plan fixe la descente du Grand Canal ; que j’emmène toujours avec moi le guide National Geographic et une rare carte militaire de la ville au 2500 ème que je n’ouvre jamais ; dénoncer mes auto-clochardisations du passé dans des bateaux — sous des bâches avec des restes de pêche, dans une gondole en hivernage dotée de son felze d’époque, ou sur la luxueuse sellerie Chesterfield rouge de la cabine arrière d’un motoscafo de la Regione Veneto laissée ouverte. Mais c’est l’arrivée à Venise qui émeut le plus Bourret, quel que soit le moyen de transport. Pas de mélancolie du départ en revanche. Je pense même que ce qu’il préfère ici, « c’est prendre le métro » (dixit). Bourret, le piéton d’altitude, aime être embarqué les pieds tanqués sur la plateforme centrale d’un vaporetto fibrillant. Bourret finalement à 0 mètre d’altitude au-dessus du niveau de la mer. Mais c’est certainement par train qu’elle étire le mieux l’espace. Dans son Journal, Kierkegaard prend bien soin de noter les variations de perception selon que l’on soit assis dans le sens de la marche ou dans son sens contraire. Pour Venise, je préconise le sens de la marche pour l’arrivée  — l’épiphanie de la ville —, mais le sens contraire en direction de Mestre pour la voir disparaître. C’est à Mestre d’ailleurs que la sensation de mal de mer s’évanouit définitivement. Lorsque les paupières sont closes les yeux continuent de voir mais s’ennuient ; c’est alors qu’apparaît le doux hologramme de l’écheveau vénitien.

Pierre Padovani

PS. Le document original se trouve ici. J’ai effectué un petit travail éditorial dans le texte de Padovani, mais il en a été d’accord, et je le remercie de sa confiance.

Léon Mychkine