ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Série “Sabotage” #1

Nota bene. Je vais me livrer présentement à un travail commencé finalement déjà ici et là, plus précisément dans l’avant dernier article ; soit celui que l’on peut appeler de dézingage. J’avais dit que je ne le ferais pas, mais seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, et, parfois, la coupe est pleine (enfin, il y a longtemps qu’elle déborde). Une amie suggère sur Instagram des œuvres récentes de B. Sabatier, à la galerie Grimont. Je regarde, et je lis le discours qui, mine de rien, est censé bétonner les abords de la compréhension. Je lis et je regarde, je lis et je compare ; c’est-à-dire que je lis subliminalement les intentions avec le résultat. Et là, je réalise que j’en ai assez de voir passer la médiocrité, ou l’imposture, sans rien dire ; en me retenant à chaque fois, en me rappelant mon vœu érigé en principe : ne pas démolir. Alors, partons de ce nouveau principe : On peut démolir quand on est persuadé d’avoir affaire à une farce, quand on voit bien que le discours — autant que les pièces —, est rusé, technicisé, roué, etc. À ce moment, et quand on voit le résultat, on peut lâcher les brides, et foncer dans le désert où personne ne vous entendra tirer à blanc, mais, à vrai dire, ça défoule, ça évite de casser un abri-bus, et ça fait réfléchir quand même ! Car, même pour démolir, il faut penser. Je copie-colle le premier texte du dossier de Presse de Benjamin Sabatier à la Galerie Grimont :


La nouvelle exposition personnelle de Benjamin Sabatier à la Galerie Bertrand Grimont a tous les traits d’un Manifeste.

Dans l’espace de la galerie, Benjamin Sabatier déploie un ensemble d’œuvres récentes (sculptures, objets, dessins, documents…) dévoilant un rapport à la création qui couvre tout à la fois une théorie sociale, économique et politique, que l’artiste définit sous le terme «d’autoconstruction».

Le titre de l’exposition ACCESS TO TOOLS, clin d’œil au célèbre Whole Earth Catalog publié en 1968 par Stewart Brand, dont la première page est exposée à l’entrée de la galerie, en condense les enjeux. Véritable bible de la contre-culture, cet ouvrage est un bricolage visuel dans lequel des conseils pratiques se mélangent à des visions d’avenir. L’intention de Brand était de fournir des “outils d’accès” et d’éducation afin que les lecteurs trouvent leur propre inspiration, forment leur propre environnement et partagent leurs expériences.

Le terme tools (qui doit beaucoup à Ivan Illich) concentre parfaitement l’esprit pragmatique qui fonde le travail de Benjamin Sabatier. Adepte du Do It Yourself, il fait de l’expérience le pivot du savoir en mettant sur un pied d’égalité l’action pratique et le concept.

L’œuvre de Sabatier dépasse ainsi la simple pratique du “bricolage” pour devenir une forme de théorie en actes, où gestes, modes de vie et actions “construisent” de la pensée. Par cela il rend visible l’idée qu’apprendre c’est faire et que tout un chacun est doté d’une capacité constructive et inventive.

Aujourd’hui, le besoin de créer, le besoin d’indépendance, le besoin de fonder un savoir-faire autonome et personnel, poussent les individus à inventer des solutions pour réaliser un maximum de choses par eux-mêmes. Notre civilisation du “tout prêt”, du “tout fait”, est aussi celle du bricolage, de l’auto-constructeur, de la “perruque” ouvrière, du mécanicien amateur, de l’inventeur et du créateur.. C’est à l’image de “l’homme ordinaire” décrit par Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, que Benjamin Sabatier “bricole” avec et dans l’économie dominante.

Qu’il taille des crayons pendant 35h, crée la structure de production d’œuvres en kit IBK, s’empare de l’histoire ouvrière et militante de la ville de Besançon, réévalue les utopies du Mouvement moderne ou déploie une œuvre sculpturale marquée par une esthétique du chantier, Benjamin Sabatier interroge de manière récurrente le concept de travail, qui fonctionne comme étalon dans une démarche cherchant avant tout à inscrire l’art dans un contexte socio-économique plus large.

Son vocabulaire artistique se compose de matériaux bruts et accessibles brique, béton, ustensiles de bricolage, carton, scotch, etc. — qu’il manipule dans le cadre de processus de fabrication lisibles, évacuant toute référence au geste héroïque du sculpteur au profit d’une certaine littéralité où se révèle au premier regard le fonctionnement de l’œuvre. Cette “fulgurance”, qui n’en demeure pas moins polysémique, rend ainsi facile et possible sa reproduction par tout un chacun.

Entre questionnements politiques et formels, relectures des principes constructivistes et des thèses de Walter Benjamin, le travail de Benjamin Sabatier, en invitant le spectateur à devenir lui-même producteur, s’envisage dès lors à l’aune des théories alternatives et émancipatrices du Do it Yourself.


Le discours commence très fort : Attention, cette exposition, c’est un Manifeste. Diable ! Un manifeste, en art, c’est souvent le départ d’une nouvelle vision, de quelque chose de radical, de nouveau, d’inattendu. Ce que déploie dans la galerie l’artiste Sabatier offre un « rapport à la création qui couvre tout à la fois une théorie sociale, économique et politique, que l’artiste définit sous le terme “d’autoconstruction”». Ah oui tout de même ! C’est un manifeste, mais qui cache une théorie faite de tout cela ! Sociale, économique, politique. Sommes-nous face à une nouvelle rébellion ? Oui, et elle nous vient de la Sorbonne, ou Sabatier enseigne ! Ça alors ! Mais attention ! Le discours manifeste s’accompagne d’une grande culture référentielle, qui s’annonce dès le titre de la seconde exposition. Le texte nous met sous le patronage de Stewart Brand, dont Sabatier semble reprendre le principe mais cette fois-ci dans le domaine de l’art, en mode DOIY, reprenant le vieux cliché du bon vieux Beuys : “toi aussi tu peux devenir artiste !” Et Sabatier, dans la seconde exposition, expose des kits (réalisés) pour faire des œuvres soi-même ! Mais rappelons que Stewart Brand, dans sa première édition de son Whole Earth Catalogue (1971), ne fait pas la promotion de l’art DOIY, il s’agit bien plutôt de répertorier tous « les outils jugés “utiles” : livres, cartes, outils de jardinage, vêtements spécialisés, outils de charpenterie et de maçonnerie, matériel de sylviculture, tentes, équipement de soudure, revues professionnelles, premiers synthétiseurs et ordinateurs » (Wikipédia). Ensuite, on nous précise bien que le terme ‘tools’ doit beaucoup à Illich, oui, car il a écrit un livre titré Tools. Là encore, le livre d’Illich ne s’adresse pas aux amateurs d’art, mais aux citoyen lambda, vers qui il entend faire passer le message selon lequel il vaut mieux se servir des outils que d’y être asservi. Certes, belle intention, mais forcément limitée. Illich parle de la médecine, et par exemple son usage d’outils sophistiqués qui rend le patient éloigné de la science. Oui, mais avant l’outil, il y a le savoir, la sémiologie médicale, qui ressortit bien à la connaissance pure du corps dans ses symptômes, réponses, et pathologies. La barrière cognitive dressée par Illich a quelques arpents de retard… Bref. Continuons. « L’œuvre de Sabatier dépasse ainsi la simple pratique du “bricolage” pour devenir une forme de théorie en actes, où gestes, modes de vie et actions “construisent” de la pensée. Par cela il rend visible l’idée qu’apprendre c’est faire et que tout un chacun est doté d’une capacité constructive et inventive.»  Nous revoilà revenus chez Joseph l’aviateur ! Tout le monde peut être artiste… Oui oui, bien entendu ! Mais voyez la promesse de l’œuvre sabatien : le fait de mettre la main à la pâte va permettre de penser ! C’est incroyable ! C’est inédit. Mais tout cela, encore une fois, est sous-tendu par une référence à la fois sociale (tout le monde bricole), mais aussi savante : Michel de Certeau. Alors là, c’est chicissime ! Mentionner de Certeau, c’est classe. Alors oui, Sabatier «“bricole” avec et dans l’économie dominante », mais c’est pour interroger le « concept de travail ». Ah d’accord…! C’est fort. Donc, rappelez-vous, quand vous parlez d’économie, n’oubliez jamais de dire dominante, c’est tendance, et c’est un signe amical vers les révoltés du IIIe arrondissement. Mais, et à-propos de bricolage et de domination, ce texte d’introduction, dans le Dossier de Presse, il cherche à dominer qui ? Le lecteur, qui ne serait pas assez cultivé pour parer la manœuvre ? Toute cette bidonnerie n’est-elle pas l’indigne infante de la Société du Spectacle ? Ou bien je vois le mal partout ? Poursuivons. Nous lisons que la « démarche cherch[e] avant tout à inscrire l’art dans un contexte socio-économique plus large.» Oui, mais lequel ? Que est donc ce contexte plus large ? Pourquoi ne le nous dit-on pas ? Sommes-nous renvoyés à nous-mêmes, dans la réception béate et épiphanique « où se révèle au premier regard le fonctionnement de l’œuvre. Cette “fulgurance”, qui n’en demeure pas moins polysémique, rend ainsi facile et possible sa reproduction par tout un chacun.» Voilà enfin réalisé — épiphanie —, le fameux marronnier du “Je peux en faire autant” ! Sabatier fait de l’art que n’importe qui peut faire ! Prenez un étai, fixez le sur un pot de peinture, tournez le manchon et faites jouer la clavette, et, voyez ! le pot s’écrase et la peinture éjacule ! Ça y est ! Vous êtes un artiste ! Bravo ! Vous venez de vous prouver à vous-même que vous pouviez faire de l’art ! Fulgurance, décidément ! (Fulgurance polysémique, ceci dit, me laisse songeur…). N’oubliez pas, ceci dit, à la fin de votre ouverture à voir, de boucler votre texte avec deux références biens chicissimes : le Constructivisme et Walter Benjamin. Élitisme et populisme réunis, c’est beau !

Dans un entretien à Parisart en 2017, Sabatier dit : « Les œuvres en kit permettent de pointer la valeur-travail et la valeur-marchande de l’œuvre. Le spectateur peut devenir auteur avec le patron. Il a le choix. Il peut décider de réaliser l’œuvre à l’endroit qu’il veut. Mais cette liberté a un prix. Il doit se libérer du temps, car punaiser deux mille punaises prend du temps. C’est un vrai investissement. Chaque personne décidant d’ouvrir un sachet du kit prend le risque de ne plus pouvoir revendre l’œuvre qu’il punaise au mur. Sortie de son emballage l’objet se déprécie financièrement.» Zut alors ! Il ne faut donc pas ouvrir l’emballage si l’on compte spéculer sur l’art-en-kit de Sabatier ! Quel dommage ! Sabatier a inventé un système qui a tout l’air d’une sacrée farce ! On appréciera la fausse relation syllogistique entre “valeur-travail”, “valeur-marchande”, et “œuvre”. Premièrement, la notion de “valeur-travail” n’est pas pertinente au sein même de l’économie des métiers hors-artistes, car on ne peut pas comparer les métiers entre eux. Ensuite, il est parfaitement impossible ou ridicule de vouloir lier au travail de l’artiste (le temps de conception et de réalisation) la production d’une œuvre. À ce compte, il faudrait additionner le temps qu’a mis l’artiste pour arriver là où il en est, qui peut se compter en années… et pour offrir quoi ? Un prix qui sera inestimable ? Non, autant la notion de valeur-travail est inopportune spécialement depuis l’apparition du capitalisme spéculatif, mais elle est caduque en ce qui concerne l’art (je ne parle pas d’un temps que l’on peut compter et qui appartient au régime de l’Intermittence, ni aux résidences d’artistes ; ce qui n’invalide pas mon propos, à savoir qu’une sculpture ou un tableau, par exemple, ne sont pas monnayés en fonction du temps que l’artiste a passé à les produire, n’est-ce pas ?) Une fois que cette première partie du syllogisme est démontée, il ne sert à rien de continuer la démonstration, semble-t-il. L’acquéreur, nous dit Sabatier, peut devenir « auteur avec le patron ». Notez bien, il ne dit pas artiste, mais auteur. Mais qu’est-ce que cela change ? N’est-ce pas que ce terme est légèrement en dessous du terme artiste ? Les apparences sont sauvées ; il y a encore des artistes…

On aura compris que ce qui est très agaçant, en art contemporain, ou, bien plutôt, dans ce qu’on appelle l’art aujourd’hui, c’est la propension déjà bien remarquée à sur-écrire sur ce qui est en dessous. Il semble que plus les travaux “artistiques” sont indigents, et plus le discours est bétonné et à tendance paralysante façon Méduse : attention, ici, on est cultivé, et vous devez ployer sous le regard de la culture, mais, rassurez-vous, c’est pour la bonne cause ; il s’agit de retomber dans une pensée populiste bien simpliste du DOIY : je peux faire l’artiste. Oui, s’il s’agit de cela, effectivement, avec un peu d’entraînement, on doit pouvoir copier ce que fait Sabatier. Mais on s’en fiche complètement ; puisque c’est ce qu’il fait déjà ! 

En Une : ‘Pointes’, byLéon

Léon Mychkine

 

Soutenez la critique d’art indépendante, via PayPal