Série traduction. Un article de Brian Sewell: « Arrêtez, Damien Hirst, vous vous embarrassez vous-même ».

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Brian Sewell fut un brillant critique d’art. Après des études à l’Institut Courtauld, il travailla chez Christie’s et devient critique d’art à l’Evening Standard (quotidien conservateur londonien), de 1984 à 2015. Sewell fut un écrivain affûté, acerbe, et parfois méchant, comme le dit affectueusement, dans un tweet, le photographe Idris Khan, après l’annonce de son décès, à l’âge de 84 ans, en septembre 2015. Je traduis ici un article paru le 14 octobre 2009, dans le journal sus-mentionné, et on pourra vérifier ses habiles jonglages entre connaissance fine et précise, art contemporain, imposture, et art historique.

« Le “Cavalier riant” de Frans Hals, de 1624, est l’un des plus grands trésors de la Collection Wallace.

Que ce coquin de gentleman anonyme soit en fait en train de rire a donné matière à dispute depuis que le titre fut inventé à la fin du 19e siècle, mais comme il est devenu canonique et l’image iconique, la question “pourquoi” et “à quoi ?” n’a pas été tellement posée ces derniers temps.

Maintenant, toutefois, presque quatre siècles après sa représentation, il a une raison désabusée pour son rire, parce qu’un gros rire doit être l’immédiate réaction saine d’un homme face aux peintures puériles et maladroites de Damien Hirst, nouvellement installées dans les pièces voisines pour les prochains trois mois, à peu près.

Elles sont, pour la plupart, de crânes humains. Que Hirst, comme Turner en son temps, ait à l’esprit les grands tableaux du passé avec cette exposition ne laisse nul doute, car la “Danse sur la Musique du Temps” de Poussin est maintenant accrochée dans la Grande Galerie telle qu’elle peut être vue — bien que si distante et vaguement qu’elle en est impénétrable —, comme un complément aux crânes.

Son interprétation comme simple memento mori est naïve — le sujet, dicté à Poussin par le Pape Clément IX, est bien plus compliqué que cela.

Le cavalier de Hals est bien plus fort depuis une telle place, mais son rire imminent pourrait montrer une influence subversive sur quiconque flanqué de la phalange de crânes de Hirst.

Ceux-ci, je n’en doute pas, ont été peints avec beaucoup de sérieux, pour nulle autre raison qu’ils doivent se vendre pour des millions (peut-être qu’ils ne devraient pas être exposés à un tel risque), car en tant qu’œuvres originales de la main même de Hirst lui-même, chacun doit être classé plus haut en tant qu’œuvre d’art que cet atelier multiple offrant le notoire crâne incrusté.

Hélas, toutefois, ces peintures sont mauvaises, bêtes, et sont dérivées, non de Poussin ou de Franz Hals — le dernier a une merveilleuse peinture de crâne à la National Gallery — mais de Francis Bacon, dont Hirst mime grossièrement l’œuvre mais qu’il ne comprend pas.

À grands frais, Hirst a produit de nouvelles tentures pour les murs de la galerie, de la soie moirée à rayures dans un bleu-vert qui fait apparaître l’esprit du dix-huitième en France, dans une tentative d’influencer notre opinion sur ses barbouillages.

À grands frais, il a encadré ses toiles comme Bacon le fit, essentiellement en argent et or, du verre de vitre obscurcissant à la fois les images avec les reflets, et y prêtant une profondeur mystérieuse.

Mais, écartant ses trucs baconiens de présentation et en se concentrant uniquement sur les toiles, nous n’avons rien d’autre que les misérables incompréhensions d’un étudiant de première année copiant depuis un maître reconnu.

Et pour les crânes humains, les constituants de ces natures mortes sont les idiomes familiers de Hirst de la cigarette, le cendrier, le point et le papillon ; les nouveaux éléments sont des mâchoires de requin, le squelette d’un iguane, des citrons, l’allusion d’un paysage et une composition avec un vase de fleurs qui doit être un grossier agrandissement d’un Bosschaert ou Van der Ast du 17e siècle.

Tout cela est peint en tons blanc-bleu sur des fonds de noir instable qui rappellent les dernières peintures de Derek Jarman.

Si les toiles de Hirst étaient l’œuvre d’un adolescent tardif, nous pourrions prendre les lignes aléatoires autour des crânes comme une allusion ingénieuse aux points de mesure d’un sculpteur de la génération de Canova, ou comme une illusion de verre brisé, et oublier la vilaine maladresse d’une exécution inexpériencée ; mais Hirst est proche du demi-siècle et devrait avoir un niveau d’habileté bien plus élevé que ce frustre gribouillage, avec lequel il dégrade son maître, Bacon.

Damien est-il son pire ennemi ? Il prétend que ces caricatures de Bacon sont “profondément connectées avec le passé”, mais c’est un passé autant récent que le dernier quart du siècle durant lequel il est né.

Il est assez vaniteux pour proclamer que son œuvre en tant que pasticheur superficiel de Bacon est à sa place dans la Collection Wallace avec les peintures de Rembrandt et Velázquez, Titien et Van Dyck, mais une minute passée dans la Grande Galerie avec elle est suffisante pour prouver l’arrogance de cette illusion.

Alors, est-ce que ces amis acritiques, alliés et conseillers sont ses pires ennemis — ceux qui l’accueillent quotidiennement avec un “Oh Roi, vis pour toujours” et lui disent qu’il ne peut faire erreur ?

Est-ce que Ros Savill, directrice de la Collection Wallace, lui a rendu un réel mauvais service dans son imprudent désespoir d’accroître le nombre de visiteurs du musée en montrant un artiste aussi célèbre et crassement riche ? La monstration ne devrait faire de bien ni à elle ni à Hirst.

L’exposition est supportée par les événements habituels exécutés par les laquais habituels dont on peut être assuré qu’ils “Le félicitent, le félicitent, le félicitent” — y compris Tim Marlow, un directeur du White Cube, le marchand d’art le plus associé à l’énorme succès commercial de Hirst (seulement dans les arts un tel grossier conflit d’intérêt peut être ignoré).

C’est accompagné d’un catalogue dans lequel 29 toiles sont illustrées, mais en aucun cas illuminées par le texte d’une conversation au Pig and Whistle [une franchise de pubs] entre Hirst et John Hoyland, l’imposant vieux sanglier de la peinture seau-et-pateaugeoire abstraite britannique.

Dans celui-ci, les mots les plus utilisés et les plus superflus sont putain [fuck] et ses dérivés — la putain de chaise, les putains de débris, putain de rectangle, putain d’artiste, foutrement incroyable.

Je prends cela comme une licence, en cette occasion seulement, pour déclarer cette exposition détestable de foutrement affreuse.»

No Love Lost, Blue Paintings by Damien Hirst is at the Wallace Collection, Manchester Square, W1 (020 7563 9500, www.wallacecollection.org) until 24 January. Admission free.

PS. Il n’est pas toujours aisé de traduire le mot “fuck”. Suivant les contextes, il peut signifier l’équivalent des mots français « putain », « foutre », « connard », etc. Tout le monde pense que “fuck off” signifie « va te faire foutre/enculer », tandis que cela signifie davantage « fous le camp ! dégage ! »; tandis que “fuck you” signifierait « va te faire mettre ». On peut aussi penser à l’expression “fuckhead”, qui peut signifier « tête de nœud ». Nous pourrions poursuivre, mais terminons avec l’expression magistrale “Jesus fucking Christ”, qui veut dire « Jésus baise (le) Christ ».

Illustrations. En Une, détail du “Cavalier riant”, Franz Hals, huile sur toile, 1624, Wallace Collection. Ci-dessous détail du “Jeune homme tenant un crâne”, Franz Hals, c.1626-28, huile sur toile, The National Gallery, London

 

 

traduit et agrémenté par : Léon Mychkine

 

 


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