Shinzo Fukuhara, le monde flottant

La photographie, comme nul autre medium, a le pouvoir énactif de nous transporter dans le temps. On peut, peut-être, juger cette phrase comme énonçant une banalité patente. Mais réfléchissez, et posez-vous cette question : Quel art est aussi temporel que la photographie ? Et j’accepte l’adjectif comme justement la saisie d’un moment spatio-temporel (donc sont hors-sujet la danse, le cinéma, et le théâtre, par exemple). Sontag : « Les photographies peuvent être plus mémorables que les images animées, parce qu’elles sont une nette tranche de temps, et non un flux.» (On Photography, 1973). Le mot « temps » est certainement l’un des termes les plus usités au quotidien, mais comment le comprend ici Sontag ? Je crois que, dans ce qui va suivre, on en trouvera une forme d’explication ; non pas que cet article soit basé sur la phrase de Sontag, mais, en passant, elle nous sert. À quoi ? Nous verrons bien.

Le temps, on peut le penser de bien des manières, et j’ai une préférence pour sa conception atomique, dans le sens suivant : Le temps est une création cosmique absolument permanente, ce qui est n’est déjà plus, et nous croyons que le temps advient parce que nous sommes habitués qu’il advienne, mais ce n’est jamais sûr. Formellement, il est 22h24 et 30 secondes, et 22h25 n’existe pas encore. J’attends. Ça y est. Mais 22Hh24 n’existe plus, c’est terminé. Et, dans trente secondes, moins maintenant, se sera le tour à 22h25 de disparaître. Ça y est. Bien sûr, la “nature” du temps ne correspond pas aux deux notations de l’heure. On n’aura pas omis, durant ce temps décrit, qu’il fallait bien que ce temps s’instanciât, à savoir dans de l’espace (matière, ou masse). Ceci dit, il peut être curieux de noter que la nature du temps est officiellement et universellement caractérisée par la durée d’une seconde. Pour ainsi dire, le temps est une translation d’énergie à l’intérieur d’une même particule, telle que cette définition standard nous l’indique :

« Pour faire passer un atome d’un niveau d’énergie à un autre, il faut lui apporter une énergie, sous forme de rayonnement électromagnétique, correspondant à la différence d’énergie des deux niveaux considérés. Des mesures réalisées entre 1955 et 1958 ont montré que l’atome de césium 133 pouvait passer du niveau hyperfin noté F=3 au niveau hyperfin noté F=4 lorsqu’il était soumis à un rayonnement micro-onde de fréquence 9192631770 Hz. C’est cette valeur qui est à la base de la définition de la seconde atomique.»

Je ne vais pas tenter d’expliciter davantage cette définition, mais je vais me permettre quelques remarques. On constate que le temps est bien pensé à partir d’une mesure (changeante) d’énergie, d’un niveau noté F=3 à celui noté F=4, ce qui, encore une fois, nous démontre que nous ne pouvons pas penser (pour le moment) le temps comme désinstancié d’une entité spatiale (ici un atome de césium 133). Comment penser le temps sans instantiation physique ? Apparemment, ce n’est pas possible. Mais cela semble assez logique, car, Einstein l’a démontré, le temps, c’est de l’énergie. Nous reconnaissons, pour le dire ainsi, la dépendance du temps “par rapport” à l’espace. On peut imaginer un espace sans temps, au sens standard ou naïf du terme — la particule quantique qui “saute” (nommé plus normativement la réduction du paquet d’onde, et la décohérence quantique), ou qui se trouve à deux endroits en “même temps” (le principe de superposition) —, mais on ne peut imaginer un temps non instancié. Tout cela pour dire que, oui, la photographie, c’est la saisie d’un moment spatio-temporel, que certains qualifieront peut-être d’abstrait, mais voyez cette photographie. En la regardant, se dit-on que tout ceci est abstrait ? Je ne crois pas.

Shinzo Fukuhara, “West Lake, Hangzhou”, 1931

On se souvient de l’École de peinture Ukiyo-e (“images du monde flottant”) fondée par Hiroshige et Hokusai. Comment ne pas y penser quand on regarde les photos liquides de Fukuhara ? Mais, avant d’y revenir, insistons, de nouveau, sur cette question de temps. La photo est datée : 1931. Mais, en 2021, qu’est-ce cela nous indique, 1931, à Hangzhou (sud-est de la Chine) ? Rien n’est comparable à cet effet de télescopage temporel produit par la photographie. On “y est”, et on “n’y est pas”, c’est comme si l’image était une vitre derrière laquelle personne ne peut nous entendre, ni nous voir, mais pas nécessairement l’inverse. La photographie comme un miroir sans tain.

« Le lien entre photographie et mort, écrit Sontag, hante toutes les photographies de gens.» On pourrait nuancer cette affirmation et dire que cela est surtout vrai des photographies du passé, et notamment, et en exemple parmi des milliards, ces photographies de 1931. Ces personnages, défunts, depuis longtemps, nous font signe, mais sans le savoir. À leur insu. Je ne pense même pas qu’ils aient remarqué Fukuhara. On aimerait bien pouvoir pénétrer cette photographie, y respirer l’air qu’on y inspirait, regarder le paysage, les gens ; et revenir. Peut-être, si on a le temps, visiter cette incroyable maison, solitaire et fière de son toit pointu, surplombant le lac de Hangzhou. En fait, elles sont plusieurs

Shinzo Fukuhara, “West Lake, Hangzhou”, 1931

En cherchant sur l’Internet des images du “Lac de L’Est”, Hangzhou, on se rend compte qu’apparemment l’endroit n’a pas beaucoup changé ; c’est devenu un site protégé. Mais, les photographies actuelles, en couleurs, ne procurent pas du tout la même impression. De quoi ? De ce “hors du temps”. Oui, et ce n’est pas paradoxal, c’est complémentaire quant à la “nature” d’une belle et bonne photographie ; s’y trouve un double caractère à la fois temporel, assez inéchappable, doublé d’un autre qui met non pas en suspens, mais, à vrai dire, qui nous place “hors-temps” ; je ne sais pas comment le dire mieux ni autrement. Et ça, c’est aussi l’effet de la photographie (belle et bonne). L’inverse, c’est la carte postale. Et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles certains artistes, mus par on ne sait quelle auto-persuasion démiurgique, exposent parmi leur œuvres des photographies, comme en sus, tandis qu’ils ne sont pas (ni historiquement ni officiellement) photographes. Comme si la photographie, trop souvent, ne servait que d’illustration. Erreur. 

J’aime beaucoup, infiniment, les photographies du Lac de l’Est, de Fukuhara Shinzo (福原 信三).

Shinzo Fukuhara, “West Lake, Hangzhou”, 1931

Je les trouve assez bouleversantes, pour tout dire. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être est-ce mon humeur qui s’y projette…Mais voyez ↑, comme cela est bien “pris”, comme cela respire, entre les noirs profonds et les grisés presque blancs, les variations du gris agate et du gris fer. La forme des arbres, les monts au loin. Cette silhouette d’homme, au repos, semble-t-il.

Shinzo Fukuhara, “West Lake, Hangzhou”, 1931

Gris, noir, blanc, dentelle d’architecture, qui retient le temps, et l’espace, entre, qui respire ; image dans l’image, monde à l’endroit, inversé, tremblé, partition ouverte désynchronisée de la rambarde, l’éternité y plongeant.

 

 

 

Léon Mychkine