Si loin si proche de Chardin : Henri-Horace Roland Delaporte, Döppleganger ? Via Diderot théoricien (avec moult illustrations)

[fig.1] Henri-Horace Roland Delaporte, “La Petite collation (ou carafe d’orgeat)”, 1787, huile sur toile, 37 x 46 cm, Musée du Louvre 
[fig.2] Henri-Horace Roland Delaporte, “Nature morte à la vielle”, circa 1760, huile sur toile, 80,5 x 101 cm, Musée du Louvre

Notre bon Diderot écrit ceci au sujet :

« Roland de la Porte.

On a dit, mon ami, que celui qui ne rioit pas aux comédies de Regnard, n’avoit pas le droit de rire aux comédies de Molière. Eh bien ! dites à ceux qui passent devant Roland de la Porte sans s’arrêter, qu’ils n’ont pas le droit de regarder Chardin. Ce n’est pourtant, ni la touche, ni la vigueur, ni la vérité, ni l’harmonie de Chardin ; c’est tout contre, c’est-à-dire à mille lieues et à mille ans. C’est cette petite distance imperceptible qu’on sent et qu’on ne franchit point. Travaillez, étudiez, soignez, recommencez : peines perdues. La nature a dit : tu iras-là,  jusques làet pas plus loin que là. Il est plus aisé de passer du pont Notre-Dame à Roland de la Porte, que de Roland de la Porte à Chardin.»

Si loin si proche, comme l’indique la construction en chiasme de la fin de cette phrase et du début de la suivante :« …c’est tout contre, c’est-à-dire à mille lieues et à mille ans. C’est cette petite distance imperceptible qu’on sent et qu’on ne franchit point. » Comment voulez-vous que ce qui est tellement contre, si éloigné dans l’espace et le temps, se “trouve” en même temps si proche, à savoir cette petite distance imperceptible ? Un ultramince en somme ! Mais alors, que signifie cette distance proche en même temps qu’incommensurable ? Diderot nous le dit : C’est la nature. Mais, entendez ici la “Nature humaine”. C’est la nature humaine qui donne, à chacun, ses limites. Ainsi, je ne comprends rien aux mathématiques, c’est ainsi, et j’ai fait mille efforts pour accéder à davantage d’entendement ; rien n’y fit, c’est ma nature, cela “fait partie” de ma nature. Ainsi, de la même manière, Diderot dit à l’artiste, en l’occurrence Delaporte, “mon ami, vous aurez beau tenter de vous approcher de votre maître [Chardin], vous n’y parviendrez pas, car c’est votre nature”. Delaporte est très proche de Chardin, mais il en si loin que ce n’est point comparable. Mais il ne faudra pas compter sur la Nature naturelle (« nature naturée », Spinoza) pour s’en sortir, pour s’imaginer qu’en la copiant nous parviendrons à nos fins. Et pourquoi non ?:

« Avec le temps, par une marche lente et pusillanime, par un long et pénible tâtonnement, par une notion sourde, secrète, d’analogie, le résultat d’une infinité d’observations successives dont la mémoire s’éteint et dont l’effet reste, la réforme s’est étendue à de moindres parties, de celles-ci à de moindres encore, et de ces dernières aux plus petites, à l’ongle, à la paupière, aux cils, aux cheveux, effaçant sans relâche et avec une circonspection étonnante les altérations et difformités de Nature viciée, ou dans son origine, ou par les nécessités de sa condition, s’éloignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour s’élever au vrai modèle idéal de la beauté, qui n’exista nulle part que dans la tête des Agasias, des Raphaël, des Poussin, des Puget, des Pigalle, des Falconet ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont les artistes subalternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins approchées, que dans l’antique ou dans les ouvrages incorrects de la nature ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement qu’ils la conçoivent ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, au dessus de laquelle ils peuvent s’élancer en se jouant, pour produire le chimérique : le Sphinx, le Centaure, l’Hippogriffe, le Faune, et toutes les natures mêlées ; au dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les différents portraits de la vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de mensonge qu’exige leur composition et l’effet qu’ils ont à produire ; en sorte que c’est presque une question vide de sens, que de chercher jusqu’où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle idéal de la beauté, de la ligne vraie ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie non traditionnelle, qui s’évanouit presque avec l’homme de génie ; qui forme pendant un temps l’esprit, le caractère, le goût des ouvrages d’un peuple, d’un siècle, d’une école…» (Diderot, Salon de 1767). 

Comprenons bien ce que nous dit ici Denis : le “vrai modèle idéal de la beauté” (quoi que cela puisse dire, bien que six fois répété !), n’est pas dans la Nature, il réside dans la tête (des grands artistes). Dans la tête. Entendez, ce n’est pas trouvable par le regard, mais par/à travers le mental, l’imagination, et, bien sûr, le talent +++ . Ensuite, en guise d’exemples, six noms de grands artistes. Ce à quoi donne accès ce “vrai modèle idéal”, c’est à une sorte d’échelle gradative qui s’élève tant au dessus (le chimérique) qu’elle peut “descendre” en “dessous” (charge, monstre, grotesque), bref, tout est permis au grand artiste parce qu’il est (très très) doué ; il peut tout représenter. Alors, en quelque sorte, on pourrait en induire que le grand artiste n’a pas de style spécifique, parce qu’il peut métamorphoser tout “modèle idéal” exactement parallèlement, par métonymie si vous préférez, Protée changeait de corps à volonté !

Agasias d’Éphèse, “Gladiateur Borghèse”, c. 100 ap. J.-C.,  173 x 172 x 169 cm, Musée du Louvre
« État de l’oeuvre : incomplet : l’épée et le bouclier manquent. Le bras droit a été refait. La jambe droite, le mollet droit, le bras gauche en 4 morceaux, le mollet et le pied gauches ont été recollés. La fesse droite a été consolidée. L’oreille droite a été complétée. » (Dixit le Louvre)

 

Raffaello Sanzio, “La Fornarina”, 1518-19, huile sur bois, 85 x 60 cm, Palais Barberini, Rome

 

Nicolas Poussin, “Paysage avec des voyageurs au repos”, c.1637, huile sur toile, 63 x 77,80 cm, National Gallery, Londres

 

Pierre Puget, “Persée et Andromède”, 1684, marbre de Carrare,  3.20 x 1.06  x 1.14 m, Musée du Louvre

 

Jean-Baptiste Pigalle, “Mercure attachant sa talonnière”, 1753, plomb, 1.8 m, Musée du Louvre

 

Étienne Maurice Falconet , “L’Amour menaçant”, 1757, marbre, 48 x 34 x 22 cm, Musée du Louvre

 

Bon sinon, alors, Delaporte, le bail avec Chardin ? Loin, trop loin ? Trop près ? Franchement, c’est très proche. On ne peut pas parler d’imitation, mais c’est tout de même vraiment très avoisinant (surtout Fig1, début d’article). C’est tellement avoisinant que le tableau ci-dessous a été tenu pour un Chardin jusqu’en… 1959 !

Roland de la Porte, “Nature morte à la vielle”,  c. 1760, huile sur toile, 80,5 x 101, Musée des Beaux-Arts, Bordeaux

Le site “POP, la plateforme ouverte du patrimoine”, nous apprend ceci :« Donnée à Chardin jusqu’en 1959 l’œuvre est attribuée par la plupart des historiens à Delaporte grâce à des comparaisons stylistiques avec des œuvres connues et datées de cet artiste, notamment le ‘“Vase de lapis, sphère et instrument de musique” (Paris, Musée du Louvre), son morceau de réception à l’Académie en 1763. Ph. Conisbee propose le premier la date de 1760 généralement acceptée. Bien que n’ayant pas été un élève de Chardin, Delaporte, comme ses contemporains spécialistes de la nature morte, subit l’influence de ce maître, à son détriment d’ailleurs selon Diderot qui place Chardin au-dessus de tous. Certains motifs ou compositions de ce dernier comme “Le pot d’abricots” (1758) ou “Instruments de musique avec un panier de fruits” (1730), sont repris par Delaporte ainsi que le souligne Ph. Conisbee. Un tableau passe en vente le 14 février 1999 à Bergerac, attribué à N. Jeaurat de Berty est lui aussi très influencé par Chardin et pourrait presque être un pendant de notre tableau. La différence entre Chardin et Delaporte se situe dans l’attention de ce dernier à donner l’illusion de la profondeur, ici avec l’étagère dans l’ombre, ou encore sa précision dans le rendu des objets grâce à une touche unie inconnue chez Chardin. Sans proprement parler de vanité, les divers éléments de cette nature morte concrétisent cependant des aspects des plaisirs de la vie : le goût du jeu mais aussi le hasard du destin, les délices de la table avec les fruits, les plaisirs de la musique avec la vielle ; le livret de musique froissé, exprime le caractère éphémère de la connaissance humaine, dépositaire d’un savoir imparfait et incomplet. Le ruban bleu de la vielle, symbole à la fois du Ciel et de Marie, donne à la composition un sentiment religieux hérité des nordiques du XVIIème siècle pour lesquels les natures mortes étaient comme des offrandes à Dieu. »

Je ne suis bien entendu pas un expert de Chardin ni de Delaporte ; il faut donc supposer que l’argument décisif, c’est la « précision [de Delaporte] dans le rendu des objets grâce à une touche unie inconnue chez Chardin.» Mais à regarder des images de tableaux de notre cher Chardin, je me demande si vraiment, chez lui, la “touche unie” lui a été tellement  “inconnue”. Comparez par exemple ce fond dans “Nature morte aux poissons, légumes, gougères, pots et huîtres sur une table” (1769) de Jean-Siméon :

Jean-Siméon Chardin, “Nature morte aux poissons, légumes, gougères, pots et huîtres sur une table” [Détail], 1769, huile sur toile, J. Paul Getty Museum, Los Angeles
Comparez encore avec ce détail daté de 1726-28 :

Jean-Siméon Chardin, “Nature morte avec un pot en faïence” [Détail], 1726-1728, huile sur toile, 55 × 46 cm, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
« Touche unie inconnue » vraiment ? Je ne sais pas ce qui a conduit les experts à trancher pour Chardin en 1959, mais je gage qu’il s’agit d’autre chose, d’autres indices probablement, qui échappent à la Notice autant qu’à votre serviteur…

 

REF. Gerda Kircher, “Chardins Doppelgänger Roland de la Porte”, Der Cicerone, 1928, vol. XX (si quelqu’un a la traduction de ce texte, je suis preneur)

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 

 


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