Sophie Zénon, photographies et champs magnétiques

Sophie Zénon semble hantée par la question du passage du temps, ce qui, vu son nom, est peu surprenant. Je ne sais pas si on a déjà osé le remarquer, mais le fait de s’appeler Zénon ne peut pas ne pas évoquer le philosophe antique Zénon d’Élée (490/430 BC) qui niait, dans de fameux paradoxes, la notion de temporalité, et on se rappelle celui d’Achille et la tortue, et, encore plus extraordinaire, celui de la flèche (ici pour des rafraîchissements mémoriels). Les paradoxes de Zénon d’Élée valent la peine d’être lus, étudiés, car c’est bon pour les neurones, comme toute bonne philosophie. Donc, comment, quand on connaît l’existence de cet illustre prédécesseur, ne pas être intrigué, curieux, face à une photographe qui se nomme Zénon ? C’est quand même assez incroyable. Évidemment, Sophie Zénon s’appellerait Sophie Martin, ça ne changerait rien à son œuvre, mais, tout de même, quand on est écrivain et philosophe, il y a de quoi s’arrêter cinq minutes sur cette circonstance assez concomitante. Ce que je fais, et refais, en disant que le temps, c’est bien (en sus) ce qui intéresse Zénon (la photographe). On peut, je crois, sans trop simplifier, supposer que l’œuvre zénonienne est traversée par deux axes : celui de la mémoire, et, donc, aussi, par la mort (son phantasme, sa représentation, etc.). Certes on a lu, sous les plumes de Sontag, Barthes, Lamarche-Vadel, parmi d’autres, que la photographie a partie intimement liée à la mort. Oui, peut-être, mais pas nécessairement ; on peut voir de très nombreux travaux photographiques qui n’ont rien à voir avec la mort ou  la mémoire ; ce qui n’enlève rien. Mais ce n’est pas le cas chez Zénon, dont le travail, quelque soit la série étudiée, respire la mémoire, et les fantômes ; plutôt, le fantomatique, au point où elle, bien vivante, se met en scène un peu fantomatiquement, dans sa série “Enfance”. De retour dans sa maison d’enfance/adolescence, avec ses proches, pour tout déménager avant la vente, elle revient s’y photographier, le tout en un jour, mais d’une manière souvent “tremblée”, tremblé qui superpose en quelque sorte le net du réel sur le vague du souvenir ; de ce qui a disparu, et qui demeure par la reconstruction mentale, comme cette image où elle se prend en train de faire de la corde à sauter. Les photographies de Sophie Zénon ci-dessous sont issues de la série “Enfance”, 2017 (Courtesy de l’artiste).

 

On pourrait se dire : « oui, le flou du corps simule le mouvement », mais ce n’est pas ce qu’ici, il me semble, Zénon cherche à montrer (sinon, franchement…). Non, ce qu’elle tend à montrer, c’est justement le fait d’être présente et de ne plus y être ; ce corps qui se prend en photo, ce n’est plus celui de la jeune fille, mais c’est quand même le sien, avec quelques décennies de plus ; et c’est pour marquer ce qui a été — et qui n’est plus —, que Zénon fait juste trembler son corps, dans le reste de l’image qui lui, reste net. Comment fait-on une photographie ainsi ne doit pas constitué une énigme supérieure pour un bon photographe, mais ça l’est pour le quidam non expert. Et c’est cela que nous attendons aussi, de la part de la photographie : de la magie, comme par exemple ici :

Voyez cette image. A priori, rien d’étonnant. Mais, à bien regarder, tout, ou presque, semble faux. Disons que la pièce, bien entendu, est vraie, nous ne sommes pas chez Thomas Demand, mais, quant au reste. Voyez cette, ces, figure assise. C’est l’artiste, ou bien ? Enfin, dans quoi se tient-elle ? Et quel est cet étrange ligne blanche/bleue entre le dos et la tête, comme si cette dernière flottait juste au dessus ? Tant elle est hiératique, et comme un buste posée sur un socle, on dirait une statue. Un totem. Et quelle est cette forme à sa gauche, elle aussi assise, comme un petit être… Mais c’est le nounours du début ! Ensuite, et pour finir, je m’interroge sur la vue, en arrière-plan. Dans quelle mesure ne s’agit-il pas ici d’une projection ? D’ailleurs, et vue la forme du cadre, oui, on penchera davantage pour un écran que pour une fenêtre. Ainsi donc, Zénon met bien en scène, pour “faire revivre”. Faire revivre, car c’est en partie illusoire pour nous, mais dans quelle mesure cela ne le serait pas pour elle, la photographe devenue témoin de son passé ? Et voyez un peu le travail intellectuel que je viens de produire, à partir d’une photographie ? Je ne fais pas remarquer cela par forfanterie, bien évidemment, mais pour souligner le travail de l’œuvre à l’œuvre, pour ainsi dire ; qu’est-ce que produit une artiste qui métaphorise sa biographie dans des images ? Quelle maîtrise convoque-t-elle en une seule journée de travail ? Quelles questions nous fait-elle nous poser à partir d’une seule image ? Je ne m’interroge pas ici sous la guise du flatteur, car mes lecteurs savent que cela n’est pas mon caractère ; en revanche, j’estime tout à fait loisible de dire quand on reconnaît la force d’un propos esthétique.

Sophie Zénon est en train de refermer la porte d’une pièce, et, c’est comme si la lumière la chassait, puisqu’elle se retrouve dans l’obscurité. Cette photographie symbolise bien la prégnance de la notion de passage chez Zénon. En écrivant c’est comme si la lumière la chassait (puisque obscurité) je ne formule pas un truisme, il s’agit bien ici encore, plus qu’un jeu avec l’éclairage, une indication du passage entre le passé définitif, celui d’un lieu, d’une mémoire et de plusieurs autres, sur lequel la photographe va abolir l’accès, en tournant, une dernière fois, la clé dans la serrure. C’est cela, qu’il faut voir dans cette photo. Ensuite, ou pendant, on peut bien sûr se demander comment Zénon fait donc pour dégager l’ombre de l’ombre, celle de son corps, de facto, empreinte négative, dans l’ombre des murs. J’ai commencé à écrire sur ces photos le 13 décembre, et, je reprends aujourd’hui depuis cinq phrases, et relisant le début du texte, je me rends compte que j’avais déjà noté le mot « passage » ; cela veut dire qu’il est possible que soit confirmé quelque chose ici, et qu’en parlant de photographie, et dont on dit qu’elle arrête le temps, ce qui est faux, car rien ne peut arrêter le temps, sauf la mort, alors une bonne photographie est aussi celle qui évoque le passage, mais un passage aussi alors comme un saut, entre un temps et un autre ; le tout sur la même image. En procédant ainsi, Zénon nous rappelle l’une des forces de la photographie, qui ne ressortit pas simplement qu’à faire une “belle image”.

Auratique du corps bientôt définitivement absent du lieu, voire, absent tout court. J’aime bien ce haut du corps comme soumis à une espèce d’électrisation, l’éclairage bicolore du visage et du cou, comme tranchant, lui aussi, dans le temps ; le dédoublement comme des épaules, le tout pénétrant, ou s’éloignant, comme, du coup, dans un champ… magnétique chargé ?

Léon Mychkine

 


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