Suite Rothko / Narcissisme / sublimation / Freud

Mark Rothko, “No. 5/No. 22”, 1950, oil on canvas, 297 x 272 cm, MoMa   

Rothko : « J’ai commencé à peindre assez tard dans ma vie ; mon vocabulaire s’est donc formé bien avant celui de la peinture, et il persiste encore lorsque je parle de peinture. Je n’ai jamais pensé que peindre un tableau avait quelque chose à voir avec l’expression de soi [“self-expression”]. C’est une communication à-propos du monde à quelqu’un d’autre. Une fois que le monde est convaincu de cette communication, il change. Le monde n’a jamais été le même après Picasso ou Miró. Leur regard sur le monde a transformé notre vision des choses. Tout l’enseignement sur l’expression personnelle est erroné dans le domaine de l’art ; cela à voir avec la thérapie. Se connaître soi-même est précieux pour que le moi puisse être retiré du processus. Je souligne ce point parce qu’il y a une idée selon laquelle le processus d’expression de soi en elle-même a de nombreux atouts. Mais produire une œuvre d’art c’est autre chose et je parle de l’art comme d’un métier [“trade” signifie commerce, mais je ne suis pas sûr que Rothko ici voulait parler de commerce].»                 

Il est bon de remettre un peu les choses à leur place, le contexte, d’aplomb. Que dirait Rothko dans une époque comme la nôtre, où, en matière artistique, de la littérature au cinéma, des arts plastiques à la chanson, c’est un véritable épandage de traumas, d’histoires personnelles, d’accidents de la vie, etc., qui servent de carburant à l’expression. Il s’agit bien de s’exprimer mais, comme disait l’autre, de ne pas se répandre. En quelque sorte, si l’on comprend bien ce qu’écrit Rothko, l’artiste n’a rien à dire spécifiquement de/sur lui-même, tel que l’exprime ce (modeste) graphique : 

Le concept de narcissisme est assez complexe, voire assez bancal, à suivre son introducteur, Sigmund Freud. Mais il a donné lieu à toute une littérature, et il est impossible de synthétiser son envergure en quelques lignes. Si nous en restons auprès de Freud, dans ses Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), nous pouvons donner cet extrait :  

« Tout d’abord, l’opposition entre les instincts du moi et les instincts sexuels est à la base de notre théorie de la libido. Lorsque, plus tard, nous avons commencé à étudier de plus près le moi lui-même et que nous sommes parvenus à la conception du narcissisme, cette distinction a elle-même perdu son fondement. Dans de rares cas, on peut observer que le moi s’est pris pour objet et se comporte comme s’il était amoureux de lui-même. D’où le terme de « narcissisme », emprunté au mythe grec. Mais ce n’est qu’une exagération extrême d’un état de fait normal. Nous avons compris que l’ego est toujours le principal réservoir de libido, à partir duquel les cathexis [i.e., représentation liée aux pulsions] libidinales sortent et retournent de nouveau, pendant que la majeure partie de cette libido reste en permanence dans le moi. Ainsi, la libido du moi [‘ego-libido’] est constamment changée en libido d’objet [‘object-libido’] en libido du moi. Mais dans ce cas, elles [i.e., les libido] ne pourraient pas être différents en nature et cela n’aurait aucun sens de distinguer l’énergie de l’un de celle de l’autre ; nous pourrions aussi bien abandonner le terme “libido”, ou l’utiliser comme synonyme de l’énergie psychique en général.» 

Rappel (1914) : 

« Il peut bien se faire que l’énergie sexuelle, la libido — au fin fond des choses —, ne soit qu’un produit de différenciation de l’énergie qui est à l’œuvre par ailleurs dans la psyché.» (“Pour introduire le narcissisme”). 

Bon !, je ne suis pas psychiatre, ni psychanalyste, et je ne vais pas me substituer aux savants, mais il faut bien faire quelque chose de cela. Constatons qu’en 1933 Freud est toujours aussi dubitatif (depuis1914) quant à la nature de la libido… Énergie psychique ? Sexuelle ? Énergie unaire ? Binaire ? Duale ? Scindée ? En tout cas, il y a de l’énergie, qui alimente le moi, l’ego, les pulsions, tant sexuelles que non-sexuelles. Tout cela est très compliqué. Néanmoins, et à partir de là, comment s’explique notre (modeste) schéma ? Disons, pour faire simple (même si ça ne l’est pas), qu’il y a deux sortes d’artistes ; ceux qui subliment, et ceux qui ne subliment pas. Celui qui ne sublime pas produit ce que j’appelle un “non-objet”, entendez un “non-objet d’art”. Quand bien même “il” pense que ce qu’il a produit “est” de l’art, tel n’est peut-être pas le cas. En effet celui qui, englué dans son narcissisme traumatique, tient absolument à traduire son ou ses traumas dans une matière externe (lettres, mots, musique, arts plastiques…), ne va pas sûrement hypostasier quoi que ce soit. En quelque sorte, le “non-objet” fait retour à son initiateur, c’est un artefact traumatique, il étale, littéralement, le trauma dans la manifestation qu’il incarne. Le non-objet est donc exempt de sublimation. Freud :

« La formation de l’idéal du moi est souvent confondue avec la sublimation des pulsions, au détriment d’une claire compréhension. Tel qui a échangé son narcissisme contre la vénération d’un idéal du moi élevé n’a pas forcément réussi pour autant à sublimer ses pulsions libidinales.» (“Pour introduire le narcissisme”). 

Dans le Schéma de Rotkho, je ne pense pas que l’on puisse parler de « vénération d’un idéal du moi », car on ne pourra pas dire que, dans ses toiles (disons, à partir de 1948), Rothko expose littéralement le résultat de ses névroses (mais sûrement pas non plus avant 1948). Qu’en retour, le spectateur puisse en extraire des émotions (souhaitées exprimables par Rothko), tient du “miracle artistique” (du latin  miraculum « prodige, merveille, chose extraordinaire » (CNRTL)). Il est tout à fait extraordinaire en effet qu’une surface peinte totalement non-figurative puisse susciter la moindre émotion. Notez que Rothko n’aurait jamais voulu étaler son pathos sur la toile, puisque, comme il le dit dans la citation ci-dessus (haut d’article), une telle intentionalité ressortirait à de la « thérapie » plutôt qu’à de l’art. Rothko aurait peut-être rejoint Freud quand ce dernier, justement, avait reservé quelques observations cliniques au sujet du destin de la pulsion sexuelle : 

« 3) Il peut y avoir une troisième issue [i.e., à la pulsion sexuelle], dans le cas d’une constitution anormale, par le processus de la sublimation. Les excitations excessives découlant des différentes sources de la sexualité touvent une dérivation et une utilisation dans d’autres domaines, de sorte que les dispositions dangereuses au début produiront une augmentation appréciable dans les aptitudes et activités psychiques. C’est là une des sources de la production artistique, et l’analyse du caractère d’individus curieusement doués en tant qu’artistes indiquera des rapports variables entre la création, la perversion, la névrose, selon que la sublimation aura été complète ou incomplète.» (Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité).

Notez le caractère « anormal », originel, propre à la sublimation, et notamment au “destin” artistique. On notera encore, comme un repentir, que les artistes sont « curieusement doués ». Il est bien évident que nous ne sommes pas tenus de “coller” en tout point au discours de Freud, car, après tout, est-il bien certain que la sublimation ne puisse être activée que depuis un destin dévié de la pulsion sexuelle ? Si l’on prend la pulsion comme une énergie, alors chacun est libre (dans le meilleur des cas), de conduire comme il l’entend l’issue de celle-ci. Concernant ce que Freud appelle les « dispositions dangereuses » de la pulsion doivent concerner ce qu’il a appelé la « pulsion de mort ». Mais que se passe-t-il quand la sublimation, que nous pouvons, après tout, aussi bien appeler transcendance, n’a pas lieu ? Rappel :

« La sublimation est un processus qui concerne la libido d’objet et consiste en ce que la pulsion se dirige sur un autre but, éloigné de la satisfaction sexuelle; l’accent est mis ici sur la déviation qui éloigne du sexuel. L’idéalisation est un processus qui concerne l’objet et par lequel celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée.» (“Pour introduire le narcissisme”).  

Si nous avons bien compris la théorie psychanalytique, disons à partir de Freud, alors, quand la sublimation n’a pas lieu, c’est le narcissisme qui triomphe ; qui sort intact des enjeux pulsionnels, et nous pouvons retrouver, certes d’un côté sans appel et quelque peu exagéré, le mot de Rothko : « cela à voir avec la thérapie.» Si nous gardons Rothko comme exemple — mais cela fonctionnerait tout autant avec un Barnett Newman ou un Ad Reinhardt, il est clair que le narcissisme n’en sort pas triomphant, puisqu’il est passé par le tamis de la transcendance (sublimation de l’énergie). En revanche (voir schéma), la circulation du côté gauche signale le triomphe du narcissisme, et dans ce cas, et généralement, dans sa version hypertrophiée, extrêmement prétentieuse (moi & le Monde), candide, ou encore ironique, parmi d’autres combinaisons. Quel que soit l’issue, il y a de fortes chances pour que l’objet produit, et donc proposé à autrui, soit ce que j’appelle un « non-objet »; entendez, un “non-objet- d’art”.

Pour finir, donnons cet extrait de T.S. Eliot, cité par M. Duchamp, dans son texte “Le processus créatif” (1957) :

« L’artiste sera d’autant plus parfait que seront plus complètement séparés en lui l’homme qui souffre et l’esprit qui crée ; et d’autant plus parfaitement l’esprit digérera et transmuera ses passions qui sont son élément.» (Traduction Marcel). 

The mind of the poet is the shred of platinum. It may partly or exclusively operate upon the experience of the man himself; but, the more perfect the artist, the more completely separate in him will be the man who suffers and the mind which creates; the more perfectly will the mind digest and transmute the passions which are its material.” (T.S. Eliot, “Tradition and the Individual Talent”, 1919).

« L’esprit du poète est l’éclat du platine. Il peut opérer en partie ou exclusivement sur l’expérience de l’homme lui-même ; mais, plus parfait est l’artiste, plus complètement sera séparé en lui l’homme qui souffre et l’esprit [‘mind’] qui crée ; le plus parfaitement l’esprit [‘mind’] digérera et transmuera les passions qui sont son matériau.» (Ma traduction). 

Freud, Eliot, et Rothko, sont donc d’accord.  

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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