Cela fait un moment (des années) que je tourne autour de ce dessin. Je me lance.
Le bouleau, c’est blanc. Ici, presque, blanc sur blanc. Non uniformément, certes. Mais tout de même. D’ailleurs, le “fond” est, aussi, étonnamment, blanc. Sommes-nous en haut d’une colline ? Ce qui expliquerait le vide du fond… Ou bien Poussin a fait abstraction du reste, comme le dessin le permet, contrairement à la peinture, qui ne peut pas vraiment se le permettre ; je veux dire par là que la plupart des dessins de Poussin sont faits dans le “vide”, comme d’ailleurs la plupart des dessins des grands artistes. Et c’est compréhensible car, ce qui compte, c’est le sujet, et non pas l’environnement, justement. Dans ses Observations sur la peinture, Poussin écrit :
Que le dessin soit tel que les choses dont il exprime la pensée.
Poussin, c’est un érudit, il lit Aristote, i tutti quanti. De fait, cette première phrase est assez retorse. Si l’on comprend bien, il s’agit d’établir une isomorphie mentale entre
réel/(± chose), pensée, dessin
de sorte que, par l’opération hypostasique de l’esprit artistique, nous avons :
réel/(chose) = pensée = dessin
Il faut prendre ce signe = comme une égalité isomorphique, c’est-à-dire comme, à chaque fois, une équivalence, nommée « équivalence », permise par l’hypostase artistique. Du point de vue de l’hypostase artistique, pratiquée par la plupart des artistes, qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils soient au fait de ce concept ou pas, et à commencer donc ici par Poussin, qui connaît le principe de la mimésis, le dessin de ces bouleaux correspond au réel. Il pourrait dire « je dessine ce que je vois ». Mais comment faire autrement ? Nous sommes aux environs de 1624, et c’est tout de même très réaliste, dans le genre ancienne photographie, comme ici :
Franchement, ce pourrait être un dessin. Mais c’est une photographie. On dira “ancienne”, comme on dit un “vieux film”, tandis qu’on ne dit jamais, comme le faisait remarquer Godard, un “vieux livre”. Jackson a produit des images plus réalistes, mais celle-ci, plus éthérée, a quelque chose de fascinant. Elle est fascinante parce que, justement, elle n’est pas trop réaliste, elle est presque, oui, dessinée. Et c’est très beau. Après, le tirage se voulait-il ainsi ? Quand cela a-t-il été produit ? je ne sais pas. Le livre d’où je retire cette image, American landscapes : photographs from the collection of the Museum of Modern art, John Szarkowski, 1981, n’en dit rien, pas plus quant à ses dimensions.
À chromie différente, même éthérisation, trouvé-je. Il existe une même photo de Jackson sous ciel dégagé, et l’on peut voir des arbres du côté gauche, là où sur le cliché ci-dessus il y a de la brume. Eh bien, avec les arbres, et parce que la photographie est plus nette, ce n’est pas éthéré. Et c’est éthéré chez Poussin justement à cause ou grâce au blanc (voir plus bas dans l’article). Mais d’abord, l‘événement, ici, pour Poussin, c’est la cassure
assurée par deux traits de graphite. Que Poussin aurait oublié d’effacer ? Autre chose : Le lavis (utilisation d’une seule couleur, à l’aquarelle ou encre de Chine) à cette propriété, comment dire, je ne suis ni peintre ni dessinateur, mais comme de se mêler vraiment intimement avec le support, voyez ? Je veux dire, les contraste produites ici sont doux, voire presque fondus, comme ici :
Je pourrais ajouter des flèches, un point de couleur, mais je pense que vous pouvez, lecteur, voir de vous même la zone de fusion, entre fond — sous-entendu “environnement” — et écorce du bouleau. (Par ailleurs, j’aime beaucoup les bouleaux. Il y en avait un dans le parc de mon grand-père, et là, tout à coup, j’ai très de le revoir, et passer ma main sur son bois, mais c’est impossible.) C’est quand même très étonnant, l’écorce d’un arbre ; c’est sa peau, son épiderme, et elle est très dure, mais fragile. En cherchant, que trouve-t-on ? Que l’étymon d’« écorce » provient du latin impérial scŏrtea « manteau de peau ». Vous rendez-vous compte comme c’est beau ? Je connaissais le “manteau de pluie”, du poète Bashô, et voici maintenant le “manteau de peau” de l’arbre. Voilà !, comme on dit en anglais, “it made my day”.
Donc, voyez ?, cette fusion du blanc de bouleau dans le blanc environne-mental (Nicolas eut apprécié le “pun”), ajouté au manteau de peau, c’est trop (entendez, “c’est assez”), je ne peux que cesser de poursuivre cet article. Je vais y revenir.
(Le lendemain). J’y reviens, en laissant la parole à Monsieur Poussin :
Que le dessin soit tel que les choses dont il exprime la pensée. Que la structure ou composition ne soit point recherchée avec peine, ni sollicitée, ni fatiguée, ni pénible, mais semblable au naturel. Le style est une manière personnelle, une habileté à peindre et à dessiner née du génie particulier de chacun; dans l’application et dans l’emploi de l’idée, le style, la manière ou le goût tiennent de la nature et du tempérament. (Observations sur la peinture, transcrites littéralement du manuscrit original de Nicolas Poussin, publiées par Bellori, en 1672, et traduites de l’italien, par P. M. Gault de Saint-Germain).
Note. Lavis de bistre, qu’est-ce donc ? Le bistre est de la suie détrempée, anciennement utilisée pour peindre au lavis. Son odeur est piquante et désagréable. Le lavis est une technique picturale consistant à n’utiliser qu’une seule couleur (à l’aquarelle ou à l’encre de Chine) qui sera diluée pour obtenir différentes intensités de couleur. Les bâtons d’encre noire artisanaux offrent alors des nuances de couleurs monochromatiques en rapport avec le support.
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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