Sur une anecdote de R. Krauss. Avec M. Fried, F. Stella, Velásquez, et M. Tobey

Dans un article publié dans Artforum (1972), Rosalind Krauss conte cette anecdote :     

« Un jour, alors que l’exposition “Trois peintres américains” était présentée au Musée Fogg de Harvard, Michael Fried et moi-même nous trouvions dans l’une des galeries. À notre droite se trouvait une peinture sur cuivre de Frank Stella, dont la surface était brunie par la lumière qui inondait la pièce. Un étudiant de Harvard qui était entré dans la galerie s’est approché de nous. Le bras gauche levé et le doigt pointé vers le Stella, il fit face à Michael Fried. “Qu’est-ce qu’il y a de si bon là-dedans ?” demanda-t-il. Fried le regarda. “Écoutez, dit-il lentement, il y a des jours où Stella se rend au Metropolitan Museum. Il reste assis pendant des heures à regarder les Velázquez, complètement assommé par eux, puis il retourne à son atelier. Ce qu’il aimerait plus que tout, c’est peindre comme Velázquez. Mais il sait que c’est une option qui ne s’offre pas à lui. Alors il peint des rayures”. La voix de Fried s’était haussée. “Il veut être Velázquez, alors il peint des rayures”.»    

C’est récemment, en narrant cette dernière à une amie peintre, que j’ai été saisi par une certaine émotion. J’ai réalisé la dose de sincérité, de renoncement, et oui, donc d’émotion, qu’il y a dans cet épisode. L’histoire ne dit pas si ce que dit Fried correspond exactement à aux états mentaux de son ami Stella, mais on peut penser que tel est le cas, car on supposera qu’il ne s’avancerait pas sur un tel terrain, oui, intime, sans munitions. Dont acte.

L’exposition dont parle Krauss est celle, éponyme, organisée par Fried, en 1965, dans laquelle étaient exposées les œuvres de Kenneth Noland, Jules Olitski, et Frank Stella.

Je trouve cette anecdote, qui pourrait sembler secondaire, comme éminemment révélatrice d’un fait patent, tel un constat médical : “on ne peut plus peindre comme avant”. Il est impossible à Stella de peindre comme Velázquez, quand bien même il le pourrait. Car s’il en était capable (il est “assommé”, donc il n’en peut mais), ce serait anachronique, voire kitsch. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes plus dans le XVIIe siècle hispanique, mais à New York, dans les années 60 du XXe siècle. On peut dire :« Mais certains peintres, même dans ces années, n’ont pas abandonné la figuration ». Certes. Ce à quoi je vous demanderai : Lesquels ? Vous me proposerez, du côté étasunien, Edward Hopper, et je dirais : « catastrophe de la peinture en poster, et il a tout piqué chez Guy Pène du Bois ». Who else? Walt Kunh ? Non. Kuniyoshi ? Non. Leon Kroll ? Non. Thomas Hart Benton ? Non. John Steuart Curry ? Non. Grant Wood ? Non. Jack Levine ? Non. Ivan Albright ? Non. George Tooker ? Non. Tous ces peintres figuratifs nord-américains n’ont aucun intérêt. Certes, d’aucuns produisent un travail honnête, mais tout dans la continuité d’une peinture principalement pré-Manet (pour ce qui est la figuration); ce qui est embarrassant. Stella le savait parfaitement. L’américaine figurative peinture n’a aucun intérêt dans les premières décades du XXe siècle, même si Winslow Homer aura certainement été le figuratif le plus intéressant, mais là, on remonte fin XIXe début XXe, ce n’est pas très émoustillant. Heureusement pour Stella, il existe Mark Tobey qui, en 1944, peint ceci :   

Mark Tobey, “Remote Field”, 1944, tempera, pencil, and ink on board, 71.3 X 76.3 cm, MoMa

Il a fallu attendre plus d’une trentaine d’années pour voir apparaître, de ce côté de l’Atlantique, un peintre aussi libre et doué qu’un Paul Klee (ceteris paribus), à savoir un peintre qui ne se laisse pas enfermer volontairement dans un style, quand bien même passager, commercial. Et cela, pour un artiste comme Stella, né en 1936, et toujours vivant, a dû représenter une salvatrice bouteille d’oxygène !    

Mark Tobey, “Wild Field”, 1959, tempera on board, 67.8 x 70.2 cm, MoMa

Donnons encore cette fantastique gouache :

Mark Tobey, “Space Wall”, 1960, gouache on board mounted on board, 14 x 14.6 cm, MoMa

Ça n’a rien à voir avec Frank Stella, mais, comme je l’ai suggéré, c’est de l’oxygène, et, par ailleurs, cela montre l’une des voies possibles à l’invention, la nouveauté, le fait juste de créer quelque chose d’inédit ; non pas pour fanfaronner, mais pour justifier la vie aventureuse qu’est nécessairement toute vie d’artiste (ce qui n’a pas lieu quand on répète le passé, bien entendu). Que fait Stella en 1966 ? Ceci, par exemple : 

Frank Stella, Untitled, 1966, Watercolor, marker, and pencil on paper, 61 x 47,6 cm, Marianne Boesky Gallery New York / Aspen

C’est assez scolaire, du moins considérant la technicité déployée plus tard par Stella, mais enfin, en toutes choses, il faut bien un début, n’est-il pas ? Dans ces gribouillis jaune d’or, rose pâle et vert, Stella a-t-il trouvé “inspiration” chez Tobey ? Ce n’est pas du tout certain. Remarquons que le gribouilli chez Tobey (celui juste au dessus), est plus rigoureux, et, je le dis en passant, la notion de “gribouilli” n’est pas, à mes yeux, péjorative — quand c’est intelligible parce que le propos l’est (Twombly fait cela très bien). Clairement, Stella cherche des formes, des idées-formes, qu’il développera un chouïa plus tard. Mais c’est déjà là, in nunce. Et ça ne va pas traîner  :

Frank Stella, “Clinton Plaza, Black Series I”, 1967, estampes et multiples, lithograph Édition : Ed. of 100 Taille : 55,9 x 38,1 cm, Caviar20, Toronto

”So he paints stripes” (Fried). Les bandes (“stripes”) arrivent ! Voyez, entre 67 et 68, Stella affine : 

Ce n’est pas encore ça, parce qu’il y a encore du romantisme dans ce noir encore “impur” — trop de blanc dedans. Mais voyez, un an plus tard ↓, c’est réglé ; plus de romantisme, mais une approche de plus en plus “machinique”, et donc dépersonnalisée (héritage Duchamp) : 

Frank Stella, “Itata”, 1968, colour lithograph on paper, 41,3 x 56,8 cm, Galerie Ludorff, Düsseldorf

C’est, pour reprendre un grand philosophe américain parfaitement inconnu en France, i.e., Tyler Burge, la différence entre l’”individualisme” et le “mental”, avec cette exemplation toute trouvée que représente l’artiste — enfin, celui qui remplit le cahier des charges… De quoi s’agit-il ? Stella, mine de rien, cherche à dépsychologiser l’art, de cette sorte que, regardant “Itata”, on pourrait tout à fait suspecter une machine à l’œuvre. Or ce n’en est pas une, bien sûr. D’où la phrase que tout amateur connaît : “What you see is what you see”, signé Stella. Cette phrase, devenue gimmick, que signifie-t-elle ? Ceci : Quand vous regardez une œuvre de Stella, ne cherchez pas la biographie en amont, une petite histoire psychologique, un ersatz d’héroïsme ; non, regardez juste et faites rebondir, comme une balle de ping-pong mental. Mais voici l’avocat du diable :« Toute l’histoire de l’art pour en arriver là ?» Fried : « Il veut être Velázquez, alors il peint des rayures.» Bon. Stella n’est pas Velázquez, c’est un fait, car Fried se tromperait presque en commettant un anachronisme (Il veut être Velázquez). D’ailleurs, on pourrait juger que, concernant Stella, on ne peut pas se figer sur ses rayures, qui ne sauraient résumées l’œuvre entier de Stella. Bien. Une fois dit cela, que dire de plus ? Répondons à l’avocat du diable :« L’Histoire de l’art, ce n’est pas un rai de lumière constant qui proviendrait des confins cosmiques, c’est une construction ; non pas nécessairement une construction sociale, mais intellectuelle et, tout autant, mystérieuse. Ainsi, appliquer Velázquez sur Stella ne veut rien dire, car nous sommes très loin du XVIIe siècle, tout autant que le XVIIe est fort loin du XXe. Donc, pas de comparaison possible. Notez que l’on peut très bien faire dialoguer Galilée avec Einstein, mais pas Velázquez avec Stella. Pourquoi ? Parce qu’il y a une filiation entre les théories galiléennes, newtoniennes, et einsteiniennes, tandis qu’on ne saurait en trouver la moindre entre Velázquez et Stella.»

Autrement dit, il est nécessaire, afin d’évaluer l’art de Stella, et notamment la série des rayures, de le mettre en concurrence avec d’autres artistes issus de ce que l’on appelle l’art contemporain ; qui commence, justement, et comme par hasard, au tout début des années 1960. Or il semble bien, donc, et à ce titre, que Stella en est un des pionniers, ce qui revient aussi à dire que le langage déployé et employé par Stella nous parle encore. À ce propos, nous a-t-il tout “dit” ? Non. Le langage morphologique — ou, si vous préférez, éidétique — de Stella, reste encore à déchiffrer, car, oui, il est encore jeune. En ce sens, et depuis les rayures de Stella, personne n’a fait mieux.  

NB. Il faut savoir que dans l’essai rédigé par Fried dans le catalogue de l’exposition, ce denrier parle de « peinture moderniste », au sujet de Noland ; or Noland est l’un des premiers, un pionnier donc, à “entrer” dans l’art contemporain. Il ne s’agit plus d’art moderne…  

Refs. Rosalind Krauss, “A View of Modernism”, Artforum,1972 /// Tyler Burge, “Individualism and the mental”, Midwest Studies in Philosophy, 1979 //// L’article de Krauss est trouvable en français, In L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 2000. Quant à Burge, je crois que l’article n’a jamais été traduit, comme tant d’autres pépites d’intelligence outre-Atlantique… 

 Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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