Tala Madani. Juste scato scat ?

NB. Les âmes très sensibles, les croyants fervents, ceux et celles qui pensent que Dieu est au dessus de tout, et/ou qui n’ont jamais lu l’Éthique de Spinoza, sont invités très expressément à ne pas lire cet article. Merci. Je vous aurai prévenu…

 


 

Il est des peintres qui chipotent, qui font leur mijaurée, qui tournent autour du pot, et font la danse du ventre, comme dirait une amie. Tala Madani (née en 1981), elle, prend le pot (polysémique), et y va direct. Sa peinture, je dirais, atteint un extraordinaire niveau d’affirmation. Cette femme-là a des choses à dire, et elle les dit. Je ne connais pas tout, mais je crois ne pas connaître de peinture aussi affirmée. Entendez : La plupart des peintres, qu’on le veuille ou non, s’inscrivent dans une filiation, que celle-ci soit contemporaine ou plus ancienne, peu importe. Cette filiation, d’un certain côté inévitable, pour beaucoup, peut agir comme un mors et une belle paire d’œillères. “Avoir des œillères”, ce n’est pas être aveugle, cela oblige juste le cheval à marcher droit, à ne pas être ni perturbé ni distrait par l’avancée. Des œillères, Madani, elle n’en a jamais portées. Premier indice de ce que j’appelle l’affirmation. Ensuite, il  y a cette touche. Là encore, Madani ne badine pas avec la peinture, elle sait comment et. On lit partout que la peinture de Madani est “cartoonish”, c’est-à-dire ‘bédéistique’. Mais dire cela, c’est peut-être emmener Madani dans un contexte plus ludique, l’écarter du Grand Domaine de la Peinture. Dire que Madani est davantage bédéaste que peintre, c’est, alors, peut-être, la mettre sur la touche. Mais, jusque plus ample informé, elle expose principalement des tableaux, non ? Certes, elle projette aussi des animations, mais comme une version très ‘low cost’ du ‘stop motion’ (c’est voulu). Commençons par les tableaux, puisque l’animation ne semble consister en rien d’autre qu’en une suite saccadée d’images peintes. Ensuite, posons, ou sup-posons, que Madani, en quelque sorte, exerce une peinture traumatique et cathartique à la fois ; il y a clairement des item récurrents, une famille wittgensteinienne de poncifs, ou d’obsessions, chez Madani : la très petite enfance, la merde, le sperme, l’urine, la cyprine, le pénis, le phallus, l’homme, l’anus, la bêtise, la religion, la lumière wattée. Au moins douze thèmes, donc, et peut-être davantage. Exemple :

Tala Madani, “Shitty Disco”, 2016, huile sur lin, 140 x 112 cm, Pilar Corrias Gallery, London 

En anglais, le mot ‘shit’ peut vouloir dire plusieurs choses, mais, ici, dans le titre, l’adjectif ‘shitty’ ne laisse guère de doute ; il s’agit d’une “Disco[thèque] merdique”. Elle est merdique depuis deux points de vue, si on ose dire. Le premier, bien entendu, l’éclairage, qui sort littéralement par le cul des espèces de figures humaines juchées sur on ne sait quelle structure (on constate aussi que choient des étrons…). Ensuite, ce sont les personnages sur le dancefloor, pour le moins flasques. Rien d’insultant ici, Madani a déjà portraituré de la lumière jaillissant des culs. Il faut savoir que Madani est iranienne, qu’elle a vécu à Téhéran jusqu’à l’âge de 15 ans, et qu’ensuite, avec sa mère, elle est partie vivre en Amérique du Nord (Oregon). Madani, en interview (ici), si elle concède que son background est évidemment important, elle se refuse à considérer que ces personnages soient considérés comme typiquement iraniens ; elle affirme qu’il s’agit d’archétypes, les hommes, les femmes, les mères, etc. Certes. Cependant, on ne peut s’empêcher de remarquer que souvent, chez elle, les visages d’hommes sont tout de même assez typés. Mais, par exemple, elle dit que le titre, ‘shitty disco’, s’applique aussi très bien, en 2017, au Brexit et aux élections américaines. Moui… Mais je comprends que Madani se revendique plus universaliste.

En anglais, le mot « merde » (‘shit’) est très polysémique, et très utilisé. Par exemple, on peut dire à quelqu’un : ‘you’re full of shit’; littéralement : « tu es rempli de merde » ( « enfoiré » en français). Mais dire à quelqu’un ‘you’re full of shit’ signifiera bien plutôt « vous n’êtes qu’un menteur, un hypocrite ». On peut aussi dire : ‘you look like shit’, « tu ne ressembles à rien ». Et encore : ‘you’re talking shit’, « tu ne dis que de la merde ». Il est banal de décrire quelqu’un comme ‘piece of shit’, « un morceau de merde », tandis qu’en français, nous avons l’expression très parlante de « sac à merde » ou encore « tas de merde ». Signalons qu’en anglais on dira : ‘you’re a turd’, « tu es un étron » (l’anglais est très précis). Sans oublier le classique :‘I gotta pack my shit’ ; ce qui ne veut pas dire « je range ma merde », mais plutôt « je range mes trucs ». Nul doute qu’une personne étrangère, débarquant chez Oncle Sam, une fois initiée à la langue américaine, réalisera assez vite que le mot ‘shit’ est suremployé. De là à surimprimer, dans la rétine mentale de notre artiste, une sorte d’image archaïque (au sens littéral et freudien) d’un endroit sur Terre où les hommes sont fous de dieu, et remplis de connerie, de bullshit religieuse (certes, il y en a aussi aux États-Unis, mais ce n’est pas comparable), alors ceci explique peut-être cela. En Iran, mais aussi ailleurs, bien sûr, c’est un seul discours monolithe qui tient les choses, et, surtout, les gens ; il s’agit de ce qu’on appelle une théocratie, un pouvoir religieux, certes bicéphale, mais, en dernier ressort, ce sont bien les religieux qui tiennent les mœurs d’une main de fer. De fait, comme dans toutes les dictatures, le discours est profondément stupide, rétrograde, dégradant, idiot, illuminé, et j’en passe. Que reste-t-il du passage dans une telle zone géographico-mentale dans l’esprit d’une adolescente de 15 ans, et, qui plus est, en devenir artistique ?

Ça :

Tala Madani, ‘Twins’, 2015, oil on linen, 140.3 x 112.1 x 3.2 cm, David Kordansky Gallery, Los Angeles

Dans un entretien accordé au New Yorker, en avril 2017 (ici), Madani reconnaît : « Je ne serais probablement pas devenu peintre si je n’avais pas été le produit de l’émigration. » Nous sommes d’accord. Donc, par exemple, ci-dessus, que voyons-nous ? Faut-il décrire ? J’ai toujours un peu de difficultés à décrire basiquement ce qu’il y a à voir, et je trouve, souvent, que les descriptions littérales de tableaux, d’œuvres d’art, sont bien souvent redondantes, et donc inutiles, puisque le lecteur, généralement, est capable d’utiliser ses yeux. Ceci dit, « voir » , c’est aussi « interpréter », et l’image ↑ nous y invite, et, à partir de ce moment, le fait d’interpréter ne ressortit plus seulement au seul cortex visuel primaire. C’est parti ! Dans un espace indéterminé, mais dans un cadre merdique, une sorte de figure blasphématoire de la pa-ma-ternité : un barbu, vêtu de l’espèce de slip habituel chez Madani, allaite façon éjaculatoire sur des jumeaux, déjà barbus ! Tout trois ont l’air bien abrutis, comme souvent chez Madani, et le père particulièrement, parce que tout tombe en flaques. Combien de métaphores dans ce tableau ? Le lait maternel parasité par le discours patriarcal du religieux, dès la naissance… entre autres. Aussi, d’une certaine manière, il y a, chez Madani, une sorte d’intersexuation des caractères (personnages); on comprend, à lire son dire, qu’elle a pu s’identifier à des hommes quand elle était enfant, car elle partait très tôt, avec son père, tous les matins, rejoindre au marché… des hommes, qui vaquaient à leurs occupations, et avec qui elle déjeunait. Elle dit aussi que les figures mâles dans ses tableaux sont « un peu comme des autoportraits… notre bassesse est l’aspect le plus humain de notre être. Notre aspect sursocialisé est si oppressant… si nous étions tous plus occupés avec nos instincts animaux, nous nous en porterions mieux.» (In New Yorker). Oui, ça se discute. Mais ce qui est intéressant ici, c’est d’entrevoir la manière dont Madani s’identifie à ses caractères (personnages). On peut supposer, avec ces jumeaux barbus, qu’ils sont déjà bien contaminés par la nourriture au double pouvoir (nutrition organique et surnutrition mentale). Mais Madani n’a pas de compte à régler qu’avec la religion. Elle est aussi l’auteure d’une série titrée ‘Shit moms’, littéralement, “Mères de merde”, ce qui est très parlant, tant lexicalement qu’iconographiquement :

Tala Madani, “Family Portrait”, 2019, huile sur lin, 98,8 x 76,2 cm, David Kordansky Gallery, Los Angeles

C’est vraiment d’une grande violence. Mère de merde, au sens figuré, mère nulle, toute pourrie, incapable ; et mère de merde, au sens littéral, une mère composée de merde, mais qu’on aime quand même. Il y a des moments, où, on se demande : « Qu’est-ce qui est peint, ici ?» On ne se dit pas : « OK, encore une peinture… », mais, plutôt : « Qu’est-ce qui est peint, ici ?» Les enfants ont l’air effrayé, et se sont réfugiés dans le giron de la mère, mais une mère de merde. C’est très violent, très provocateur. Et j’insiste sur l’adjectif « provocateur », car c’est vraiment autre chose que la banale provocation à laquelle nous sommes habitués en matière artistique. On peut penser à Paul McCarthy, en guise d’ancêtre scatologique, mais, si je saisis bien l’œuvre de l’ancêtre, je ne la situerais pas dans les mêmes parages que ceux de Madani. Pour tout dire, je trouve l’œuvre McCarthyenne assez kitsch. Ensuite, il me semble que les œuvres de McCarthy renvoient à une solitude du sujet, même s’il montre des groupes — ses fornicateurs de truie, ses statues disneyennes monstrueuses en bois, ses Santa Claus brandissant des plugs, etc. En revanche, Madani n’offre pas des solitudes, mais nous envoie dans les yeux un constat, une situation, liée à la société, à la civilisation, à l’état névrotique de telle et telle entité. Ce que ne fait pas du tout McCarthy, qui, du coup, nous emmène (si on veut y aller) dans une espèce de monde onirique tordu mais sans grand rapport avec le réel, la réalité. Et c’est bien pourquoi l‘œuvre de Madani me dérange, m’affecte, m’incommode ; je ne sais pas très bien si je dois rire de gêne ou chasser tout cela hors de ma vue. Mais il y a pire

Tala Madani, ‘Shit Mother I’, 2019, huile sur lin, 203.2 x 203.2 x 2.5 cm, David Kordansky Gallery, Los Angeles

Ce que nous donne à voir, à imaginer, Madani, est juste follement inquiétant, ou juste malade ; « truc de malade », comme disent les jeunes, pour décrire quelque chose de fou, de hors-norme, d’extraordinaire. Ça tombe bien, quand on s’appelle Mad… ani ; sorte d’ânesse folle. Attention !, je galèje. je ne dis pas que Madani est givrée. Ce serait bien pratique, de dire qu’il s’agit là d’un art détraqué, spécialement venant d’une femme. Mais je ne prends pas ce genre de voie, c’est pas mon kif. Non, je crois qu’il y là vraiment quelque chose à creuser, comme on creuse dans le corps merdique de sa mère pour se nourrir. Je n’évite pas le sujet, voyez-vous, je le vois, le considère ; il m’interpelle très sensiblement, il m’interroge. Et c’est bien pour cela que je tente toujours d’aller au-delà du visible, de chercher ce que cela “dit”. Alors, ce que “Ça” “dit”, je crois que ça à voir avec pas mal de choses, biographiques, mais aussi interprétatives, sociales (j’en profite pour signaler qu’il ne sert à rien d’écrire « sociétal », c’est laid, ça ne veut rien dire de plus que social, et, in fine, ce terme n’est pas reconnu ni vraiment employé par la communauté scientifique. Je sais bien que c’est à la mode…) Bon. Retour au réel ↑ Sous des lumières qui rappellent un peu d’autres séries, notamment ‘shitty disco’, des très petits enfants festoient sur le corps mort (ou vivant) de leur mère de merde/en merde. C’est très gore. Manzoni peut se rhabiller. Qu’est-ce que ça veut dire ?, des enfants qui mangent leur mère, se nourrissant de son corps merdique ? Croisement scatophage/phile et anthropophage. On peut se poser beaucoup de questions. Notamment, celle-ci : combien faut-il de courage à une artiste pour montrer Ça ? Madani dit qu’elle rit souvent en peignant, mais pas tout le temps, et il ne s’agit pas d’un rire genre ah ah ! Notons qu’encore une fois la scène se passe dans un espace façon discothèque. La lumière, comme ultimes ectoplasmes de la parole qui, on le sait, s’était faite lumière. Mais si le verbe-lumière provient de culs mâles, que vaut donc cette parole ? Elle sanctifie la merde.

à suivre…

Léon Mychkine