Tout lecteur d’art press il y a trente ans, peu ou prou (oh my god!) a vu et contemplé cette photographie
Dans un entretien avec Kiki Smith (ici), Holzer rappelle qu’au départ de ses études, elle voulait faire peintre (comme dirait Échenoz pourquoi je n’ai pas fait poète), mais que cela semblait fort peu concluant. Étonnamment, elle a déjà des velléités démocratiques (au sens de “montrer tout de suite tout au public”). Elle dit : « La peinture était en perte de vitesse quand je suis allé au Whitney [i.e. Whitney “Independent Study Program”, suivi par Holzer en 1976-77]. J’avais fait des projets en plein air pour le public. J’ai fait manger de la géométrie aux pigeons en disposant du pain dans des rhomboïdes et des triangles. Je ne sais pas si cette activité avait un sens, mais le travail était disponible. Et j’ai déchiré mes peintures et laissé de longues cordes colorées sur la plage pour que les gens puissent s’y perdre. Je travaillais à l’extérieur, mais je n’avais pas encore de langage, pas de contenu clair à l’extérieur. Les mots sont arrivés lorsque j’ai commencé à écrire sur mes peintures, à l’atelier. Tout cela se passait à Providence, Rhode Island, avant que je ne déménageasse à New York, où l’écriture s’est imposée. J’ai utilisé le langage parce que je voulais offrir un contenu que les gens — pas nécessairement les amateurs d’art — pouvaient comprendre.» C’est tout à fait extraordinaire, parfois, de voir comment une vie d’artiste est complètement déviée. Admettant elle-même qu’elle était une « mauvaise peintresse », elle décide de s’exprimer autrement. Or quel est le moyen le plus prompt pour satisfaire ce désir de s’adresser au plus grand nombre ? Le langage. Mais un langage simple. Holzer se rend compte qu’elle des choses à dire, et pas seulement “va acheter du lait”, par exemple. À vrai dire, il valait mieux que Holzer abandonnât la peinture. Un spray sur toile de 1983-85 dépeint une femme derrière des fleurs géantes, avec, au centre, un texte qui dit : « Certains hommes pensent que les femmes sont remplaçables, ils les baisent, les tuent et les jettent comme des papiers de bonbons.» À comparer la force du propos (ça n’est pas de la dentelle bigoudène) et l’inanité picturale, on réalise, effectivement, que l’aveu même de Holzer (“for being a bad painter”) ne doit en rien à une quelconque fausse modestie. C’était vraiment une mauvaise peintresse, qui n’avait rien à apporter au vocabulaire pictural, et qu’il fallait donc choisir ; soit continuer à peindre des choses sans aucun intérêt esthétique, ou écrire. Et alors, voyant cette peinture, on réalise que la phrase, dans l’entretien, «Les mots sont arrivés lorsque j’ai commencé à écrire sur mes peintures à l’atelier », ne signifie pas, comme on l’a pensé en première lecture, que Holzer aurait écrit sur sa peinture, dans des carnets, des cahiers, whatever… non, elle a écrit directement des phrases sur ses peintures, et, assez naturellement, il s’est passé là un chiasme : Il y avait une différence très nette entre ce qui était représenté et ce qui était écrit. En clair, ce qu’écrivait Holzer, était bien plus puissant que ce qu’elle peignait. Celle qui se définit comme féministe avait clairement davantage de choses à dire qu’à dépeindre. L’une des premières exhibitions, au sens français d’exhiber, est bien celle qui a été montrée sur un building de Times Square (photo ci-dessus). “Protect me from what I want”. « Protège-moi de ce que je veux.» C’est une étrange injonction, qui laisse dubitatif. Qui énonce une phrase semblable ? Mais, on l’a compris, les phrases écrites par Holzer ne sont pas des marronniers. C’est autre chose que d’écrire « Ceci n’est pas une pipe » sur un tableau représentant une pipe, ou « chaise » devant une vraie chaise et la photographie de la même (quelle prétentieuse redondance !). L’énoncé fait réfléchir. (1) À qui s’adresse ce message ? (2) De quoi faut-il se protéger ? (3) Pourquoi faudrait-il se protéger ? Ensuite, imaginez la scène. Nous sommes à Times Square, le genre d’endroit qui voit défiler des centaines de milliers de personnes par jour. En plein New York City. Les gens voient ce panneau, destiné usuellement à l’iconographie publicitaire mais aussi et surtout au langage publicitaire. “Enjoy Coca Cola”, “Midori Melon Liqueur”, “Brother”, “Panasonic Just Slightly Ahead of Our Time”, bref, des énoncés tous incitatifs, licencieux, faites-vous plaisir ! Dans cette jungle de LEDS (en bon français “Light-Emitting Diode”, et en québécois « diode électroluminescente »), l’énoncé d’Holzer est une écharde mentale. Quelque chose ne fonctionne pas comme le reste. Le passant lit l’énoncé et se demande, s’il y accorde du temps : « Qu’est-ce que cela veut dire ? ». « Un teasing » (en bon français), un « aguichage » (en québécois)? Une interruption du système, et donc un “bug” (« bogue » au Québec…)? Certainement que la plupart des passants n’y prête guère plus d’attention. Le message est “empêché”. Cela ne passe pas. En fait, supposera-t-on, Holzer produit un espace fictionnel ; dans plusieurs acceptions : Le panneau est détourné de son usage, il affiche un message complètement étrange, inapproprié (dans le lieu du message consumériste). Il renvoie alors chacun, pour peu que ce message l’interpelle, à lui-même. Art relationnel disiez-vous ?
Léon Mychkine
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