Un entretien avec Anne van der Linden #1

Anne van der Linden, “Le mutant mélancolique”, 2025, ink/paper, 24 x 32 cm

Léon Mychkine : depuis combien d’années es-tu artiste ?

Anne van der Linden : j’ai bricolé, dans mon adolescence, des broderies érotiques. Plus tard, j’ai fait des choses plus proches de ce que je peux faire maintenant, dans la démarche, ou dans l’esprit, ça c’était vers 16-18 ans. Ensuite j’ai eu un passage vers la peinture abstraite, mais ça a foiré. Je ne m’y retrouvais pas. Et çà me mettait même dans un état un peu dépressif 

LM : ah bon ? [rire]

A : oui oui. C’était une peinture lourde, en matières, dans laquelle je m’engluais. Je passais mon temps à peindre, à dépeindre, recouvrir… donc au bout d’un moment j’ai repris, réintégré les figures, petit à petit ; pour arriver à ce que je fais maintenant. Mais ça n’est pas revenu d’un coup, ça a mis un certain temps à se mettre en place. 

L : donc, ça fait grosso modo une bonne quarantaine d’années que tu crées ?

A : oui.

L : et comment s’est déroulé ton parcours dans l’art ?

A : disons que ça a été plutôt dans les circuits alternatifs, même s’il y a eu des expos dans des musées, quelques Centres d’art, mais assez rarement. Je n’ai pas un parcours très linéaire, ni très typique d’une jeune artiste classique, parce que par exemple les Beaux-arts j’y suis entrée mais j’en suis ressortie très vite. Donc je n’ai pas suivie le cursus traditionnel, d’autant que j’ai vite pris une tangente un peu crue, un peu dure, qui faisait que je ne rentrais pas dans les clous des Institutions ou de certaines galeries qui sont plus “mainstream”…

L : tu as été confrontée à des galeries qui t’ont clairement rejetée ?

A : ça m’est arrivé avec Donguy, à la Bastille. J’avais été invitée par l’artiste Pascal Doury à participer à une exposition, qui était un dessinateur de la galerie ; et ensuite j’ai voulu leur proposer mon travail personnel et ils m’ont répondu : « Nous travaillons dans l’art contemporain !» [rire] et donc j’ai été jetée, comme ça.  

L : autrement dit, tu n’étais pas dans l’art contemporain…

A : non. Mais à l’époque c’était plein pot art conceptuel, art vidéo, un peu de dessin, mais la peinture n’avait pas du tout l’écho qu’elle a maintenant, qu’elle a retrouvée.

L : c’était vers quelle année tout ça ?

A : fin des années 90. 

Anne van der Linden, “Le beau mariage”, 1998, oil/canvas, 73 x 92 cm 

L : ah oui, c’était encore l’époque, en France, où la peinture était mal vue.

A : oui, c’était mal vu. Il fallait se cacher pour peindre.

L : tous ces profs aux Beaux-arts qui ont empêché les étudiants de peindre, c’est dingue.

A : c’est ça. 

L : il y a en qui ont été traumatisés, et qui ont tout arrêté…

A : oui, exact. 

L : ça a été une catastrophe cette idéologie marxiste. 

A : oui. Et c’était aussi l’idéologie post-duchampienne comme quoi l’art était mort, la peinture était morte, etc.

L : sauf que Duchamp n’a jamais dit que l’art était mort…

A : non, bien sûr. Mais ça a soutenu toute une politique d’État qui faisait la loi dans ArtPress, dans toutes les FRAC et DRAC 

L : oui

A : et qui a mis finalement l’art français à l’arrière-plan par rapport à d’autres pays ; nous existions à peine sur le marché de l’art contemporain ; sauf certains peintres, comme Combas, par exemple. 

L : et pour en revenir à ton parcours. Après l’épisode Donguy, y en a-t-il eu d’autres, ou c’était terminé, pour toi cette aventure-là ?  

A : j’ai pas fait non plus toutes les galeries avec mon dossier

L : [rire] 

A : quelques Centres d’art, des expositions collectives. Mais concernant les galeries, j’ai dû encore me faire jeter, mais je ne m’en souviens pas trop, parce que j’ai une nature tellement positive que j’efface [rire] tous les déchets. 

L : très bien !

Anne van der Linden, “Centauresse ”, 2007

A : c’est clair que vu le travail que je faisais, j’étais plus admise dans le circuit alternatif, puisque j’avais une liberté de parole et de ton qui me permettait de faire un peu ce que je voulais.

L : oui, dans le circuit alternatif, il n’y a pas de bons sentiments. 

A : voilà ! c’est même le contraire [rire] c’est très inspirant. Et puis c’est dérivé aussi de la culture américaine, et punk, et il y avait un lien avec la scène musicale, et qui pour le coup n’a pas du tout la même logique que les circuits de l’art contemporain.

LM : bien sûr

AL : le mauvais genre y est plutôt bienvenu, en fait, finalement, dans la culture rock.

LM : bien sûr, c’est clair.

A : donc je peux aussi m’associer à ça. Et en fait l’une de mes inspirations, sans même que je le sache d’ailleurs, c’était Crumb. Parce que quand j’étais ado j’étais fan de Janis Joplin, et on me disait que je lui ressemblais [rire], et j’adorais sa musique, et j’avais ce disque, Cheap thrills, dont la couverture illustrée par Crumb. C’est une série de cases où Janis Joplin est mise dans toutes les situations ; c’est très rigolo, et ça a fait date, et c’est ça qui a lancé Crumb, et je la regardais en boucle, en écoutant la musique et en fumant des pétards, parce que c’était l’époque, les années 70. Et je ne savais pas qui était le dessinateur, mais ça a dû me rentrer dans le disque dur, ça m’a inspiré, puisque souvent on me dit que ce que je fais ressemble à du Crumb. 

L : pour ma part, je ne dirais pas que ça ressemble, mais que “ça peut faire penser à”…

A : oui, aussi par la configuration des personnages, des femmes costaudes… 

L : oui, c’est ça, des corps massifs, on n’est pas chez Giacometti… Mais pour en revenir à cette réponse de la galerie Donguy, c’est assez révélateur. Mais je ne vois pas pourquoi tu “ne serais pas” dans l’art contemporain ? [Note ultérieure : On a parfois l’impression que chaque Institution, chaque musée, chaque galerie, chaque instance, à “sa vision” de l’art contemporain].

A : oui, il faut poser la question aux décideurs. Mais ça viendra peut-être. J’ai posé la question à ChatGPT, et il m’a répondu que j’avais le profil des personnes pour qui ça marche quand elles sont mortes [rire]

L : ah merde !

A : j’adore ChatGPT

L : ah oui ? Il est sympa chatGPT. Mais c’est vrai que van der Linden, comme on dit dans Les Tontons Flingueurs : « c’est du brutal ».

A : oui [rire]

L : mais il n’y a pas que cela. Ce qui m’étonne aussi dans ton œuvre, c’est que dès le début il y a déjà un “style”, pour ainsi dire, mais au bout du compte, toute une variété de thèmes. Et puis il y a aussi comme ça un côté art naïf, art grotesque, et puis de l’humour, il y a beaucoup d’humour.

Anne van der Linden, “Les fantômes”, 2003, collection privée

A : et puis il y a aussi le fait que j’ai été pas mal inspirée par la magie ; j’avais un bouquin, Le Jeu d’or, et c’était sur l’hermétisme du XIXe, avec des images hermétiques. Donc toute cette symbolique-là, je la reprenais à mon compte sans les comprendre. J’ai aussi bien sûr été inspirée par Dürer et les gravures de la Renaissance.  

L : mais ta peinture, disons, se heurte un peu à la majorité de celle que l’on voit aujourd’hui, qui est tout de même très décorative.

A : oui, quand je vois la peinture exposée aujourd’hui, qui est majoritairement “lisse”, la mienne ne rentre pas dans cette case. La peinture qui plaît maintenant est une peinture “jetée” [l’artiste veut dire quelque chose qui est esquissé plutôt qu’affirmé, vaporeux], mais aussi désincarnée, il ne faut pas donner l’impression que c’est du labeur, comme si c’était un truc qui était né de soi-même, ou dérivé de la photo, comme par exemple Nina Childress, qui a certes une grande technique picturale, mais on cherche le sens, et en fait, le sens, c’est primordial pour moi ; surtout vu la catastrophe dans notre destinée, la recherche du sens en peinture, c’est un truc nécessaire pour moi. 

L : ah ça c’est intéressant ! Mais alors, justement, que veut dire, pour toi, le mot « sens » ?

A : eh bien qu’il y ait, dans ces images que je produis, quelque chose qui “porte” l’âme, qui donne des directions, et qui m’aide à adhérer au monde. C’est mon lien à l’existence. 

L : donc cela veut dire que chaque dessin, chaque peinture, pour toi, doit avoir du sens ; c’est ça ?

A : ah oui absolument. C’est l’idée. Il y a un truc qui m’arrive d’un coup, il y a quelque chose qui fonctionne ; et sans ça, je ne peux pas travailler. Mais il n’y pas non plus d’explication ni de solution dans ce que je fais, ce n’est pas du slogan politique ; on peut entrer et sortir, interpréter. Et d’ailleurs quand les gens décrivent mes toiles sans les titres je ne les reconnais pas. Chacun privilégie telle ou telle chose.

L : oui, ça peut être polysémique.

En Une : Anne van der Linden,  « Petite mort » 2024 , 60 x 60 cm  [Détail]

Article critique à suivre…

 

Anne van der Liden, “Le cousin de Baron Samedi”, 2023, 46 x 38 cm, acryl/canvas