Un moment exégétique biaisé chez P. Descola. (P.1)

À relire Par-delà Nature et Culture, on a l’impression lancinante que Descola considère comme une tragédie ce qu’il juge une séparation entre nature et culture, due à la pensée occidentale. Sur des dizaines de pages il nous décrit d’abord à l’envi les relations étroites qu’entretiennent telle et telle ethnie avec l’environnement, les animaux, bref, les entités non-humaines. Celle-ci considère les animaux comme des frères, celle-là suppose que les animaux sont des êtres humains déguisés qui peuvent reprendre forme humaine à tout moment, etc. Descola ne remet à aucun en moment en cause l’irrationalité de telles croyances, car c’est bien évidemment ce dont elles témoignent, et, pour résumer, on pourrait presque se demander si Descola ne regretterait pas, pour nous, Occidentaux, un tel monde de croyances. Deux exemples, avec les Achuar, ethnie amazonienne qu’il connaît bien : 1) « Dans la mesure où la catégorie des “personnes” englobe des esprits, des plantes et des animaux, tous dotés d’une âme, cette cosmologie ne discrimine pas entre les humains et les non-humains ; elle introduit seulement une échelle d’ordre selon les niveaux d’échange d’information réputés faisables.» 2) «…les humains peuvent devenir des animaux, les animaux se convertir en humains, et l’animal d’une espèce peut se transformer en un animal d’une autre espèce.» On se permettra de faire remarquer que l’emploi ici du mot « cosmologie » est abusif et incongru, car le terme renvoie à la science et à ses lois, or il ne semble pas y avoir de véritables lois cosmologiques en bonne et due forme chez les Achuar.     

Pour le dire ainsi, il semble que Descola compare (au sens du  comparatisme entre les sciences et/ou les domaines) deux “visions” du monde, celle d’où à émergé la rationalité, et celle où demeure la superstition la plus reproductible socialement, ou, dit autrement, l’univers dialectique avec l’univers mythologique. Mais peut-on les comparer ? Je puis très bien, à titre personnel, supposer, voire être convaincu, qu’animaux et plantes possèdent une âme ; mais accepterais-je que ma société m’incite à le croire ? Non. On supposera qu’il est impossible à un représentant de la communauté Achuar de remettre en cause le fait que les plantes possèdent une âme. Pourquoi ? Parce qu’il est complètement aliéné par sa croyance. Autant un croyant, au sens religieux, peut parfois douter de Dieu, de sa foi, autant un Achuar ne peut pas se demander si les plantes ne seraient pas, après tout, privés d’âme. C’est impossible. Cependant, Descola ne questionne pas ce caractère profondément aliénant et paralysant d’une telle culture ; au contraire, il y voit une merveilleuse opportunité d’échange entre les espèces. Soit. Mais il est dommage qu’il ne s’alarme pas quelque peu de cette même culture, qui agit comme une camisole. Or, au sens littéral, le propre de la culture, c’est d’être pensée, pensable, et questionnable. C’est ce que nous ont enseigné les philosophes grecs, quand, justement, ils se sont dégagés de leur propre Mythologie pour se diriger vers un questionnement plus conceptuel et rationnel du monde. Fut-ce un désastre, un mal ? Certainement pas. Ce l’est certainement pour ces milliers de familles qui, en Occident, élèvent encore leurs enfants dans la croyance indiscutable que leur vie est régie par Dieu, et qu’il en sera ainsi toute leur existence, et que, conséquemment, ils doivent appliquer telle et telle règle car c’est ainsi que Dieu l’exige. De ce point de vue, peut-être qu’un jour on interdira aux parents d’inculquer à leurs enfants quelque doctrine religieuse que ce soit, les laissant libres, quand ils seront adultes, de savoir si oui ou non ils acceptent tels ou tels préceptes surnaturels. Mais revenons à Descola. Ce qui est aussi regrettable, c’est que, lorsqu’il aborde le monde grec ancien, celui dans lequel a émergé la rationalité occidentale, lui qui a étudié si profondément le mode de vie des ethnies, et spécialement celle des Achuar, parmi lesquels il a vécu quatre ans, expérience qu’il a restituée dans un livre magnifique, Les lances du crépuscule, lui qui est si minutieux dans la restitution des habitus, ne se donne pas la peine de tenter de retranscrire le kosmos dans lequel vivaient les Grecs de l’Antiquité ; à savoir un monde qui était empreint de divin, partout, un monde, donc, qui nous est tout à fait inaccessible, même en passant par l’animisme, car cela n’avait rien à voir. Aussi il nous décrit un Aristote froid calculateur, en train de diviser irrémédiablement le monde entre les espèces. C’est oublier que, tout Aristote qu’il fut, il était lui aussi empreint du monde dans lequel il vivait, à savoir non pas un monde divisé, mais uni dans le kosmos, soit l’unité d’un monde dans lequel les normes étaient inspirées de la nature, où la cité même était organique, le prolongement de la vie naturelle (hors humanité), d’où l’expression bien connue que l’homme est un être vivant politique — zoon politikon. On admettra que définir l’homme comme un “être vivant politique” témoigne d’une vision assez holistique du monde naturel et de la société, à tel point que, justement, dans ses Politiques, Aristote écrit ceci :

« Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain…»  (Politiques, 1252-b, traduction Pellegrin).

Un tel énoncé se coupe-t-il résolument l’homme de la nature ? On dirait bien que c’est tout le contraire. Ainsi que l’écrivait Werner Jaeger (Aristotle, 1934) :

« Dans la nature, qui pour Aristote possède une forme et une finalité qui agissent et créent de l’intérieur, tout est gradation ; chaque chose inférieure est liée à quelque chose de supérieur et de dominant. Pour lui, cet ordre téléologique est une loi de la nature et peut être démontré empiriquement. Il s’ensuit que dans le domaine des choses existantes (c’est-à-dire parmi les formes réelles de la nature), il existe une chose la plus parfaite, qui, naturellement, doit aussi être une forme réelle, et qui, en tant que cause finale la plus élevée, est le principe de tout le reste. C’est ce que signifie la dernière phrase, à savoir que l’être le plus parfait serait identique au divin.»

Voit-on là une coupure à vif dans la distinction Nature/Culture ? Non. Seulement, pour Descola, la recherche des causes et des effets constitue déjà une mise à l’écart du monde naturel, et incite à la séparation, ce qu’il appelle une « opération de purification.» En quoi consiste-t-elle ?

Mais voici comment, à partir d’une citation la Physique d’Aristote, Descola développe un raisonnement biaisé :  « “Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature (phusei), les autres par d’autres causes ; par la nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples […]. De ces choses, en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature.” En examinant le régime ontologique particulier de ces entités existant par nature, Aristote donne un fondement théorique à l’une des significations courantes du mot “nature” : c’est le principe produisant le développement d’un être contenant en lui-même la source de son mouvement et de son repos, principe qui l’amène à se réaliser selon un certain type. Mais sa physique se complète d’une systématique naturelle, d’un inventaire des différentes formes de vie et des rapports de structure qu’elles entretiennent au sein d’une totalité organisée. Aristote est ici concerné par la Nature en tant que somme des êtres qui présentent un ordre et sont soumis à des lois, un sens nouveau qui accédera avec lui à une durable postérité. Son entreprise consiste à spécifier chaque classe d’êtres à partir de variations dans les traits qu’elle possède en commun avec d’autres classes d’êtres au sein de la même forme de vie, chaque forme de vie étant elle-même caractérisée par le genre d’organe spécialisé qui lui sert à réaliser une fonction vitale — locomotion, reproduction, alimentation ou respiration. Une espèce pourra alors être définie précisément par le degré de développement des organes essentiels propres à la forme de vie où elle prend place. Ainsi, les ailes des oiseaux, les pattes des quadrupèdes, les nageoires des poissons sont autant d’organes servant une même fonction dans différentes formes de vie ; mais la taille des becs et des ailes, organes d’alimentation et de locomotion typiques des oiseaux, fournira à son tour un critère pour distinguer les espèces selon leurs modes de vie. Cette classification des organismes par composition et division prend appui sur la “nature” particulière de chaque être afin de construire un système de la Nature où les espèces sont déconnectées de leurs habitats particuliers et dépouillées des significations symboliques qui leur étaient attachées, pour ne plus exister que comme des complexes d’organes et de fonctions insérés dans un tableau de coordonnées couvrant l’ensemble du monde connu. Un pas décisif a ainsi été franchi. En décontextualisant les entités de la nature, en les organisant dans une taxinomie exhaustive de type causal, Aristote fait surgir un domaine d’objet original qui va désormais prêter à l’Occident bien des traits de son étrange singularité.»

On pourrait retourner le compliment : Ne sont-ce pas les peuples et ethnies traditionnelles vantées par Descola qui se distinguent par une étrange singularité ? Pour en revenir au commentaire qu’il fait d’Aristote, il est aussi abusif de parler de « lois ».  Aristote n’érige pas des lois de la nature, il essaie de comprendre comment cela fonctionne, et, pour cela, il théorise. Ensuite, Descola écrit qu’Aristote ne décrit les animaux que du point de vue morphologique, mais c’est une simplification, voulue, qui tend déjà à monter qu’il y aurait chez lui une velléité (par ailleurs anachronique) mécaniste. Mais nous n’en sommes pas là : Dans son traité De l’âme (de anima) Aristote parle des animaux, et attribue même à certains d’entre eux la faculté d’imagination. On est loin d’un mécanisme fanatique. Et puis l’auteur déplore que les recherches d’Aristote nous amène à ce constat « où les espèces sont déconnectées de leurs habitats particuliers et dépouillées des significations symboliques qui leur étaient attachées ». Je ne sais à quelle référence antérieure à Aristote Descola pense, mais j’aimerais bien connaître ses sources, car, pour ma part, et jusque plus ample informé, je n’ai jamais rencontré dans la pensée grecque antique la connexion animiste qu’il érige en modèle alternatif et qui perdure dans les ethnies et peuplades qu’il mentionne. Les Mythes grecs ne possèdent évidemment pas ce ressort animiste, à moins de décider qu’Orphée charmant végétaux et animaux est l’Ur-modèle d’une antique connexion entre être humains et entité non-humaines, mais il serait assez ridicule que de l’affirmer. Autrement dit, la connexion abolie soit-disant par Aristote n’a jamais existé dans la pensée grecque, c’est une fiction qu’impose ici Descola. Et, face à cette caricature du philosophe en rationaliste froid, il ne faut tout de même pas oublier que la philosophie est née de l’étonnement, et non pas d’une déclinaison fidèle aux grands mythes antécédents, étonnement qui, de fait, ne s’est pas contenté de ce qu’il y avait déjà, à disposition, comme source épistémique (il n’y en avait guère), mais bien plutôt a forgé lui-même les outils de son questionnement, à partir de l’observation et du langage. On pourrait, tout au contraire, estimer que la primo-philosophie tient pour une bonne part dans une reconnexion avec le monde sensible et naturel par le biais — comme n’importe quelle autre pratique visant à quelque forme de compréhension du monde —, du langage.

Si Aristote a procédé à une purification, c’est justement en éliminant les derniers vestiges mystiques et mythologiques dont la philosophie de Platon était encore en bonne part empreinte, et il a bien fait : les “Idées” ne sont pas dans le ciel de l’Empyrée, mais dans l’esprit, âme, psukhè. Quant au monde naturel, Aristote ne l’a certainement pas ignoré, lui qui a justement tenté d’élucider comment se formaient nos sens (relire de anima), le mode de reproduction des espèces, leur mode d’existence, etc., dans une recherche épistémologique dont eut été bien incapable Platon, qui, décidément, ne faut pas assez curieux ! C’est Platon qui instaure un dualisme entre les choses corporelles et les Idées, et non pas Aristote, sa théorie hylémorphique le prouve on ne peut plus clairement (mais cela se comprend avec du temps, c’est de la philosophie ; il faut lire et relire, et prendre son temps, c’est cela, la philosophie).

On peut déjà conclure qu’il est parfaitement réfutable de décrire Aristote comme un purificateur. Mais voici qu’il y en a eu une seconde :

« Dans la pensée grecque, chez Aristote notamment, les humains font encore partie de la nature. Leur destinée n’est pas dissociée d’un cosmos éternel, et c’est parce qu’ils peuvent accéder à la connaissance des lois qui le régissent qu’ils sont en mesure de s’y situer. Pour que la nature des Modernes accède à l’existence, il fallait donc une deuxième opération de purification, il fallait que les humains deviennent extérieurs et supérieurs à la nature. C’est au christianisme que l’on doit ce second bouleversement, avec sa double idée d’une transcendance de l’homme et d’un univers tiré du néant par la volonté divine. La Création porte témoignage de l’existence de Dieu, de sa bonté et de sa perfection, mais ses œuvres ne doivent pas être confondues avec Lui ni les beautés de la nature appréciées pour elles-mêmes : elles procèdent de Dieu, mais Dieu n’y est pas présent. L’homme étant lui aussi créé, il tire sa signification de cet événement fondateur. Il n’a donc pas sa place dans la nature comme un élément parmi d’autres, il n’est pas “par nature” comme les plantes et les animaux, il est devenu transcendant au monde physique ; son essence et son devenir relèvent désormais de la grâce, qui est au-delà de la nature. De cette origine surnaturelle, l’homme tire le droit et la mission d’administrer la terre, Dieu l’ayant formé au dernier jour de la genèse pour qu’il exerce son contrôle sur la Création, pour qu’il l’organise et l’aménage selon ses besoins. »

La seconde purification — au passage on aura remarqué que, « dans la pensée grecque, chez Aristote notamment, les humains font encore partie de la nature » (ouf !) mais alors où est passée la “première” purification ? —, est donc celle produite par le christianisme. Mais, là encore, il y a un léger problème : ce ne sont pas des chrétiens qui ont écrit la Genèse.

La suite bientôt

 

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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