Un porte-à-faux chez Marlene Dumas. Vs Miriam Cahn

Il y a, chez Marlene Dumas, quelque chose qui cloche. Qu’est-ce à dire ? À force de regarder, et comparant avec les œuvres de Miriam Cahn, dont l’univers pourrait être rapproché en quelques endroits, je me dis qu’il y a un “truc” chez Dumas ; un ‘trick’, qui lui sert de “balance jugementale”, soit cette faculté de donner juste ce qu’il faut d’inquiétante étrangeté (‘unheimliche”) pour rassurer le spectateur sur l’esprit tourmenté (et éventuellement la part maudite) de l’artiste : « Je vous mets une touche de mimesis ici et un peu de distorsion ‘weird’ là, ça fait un équilibre entre “c’est regardable”, et “mais quand même…”» On trouve de nombreux exemples de cette manière un peu duale de vouloir plaire tout en faisant une petite grimace de dégoût, comme ici :                                      

Marlene Dumas “Magdalena (Underwear and Bedtime Stories)”, 1995, oil on canvas, 200.3 x 100.3 cm, vendu chez Sotheby’s pour 3,615,000 USD 

En premier, on va regarder le visage ; mimétique (ça ne heurte pas), c’est doux, vaguement. Et puis on va descendre ; et, à partir des poignets, spécifiquement, apparaît la distorsion, qui se prolonge en catastrophe sur les mains, surdimensionnées, comme des serres de rapace (genre). Curieusement, la distorsion n’a pas lieu dans la partie inférieure du corps, si ce n’est, peut-être, sous les genoux, et encore (sans oublier ce petit “signe” du nombril bleu…). Le titre dit “sous-vêtement et histoires du soir” (en gros, car personne ne dit, en Français, “histoires de lit”, ou “histoires de chevet”). La balance jugementale, ici, fonctionne entre le visage et les mains. On est rassuré par ce doux visage, toutefois assez neutre, mais aussi inquiété par la terminaison des bras. Et alors, on se demande : Pourquoi, qu’est-ce qui justifie cette distorsion ? La nécessité de glisser un soupçon d’‘unheimliche” ? Il est bien évident qu’une, un artiste, fait ce qu’elle, il, veut. Mais il est aussi évident que tout spectateur à le droit de se poser des questions, et encore davantage le critique d’art, dont c’est la marotte (se poser des questions). Il faut toujours se poser des questions. Il faut aimer, et questionner, ad lib. Bref. Concernant Marlene Dumas, je me pose des questions ; je “sens” qu’il y a quelque chose qui cloche. Je ne dis pas que j’ai raison (je ne prétends pas, jamais, tenir quelque vérité que ce soit, cependant qu’il est nécessaire de dire, de supposer, et même d’affirmer, et même si on se sera trompé, ce n’est pas très grave, nous ne déclenchons pas de conflits géopolitiques…). Bref. Je “ressens” ce clochage et je cherche des indices. Je pense en avoir trouvé au moins dans ce tableau. Si le lecteur se questionne à son tour, l’exercice sera profitable. Maintenant : un tableau à sujet unique doit détenir une cohérence, une cohérence qui tient lieu à ce que l’on pourrait nommer la gradation, soit même un changement de régime dans le traitement, à condition que ce changement soit logique. Dans son Dictionnaire Portatif de PeintureSculpture et Gravure (1757), Pernetty emploie le mot mais pour signaler la diminution de teintes. Dans le sens implémenté ici, la gradation c’est, en quelque sorte, l’économie iconique ou iconologique du tableau ; son économie formelle. La cohérence. Dans ce tableau, entre visage et mains, il n’y a pas de gradation. On pourrait dire « Quelle importance ?» Effectivement. Mais celui qui énoncera cette question ne s’intéresse pas assez à l’art. Tout simplement. En terme de “cohérence à sujet unique”, on pourra s’en référer, par exemple, aux tableaux de Miriam Cahn, ou encore de Tala Madani (et on pourrait encore convoquer Bacon, De Kooning…). Chez ces quatre derniers, lorsqu’il s’agit de traiter un seul sujet, on ne trouve pas de polysémie ; pour le dire trivialement, on ne tente pas de jouer sur plusieurs tableaux en même temps. Il y a une homogénéité de traitement. Par exemple, chez Cahn, le sentiment d’unheimliche n’est pas jugemental ; elle ne vous donne pas le loisir de vous reposer dans un visage ; ça cingle, partout. De fait, d’un certain côté, à certains moments, Cahn pourrait presque rejoindre certaines peintures issues de l’art (dit) brut, soit ce côté duquel on a toujours l’impression d’une expression empêchée, aliénée, qui se cogne à l’épiphanie de la représentation standard, mais qui n’y parvient jamais, en quelque sorte ; tandis que Dumas se garde bien d’aller sur ce terrain, de ceux que Dubuffet appelait les “Irréguliers”. En ce sens, la peinture de Dumas est “régulière”, juste ce qu’il faut de décalage, parfois même tout simplement vulgaire, voire pis, quand elle ne recopie tout simplement salement des images de films pornographiques. Et c’est bien ici que gît l’ombre du porte-à-faux. 

Comparez maintenant avec par exemple ces dessins de Cahn

Miriam Cahn, “Wertlose Fragen – Wertlose Antworten” [Questions sans valeur – Réponses sans valeur], 1981, fusain, 52 x 43 cm

Voyez, ici, tout est à prendre, il n’y pas de gradation. Tout est flippant, inquiétant, “malaisant” (comme disent les Jeunes). Il n’y a pas d’échappatoire, pas de doux visage auquel se raccrocher. Et encore ici, en 2010, et au hasard, même topo, même tabac ; pas d’échappatoire :

Miriam Cahn, ‘Geschwister’ [Frères et sœurs], 2010, huile sur toile, 130 × 65 cm, Galerie Drawing Room, Hambourg
 
Cahn dessine et peint ce que l’on ne veut pas voir ; disons, ce que l’on ne chercherait pas nécessairement à voir, ni à imaginer, surtout à imaginer, car c’est bien là le ressort d’une ou d’un artiste : que fait-il de son imagination, et de son imaginaire ? (La différence est importante, et il faudra y revenir, mais, pardon, une autre fois). Cahn nous donne à voir ce que nous avons encore moins envie de contempler.
 
En 2013 (chacune deux chances), Dumas peint cela :
 
Marlene Dumas, “Missing Picasso”, 2013, huile sur toile, 175 × 87 cm, Fondation Beyeler, Riehen, Suisse
On ne sait pas très bien à quoi veut faire référence le titre… “Picasso disparu” ?, “Picasso nous manque” ? À un tableau de Picasso ? Au style dudit ? Est-ce une amorce mentale pour que le spectateur pense à Picasso en regardant la toile de Dumas ? Et puis… Sur la page Facebook de la Fondation Beyeler, nous lisons :« “Dans ce cas, le titre a complété l’œuvre. Sa peau est presque une toile brute, presque non peinte. Picasso était connu pour laisser les choses ouvertes, inachevées. Et le pauvre nu féminin est devenu si compliqué. J’ai pensé que Picasso lui manquait”, a déclaré Marlene Dumas dans une interview accordée au New York Times […] L’artiste fait référence à l’œuvre de Picasso avec ce titre et ouvre un dialogue entre son travail et les portraits de femmes de Picasso. Afin de rendre ce dialogue visible, le “Missing Picasso” de Marlene Dumas est maintenant installé à côté de “Tête de femme” de Pablo Picasso. Jusqu’au 1er janvier 2017, cet appariement spécial de tableaux peut être vu dans l’exposition de la collection actuelle, organisée par la conservatrice principale Theodora Vischer. »
 
Pour information, “Tête de femme”, 1939, c’est ça :
 
 
Encore une femme (Dora Maar) “défoncée” en larmes, une de plus. Larmes de sang. Picasso, c’est (aussi) “gore”. Un chapeau ridicule. Le reste à l’avenant. Point de vue de Picasso. Je ne rejoins pas soudainement ici la cohorte hystérique qui dorénavant désigne Picasso comme un violeur, voire un assassin de femmes ; je retrouve juste le fil psycho-dépictif qu’avait objectivement souligné, en son temps, Pierre Cabanne ; sans hystérie, sans passion. Dumas est encore largement en dessous. Parce que Picasso, lui, ne rigole pas. Et Cahn non plus.
 
 
PS. Beaucoup chantent les louanges de Marlene Dumas. Il faut dire qu’elle était considérée comme l’artiste-femme la plus chère sur le Marché ces dernières années. Ça aide la finance, ça justifie l’investissement, et c’est du miel aux oreilles des Gagosian, Zwirner, et Pinault. (Par ailleurs, pourquoi nous avoir infligés un tel portrait de Baudelaire à tête de Donald Duck ?)
 
PPS. On lira une (rare) critique critique, par exemple chez Jerry Salz (2010) ici, concluant ainsi :« Si seulement elle sondait plus profondément sa propre formule picturale et ses pensées, ses toiles pourraient prendre vie. En attendant, son travail prend des choses tragiques et terribles et les transforme en illustrations d’elles-mêmes. » C’est assez justement dit ; la peinture, ce n’est pas de l’illustration. Il faut préciser que, dans cet article, Salz reconnaît au moins deux bons tableaux à Dumas, “Mindblocks”, et “Wall Wailing”.
 
Sur Cahn, ici encore : https://art-icle.fr/miriam-cahn-unheimliche-et-mysteres/
 
 
Léon Mychkine
 
 
 
Marotte. Étymol. et Hist. 1. 1468 «image de la Vierge» (Speculum des pecheurs ds Gdf.); 2. a)ca 1470 «attribut donné à la folie, sceptre que surmonte une tête à capuchon bigarré, garni de grelots» (Proverbes en rimes, éd. G. Frank et D. Miner, 542); b) 1765 «buste en carton peint qui sert aux hommes de la campagne pour dresser leurs coiffes» (Musset, Glossaire des patois et des parlers de l’Aunis et de la Saintonge); 1902 «tête de femme, en bois, carton, cire…, dont se servent les modistes, les coiffeurs…» (Nouv. Lar. ill.); c) 1902 «chevalet du tonnelier» (ibid.); 3. a) 1618 «idée folle» (Bruscambille, Fantaisies, p. 229); b) 1639 «idée fixe» (Chapelain, Lettres, éd. Ph. Tamizey de Larroque, I, 529). Dimin. de Marie (cf. mariole). Le sens de «poupée» subsiste dans les dial. du Nord.
 

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