Il y a, chez Marlene Dumas, quelque chose qui cloche. Qu’est-ce à dire ? À force de regarder, et comparant avec les œuvres de Miriam Cahn, dont l’univers pourrait être rapproché en quelques endroits, je me dis qu’il y a un “truc” chez Dumas ; un ‘trick’, qui lui sert de “balance jugementale”, soit cette faculté de donner juste ce qu’il faut d’inquiétante étrangeté (‘unheimliche”) pour rassurer le spectateur sur l’esprit tourmenté (et éventuellement la part maudite) de l’artiste : « Je vous mets une touche de mimesis ici et un peu de distorsion ‘weird’ là, ça fait un équilibre entre “c’est regardable”, et “mais quand même…”» On trouve de nombreux exemples de cette manière un peu duale de vouloir plaire tout en faisant une petite grimace de dégoût, comme ici :
En premier, on va regarder le visage ; mimétique (ça ne heurte pas), c’est doux, vaguement. Et puis on va descendre ; et, à partir des poignets, spécifiquement, apparaît la distorsion, qui se prolonge en catastrophe sur les mains, surdimensionnées, comme des serres de rapace (genre). Curieusement, la distorsion n’a pas lieu dans la partie inférieure du corps, si ce n’est, peut-être, sous les genoux, et encore (sans oublier ce petit “signe” du nombril bleu…). Le titre dit “sous-vêtement et histoires du soir” (en gros, car personne ne dit, en Français, “histoires de lit”, ou “histoires de chevet”). La balance jugementale, ici, fonctionne entre le visage et les mains. On est rassuré par ce doux visage, toutefois assez neutre, mais aussi inquiété par la terminaison des bras. Et alors, on se demande : Pourquoi, qu’est-ce qui justifie cette distorsion ? La nécessité de glisser un soupçon d’‘unheimliche” ? Il est bien évident qu’une, un artiste, fait ce qu’elle, il, veut. Mais il est aussi évident que tout spectateur à le droit de se poser des questions, et encore davantage le critique d’art, dont c’est la marotte (se poser des questions). Il faut toujours se poser des questions. Il faut aimer, et questionner, ad lib. Bref. Concernant Marlene Dumas, je me pose des questions ; je “sens” qu’il y a quelque chose qui cloche. Je ne dis pas que j’ai raison (je ne prétends pas, jamais, tenir quelque vérité que ce soit, cependant qu’il est nécessaire de dire, de supposer, et même d’affirmer, et même si on se sera trompé, ce n’est pas très grave, nous ne déclenchons pas de conflits géopolitiques…). Bref. Je “ressens” ce clochage et je cherche des indices. Je pense en avoir trouvé au moins dans ce tableau. Si le lecteur se questionne à son tour, l’exercice sera profitable. Maintenant : un tableau à sujet unique doit détenir une cohérence, une cohérence qui tient lieu à ce que l’on pourrait nommer la gradation, soit même un changement de régime dans le traitement, à condition que ce changement soit logique. Dans son Dictionnaire Portatif de Peinture, Sculpture et Gravure (1757), Pernetty emploie le mot mais pour signaler la diminution de teintes. Dans le sens implémenté ici, la gradation c’est, en quelque sorte, l’économie iconique ou iconologique du tableau ; son économie formelle. La cohérence. Dans ce tableau, entre visage et mains, il n’y a pas de gradation. On pourrait dire « Quelle importance ?» Effectivement. Mais celui qui énoncera cette question ne s’intéresse pas assez à l’art. Tout simplement. En terme de “cohérence à sujet unique”, on pourra s’en référer, par exemple, aux tableaux de Miriam Cahn, ou encore de Tala Madani (et on pourrait encore convoquer Bacon, De Kooning…). Chez ces quatre derniers, lorsqu’il s’agit de traiter un seul sujet, on ne trouve pas de polysémie ; pour le dire trivialement, on ne tente pas de jouer sur plusieurs tableaux en même temps. Il y a une homogénéité de traitement. Par exemple, chez Cahn, le sentiment d’unheimliche n’est pas jugemental ; elle ne vous donne pas le loisir de vous reposer dans un visage ; ça cingle, partout. De fait, d’un certain côté, à certains moments, Cahn pourrait presque rejoindre certaines peintures issues de l’art (dit) brut, soit ce côté duquel on a toujours l’impression d’une expression empêchée, aliénée, qui se cogne à l’épiphanie de la représentation standard, mais qui n’y parvient jamais, en quelque sorte ; tandis que Dumas se garde bien d’aller sur ce terrain, de ceux que Dubuffet appelait les “Irréguliers”. En ce sens, la peinture de Dumas est “régulière”, juste ce qu’il faut de décalage, parfois même tout simplement vulgaire, voire pis, quand elle ne recopie tout simplement salement des images de films pornographiques. Et c’est bien ici que gît l’ombre du porte-à-faux.
Comparez maintenant avec par exemple ces dessins de Cahn
Voyez, ici, tout est à prendre, il n’y pas de gradation. Tout est flippant, inquiétant, “malaisant” (comme disent les Jeunes). Il n’y a pas d’échappatoire, pas de doux visage auquel se raccrocher. Et encore ici, en 2010, et au hasard, même topo, même tabac ; pas d’échappatoire :
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