Un tableau non-ordinaire d’Édouard Manet, ou la griffure de la peinture

Nous sommes en 1864 :       

Édouard Manet, “Vue de mer, temps calme“, 1864, huile sur toile, 73.6  x 92.6 cm, The Art Institute of Chicago

Ce tableau, en apparence, est anodin, totalement. Peint d’après des esquisses réalisées à Boulogne-sur-Mer, c’est un travail d’atelier. Il n’empêche. D’abord, ce que l’on remarque, c’est la chromie : soit ce bleu-vert éclatant qui contraste orthogonalement aux embarcations. Ce n’est pas du tout réaliste, ou si peu — toujours se rappeler au bon souvenir du cerveau qui est doté d’une faculté non négligeable de rendre plus réaliste ce qui l’est moins… Le paradoxe, c’est que, d’un certain côté, on pourrait prendre ce tableau pour une marine négligeable, quelque chose comme issu d’un tout-venant de l’exercice convenu : une étendue liquide, des objets flottants identifiables tels que sus-mentionné (cependant que tout est sombre dans les esquifs et les voiles à part une). Et puis, plus on regarde, et plus on ne peut que constater la fantastique présence de l’onde marine (comme on dit dans l’Odyssée). Le tableau respecte la règle des trois plans, plaçant le sujet au milieu (ciel/bateaux/eau), que Manet brise un peu avec une facétieuse déchirure produite par le sillage du steamer et finit de perturber avec l’extraordinaire fumée. Jusque là, me direz-vous, rien, tout de même, de bien extravagant. Certes et soit. 

Fusée (baudelairienne) : Il y a des peintres qui noient le motif (Turner), et d’autres qui le rendent halluciné au détail ; comme ici Manet. Un regard pressé ne verra pas grand-chose. Au mieux, une marine. Pas de quoi fouetter un chat à neuf queues. Mais, et c’est là qu’il faut être attentif, rapprochons-nous :

Et là, on se demande : Qu’est-ce que c’est ? Et le cerveau ne veut plus admettre qu’il s’agit du détail d’un esquif. C’est une esquive. (De moi ou d’Édouard ? Des deux. Toi et lui, lui et nous.) Mais non, c’est — encore — la peinture qui craque, qui parle. On dirait presque qu’elle hurle. Il faut dire qu’il y avait longtemps qu’elle se contenait, dans son petit pot de terre. Allez ! D’encore plus proche : 

Et là, à ce moment, normalement, tu perds la raison. Il en faut peu, tu le sais. Revenons-y. (À quoi ?)

Prenons ce steamer. À première vue, de plus près, j’ai pensé à un étron.

Je me suis dit :“Manet n’affectionne pas ce symbole majeur de la Modernité Industrielle naissante, la machine à vapeur, dont les prémisses remontent à l’Antiquité (si si), mais on retient souvent et uniquement James Watt comme unique inventeur. Mais ce n’est pas Watt qui a découvert la machine à vapeur ; en revanche, il a bien inventé la “chambre de condensation”, en 1765, et en 1781 il conçoit le cylindre à double action où la condensation de la vapeur entraîne le piston, lors de sa montée et de sa descente. C’est ainsi qu’en 1784 il dépose un brevet pour une locomotive à vapeur. Et c’est pour cela qu’on associe Watt à la machine à vapeur, pour la loco, et évidemment pour le symbole de puissance qu’est devenu son nom propre. Mais j’ai donc pensé à un étron, planté de deux cheminées, voguant vers l’Angleterre, presque convaincu que Manet détestait cette machine infernale qui abîmait par ailleurs l’air et le ciel avec son arrogant panache. Je me disais aussi qu’un telle forme n’existait sûrement pas “en vrai”. Et puis, en cherchant des illustrations, je trouve celle-ci, dans le Harper’s Weekly du 30 avril 1864 ! (Pour expliquer ce point d’exclamation, lecteur, rends-toi sur la légende du tableau de Manet.)  

On voit bien au second plan au moins deux steamers qui peuvent faire penser à celui peint par Manet, sauf qu’il a arrondi un peu les flancs… 

Arrondi les flancs pour que cela ressemble davantage à… on y revient. L’industrie, c’est merdique. Mais ça, c’est moi qui le dis, ou Baudelaire, car Manet a voulu être marin !, il a tenté deux fois le concours d’entrée au Borda (l’École navale), car il escomptait bien intégrer l’École des Officiers de Marine. Imaginez… Entre ces deux fois, il embarqua comme pilotin sur un bateau-école à destination de Rio de Janeiro. Pendant la traversée, il dessina abondamment. De retour en France, avec la syphilis en prime, il tenta de nouveau sans succès l’entrée au Borda. Et c’est seulement après ce nouvel et définitif échec qu’il se décidât à devenir “vraiment” artiste, tandis que sa famille et son père sévère y consentirent enfin.   

Manet était très proche de Baudelaire, ce dernier écrivant en 1855, à-propos de l’Exposition universelle :« Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre materiel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ces philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.» On supputera que Manet ne connaissait pas ce dégoût pour la modernité industrielle… Bref. 

Regardez un peu ce sillage fouetté : 

On a beau dire, cela reste plus élégant que Kiefer… Cependant que cette comparaison ne fait guère sens, car nous sommes ici, faut-il le rappeler ?, en 1864, et cette peinture au couteau, à cet instant, devient matière pure, tout à fait inédite, tandis que, du temps de Kiefer — le nôtre —, c’est devenu d’un banal… Il faut y insister, cette peinture-sculptée est complètement inédite (c’est ce que je pense, et peut-être me trompé-je, mais qu’est-ce que cela peut bien faire ?). Il y a, chez Rembrandt, des mouvements de pinceaux, de touches, qui tiennent d’une abstraction en regard du sujet, mais il n’y pas cette massivité tri-dimensionnelle, et tout cela pour bien distinguer entre façon de “toucher” et manière de “talocher”. Je crois bien que Manet est le premier talocheur. Cette écume, ce sillage, il les taloche. 

Dans son livre, Manet’s Modernism, Fried pose cette prémice (sic) qui lui semble cruciale autant que fondamentale : « Si une seule question nous guide pour notre compréhension de l’art de Manet pendant la première moitié des années 1860, c’est celle-ci : Que devons-nous faire des nombreuses références à l’œuvre des grands peintres du passé dans ses tableaux de ces années-là ?» 

“L’art de Manet” a commencé avant 1860. Il suffit de lire les Souvenirs d’Antonin Proust pour se rendre compte que, dès le début, c’est-à-dire dès les années 1850, et avant déjà, que ce qui compte pour Manet, ce n’est pas l’Histoire de la Peinture, c’est ce que lui “dit” son œil. Admis le consentement familial, Manet rentre dans l’atelier de Couture, en 1850, Couture qui avait été un étudiant de Antoine-Jean Gros, lui-même ancien élève de Jacques David.) Fried étudie assez extensivement le sujet “Couture”, insérant dans son ouvrage le livre in extenso de Proust, mais il n’a pas “vu” l’extrait que je vais relever, et qui est juste essentiel. En effet, après un voyage en Normandie, avec “le Maître” et ses élèves, Antonin Proust nous dit : « Il ne s’était pas écoulé quarante-huit heures depuis notre retour à Paris, quand l’atelier fit une ovation à Manet pour une étude qu’il avait peinte d’après un modèle célèbre, Marie la Rousse. Cette étude était d’une grande franchise de facture et d’une fermeté de dessin que n’eût pas désavouée M. Ingres, pour qui Manet avait une vive admiration. On mit la toile en belle lumière sur un chevalet garni de fleurs. Couture arriva, regarda, fit mine de n’avoir pas vu, puis revenant devant la toile de Manet, après avoir loué toutes les autres, il lui fit une observation à laquelle Manet, qui se sentait fort de l’approbation de ses camarades, répliqua qu’il faisait ce qu’il voyait et non ce qu’il plaisait aux autres de voir. “Eh bien, mon ami, dit Couture, si vous avez la prétention d’être chef d’école, allez en créer une ailleurs.” Manet sortit et ne revint pas à l’atelier pendant tout un mois.»

Tout est dit.

Ne voyez-vous pas ? Je vous la redonne Émile :« Manet, qui se sentait fort de l’approbation de ses camarades, répliqua qu’il faisait ce qu’il voyait et non ce qu’il plaisait aux autres de voir.» Il faut mettre tout son poids (et il est physiquement conséquent, hélas), dans cette phrase. Manet voit, et peint ce qu’il voit.  

Manet, comme tout artiste digne de ce nom, est libre, mais, surtout, il n’a que faire d’“avant”, ou bien de “comment” il faudrait peindre actuellement en fonction de ; il peint depuis son œilBien entendu, il est évident que d’aucuns paieraient très cher, même en 2023, pour avoir l’œil de Manet. Mais c’est dans la chair, dans l’esprit, dans le corps, dans la main. 

Quand on regarde l’eau, il y a des volumes, spécialement quand elle est perturbée — l’inverse d’une mer d’huile. Assez “follement”, en 1864, Manet surcharge, bossèle, empâte, en veux-tu en voilà ! Il faut y insister, au risque de perroqueter, peindre comme cela, en 1864, c’est impensable, mais, encore une fois, c’est bien ce qu’il voit. Après, me direz-vous, il fallait bien au moins à Manet une longue-vue pour voir d’aussi près un tel sillage ! Pas nécessairement, car probablement que son expérience de navigation lui avait suffisamment indiqué, et aidé à mémoriser, comment l’eau se comporte quand elle se fait pénétrer et perturber par un esquif. Et Manet, comme Turner, aimait passionnément la réalité, les éléments, l’eau, le ciel, pour ne jamais cesser de s’en abreuver, de ne jamais s’en lasser, au contraire, car, comme disait Héraclite, le soleil est nouveau chaque jour, et comme l’auraient dit ceux que l’on qualifie d’“impressionnistes” : le réel est nouveau à chaque instant. 

Adoncques, Manet peint bien ce qu’il voit, a vu. Mais, tout de même, revenons sur ce détail :

Cette poupe et ce safran, les a-t-il “réellement” vus ainsi ? (Taloche ?). Ici, cela paraît plus difficile à admettre. À un moment donné, c’est l’hypostase, Manet transforme le réel en peinture, et, forcément, cela devient autre chose, quelque chose d’inexprimable autrement qu’en peinture : sa vie. 

Ref: Antonin Proust, Édouard Manet. Souvenirs, publiés par A. Barthélémy, Paris, librairie Renouard, H. Laurens, éditeur, 6, rue de Tournon, 6, 1913 /Michael Fried, Manet‘ Modernism or, The Face of Painting in the 1860’s, University of Chicago Press, 1999

 

Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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