Un tableau typisch de Max Ernst (Hommage à l’impossible retour des Mouvements artistiques)

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Max Ernst, “La Toilette de la mariée”, 1940, huile sur toile, 129.6 x 96.3 cm, Peggy Guggenheim Collection, Venice (Solomon R. Guggenheim Foundation, New York)

Tout écrivain, tout poète, tout amoureux des Lettres a aimé passionnément, impossiblement, nostalgiquement les aventures Dadaïstes et Surréalistes. Si une machine à remonter le temps existait, je m’y glisserais de suite pour me retrouver assis au Kabaret Voltaire, à écouter, instantanément germanophone, les happenings de Huelsenbeck, Hennings, Ball, Tzara… Plus tard je serais à Paris, Place Blanche, aux cafés Cyrano, Certa, le Bar du Château, de La Promenade de Vénus, du Radio, du Batifol ; autant de lieux devenus “cultes”, comme on dit. Ces deux mouvements auront engendré une libération physique, mentale, politique, sociologique, etc., qui, encore aujourd’hui, reste largement à étudier. À ma connaissance, ce sont les deux derniers mouvements, voire les premiers, qui aient jamais atteint une envergure internationale, et très durable. Bref. Revenons à Max. Avant toute chose, comme souvent, laissons la parole aux experts. La Notice électronique du Guggenheim nous éclaire :

« “La Toilette de la mariée” est un exemple du surréalisme vériste ou illusionniste de Max Ernst, dans lequel une technique traditionnelle est appliquée à un sujet incongru ou troublant. L’apparat et l’élégance de l’image contrastent avec ses aspects primitifs — les couleurs criardes, les formes d’animaux et de monstres —, et le symbolisme phallique émoussé du fer de lance en équilibre. La scène centrale est également mise en contraste avec son équivalent dans l’image en haut à gauche. Dans ce détail, la mariée apparaît dans la même pose, traversant à grands pas un paysage de ruines classiques envahies par la végétation. Ernst a utilisé ici la technique de la décalcomanie inventée en 1935 par Oscar Domínguez, qui consiste à presser de la peinture diluée sur une surface à l’aide d’un objet qui la répartit de manière inégale, comme une vitre. Ernst s’identifiait depuis longtemps à l’oiseau et s’était inventé un alter ego, “Loplop, Supérieur des Oiseaux”, en 1929. Ainsi, on peut peut-être interpréter l’homme-oiseau à gauche comme une représentation de l’artiste ; la mariée peut en quelque sorte représenter la jeune artiste surréaliste anglaise Leonora Carrington.» 

La Notice, comme tant d’autres, gomme toute la radicale étrangeté de la scène. Tout est réduit à une histoire d’amour, de désir, et de fracture du pénis. Tout ça pour ça. Aucun mot sur le visage de cette femme, au visage incroyable ; rien sur la créature au sol, sorte de monstre hybride fait de bois et de chair à pattes de cygne, à deux paires de seins et dotée de pénis et bourse… Et comment, à partir de là, savoir que la “mariée” est bien censée représenter Leonora Carrington ? Comment la reconnaître ? Ernst l’a-t-il confié ? 

D’une certaine manière, et toute proportion gardée (ceteris paribus), toutes choses égales par ailleurs, il est bien certain qu’il nous est autant impossible de retrouver l’esprit du Surréalisme que celui de la Seconde Renaissance. Tout cela avait lieu dans une époque où tous les esprits n’avaient pas encore été dissous dans la potion infâme du consumérisme tant objectal que mental ; le gène du consommateur n’avait pas encore franchi la barrière phylogénétique, tandis que c’est fait, et depuis déjà longtemps : le désir a supplanté la contemplation : il n’y qu’à regarder les visiteurs du Musée d’Orsay se rapprocher avec leur smartphone en filmant les tableaux, passant de l’un à l’autre, à la chaîne… Que voient-ils ? Rien. Mais ils pourront dire qu’il ont vu cela, qu’ils étaient là. C’est bien là le désir de saisir, de capter ce qu’ils pensent être le réel plutôt que la simple capacité contemplative qui l’emporte, et de loin. Or la vie contemplative était, pour Aristote, l’activité humaine la plus élevée. Autant pour l’inversion des valeurs. Bref, assez geint. Revenons à Max. Il est parfaitement impossible d’expliciter rationnellement un tableau surréaliste. Comment expliquer cette tête de rapace nocturne ? Un déguisement, direz-vous, et voilà. Probable. Une fête ? D’accord.

 

Bon, mais au second plan, cette chevelure ; encore un déguisement ?

 

Tout comme est un déguisement cet oiseau à lance brisée. Si on dit qu’il s’agit juste d’un oiseau, comment expliquer cette jambe et ce bras bien humains ? La pointe pointe bien vers l’entrejambe de la dame, mais est-ce vraiment un symbole érotique ? Fait-on plaisir à une femme en lui enfonçant une pointe de lance dans la vulve ? Et puis cette lance finit en seconde partie par un empennage. C’est donc une flèche. Rappelez-vous que la Notice parle de « fer de lance »… Quand on vous dit qu’on ne voit plus rien… Et cet oiseau, certainement une des manifestations de Loplop, oiseau personnifié par Ernst, suite à un traumatisme ; car on apprend, en lisant le Max Ernst de Ian Turpin, ces intéressantes informations :

« L’oiseau qui apparaît en cage dans “Fleurs de neige” est un symbole qu’Ernst utilise abondamment dans son œuvre depuis longtemps. Au milieu des années 1920, cet intérêt se manifeste sous la forme d’une obsession pour une créature en particulier : “Loplop, le supérieur des oiseaux”. Cette obsession découle d’un incident survenu dans l’enfance, au cours duquel la mort d’un cacatoès de compagnie a coïncidé avec la naissance d’une sœur. Comme Ernst le décrit à la troisième personne : “Dans son imagination, il reliait les deux événements et attribuait au bébé l’extinction de la vie de l’oiseau. . . . Une confusion dangereuse entre les oiseaux et les humains s’est incrustée dans son esprit”. Il y avait sans doute d’autres sources pour Loplop ; par exemple, les oiseaux jouent un rôle important dans la mythologie allemande. Il existe également des références aux oiseaux dans les écrits de Freud. L’un d’entre eux attribue à Léonard de Vinci une fixation sur les vautours, en se basant sur l’apparence déguisée de l’oiseau dans le tableau “La Vierge et l’Enfant avec Sainte Anne”. Dans les premiers tableaux traitant de cette obsession, les oiseaux sont souvent piégés, par exemple dans une forêt ou dans une cage. En 1927, cependant, Loplop sort vainqueur, dans un tableau qui préfigure le retour d’Ernst, dans les années 1930, à un réalisme plus littéral. “Monument aux oiseaux”, référence à la tradition des tableaux de l’Assomption de la Renaissance, est peint de la manière sèche qui caractérise les œuvres du début des années 1920 inspirées par de Chirico. Ernst n’aborde que rarement les thèmes religieux. En guise de provocation Dada, il avait peint une œuvre sacrilège intitulée “La Vierge Marie battant l’Enfant Jésus” (1923), et en 1931, Loplop se présente comme “Chaste Joseph”, une référence à Ernst Senior, le peintre des thèmes religieux et père d’une famille nombreuse. La dernière année de la décennie est marquée par une série de tableaux intitulés génériquement “De l’intérieur de la vue”, dans lesquels des formes d’oiseaux habitent des formes arrondies ou ovoïdes dans une confusion entre intérieur et extérieur, inconscient et conscient. Loplop a également fait de nombreuses apparitions sous les traits d’un maître de cérémonie. Dans un certain nombre de peintures à l’huile, il présente une autre image, qui forme son corps. Ces images dans l’image sont toujours des variations sur des œuvres d’Ernst. Ailleurs, il prend une apparence plus anthropomorphique. Dans un bas-relief, “Loplop Presents a Young Girl”, l’oiseau tient un cadre contenant un certain nombre d’objets collés, dont le profil de la jeune fille

Mais avons-nous affaire à Loplop dans notre tableau ? Il semble que souvent Loplop est peint ou dessiné comme un être non-hybride, comme ci-dessous. Certes, dans certaines peintures, Loplop est doté de bras, ou de jambes, mais les membres sont solidaires du corps entier, tandis qu’encore une fois, dans notre image étudiée, jambe et bras ne sont pas solidaires du reste, à caractéristique aviaire,

Max Ernst, “Dans le bassin de Paris, Loplop, le supérieur des oiseaux, apporte aux réverbères la nourriture nocturne”. Gravures issue du livre La femme 100 têtes.

tandis que dans le tableau “La Toilette de la mariée” nous sommes face à un déguisement, une guise. Ainsi, ce n’est pas en explicitant la lignée de Loplop, son ubiquité dans l’iconographie ersntienne que nous trouverons la solution de la guise dans le tableau. Je vous l’ai dit : Il est impossible d’expliquer un tableau surréaliste. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une nouvelle mythologie et, comme toute mythologie, on y est entré, et on en est sorti. De fait, nous ne pouvons qu’être témoins d’une contemplation avec effet retard, retard qui ne sera jamais rattrapé.

Ceci dit, probablement que d’autres sont en train de s’inventer, de s’élaborer, notamment en regard de ce que nous continuons d’appeler la Nature, tandis qu’il faudrait bien plutôt dire notre Monde, mais, je l’ai déjà écrit ailleurs (ici), il ne s’agira pas d’art “écologique”, d’art “anthropocénique”, d’art “éco-responsable” ; tout cela n’est qu’un fatras de fadaises tout juste bon à susciter des subventions et des bons sentiments. Or la mythologie prend pied avant tout dans un chaudron ardent, dans lequel se mêlent l’amour et le sens aigu, sous-épidermique, du tragique ; le rêve et l’impossible ; et surtout pas le témoignage de la Réalité, que l’on peut laisser au journalisme, qui fait ça très bien, car, et par ailleurs, tout écrivain et/ou artiste véritable sait que la Réalité est insupportable.

 

Léon Mychkine

 

 


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Ref. Ian Turpin, Max Ernst, Phaidon, 1979