Un Vallotton, c’est toujours mieux qu’un Pétrovitch !

   

Félix Vallotton, “La Blanche et la Noire”, 1913, huile sur toile, 114 × 147 cm, Fondation Hahnloser, Villa Flora, Winterthour, Suisse

 

Sur quoi vais-je écrire ? J’ai 273 brouillons d’articles ; certains sont finis, ou quasi, mais, les  reparcourant, ça ne me “dit” rien à ce moment, je n’ai envie de m’occuper d’aucun. Alors je cherche des images, sur l’Internet, ou, comme ce matin, dans mon dossier “Images/Art” ; et je “retrouve” ce bon vieux Vallotton ! Et, allez savoir pourquoi, je pense à Pétrovitch, qui a beaucoup de succès, et sur l’œuvre de qui j’ai envie de faire quelques griffes… Mais pourquoi perdre du temps à s’en prendre à Pétrovitch quand Vallotton le fait très bien ? Mais quel rapport, me direz-vous, entre Vallotton et Pétrovitch ? Le mystère. Dans les tableaux de cette dernière, il y a du “mystère”, intentionné ; comme chez Vallotton (ce n’est pas le même). On ferme les yeux, on a l’air bizarre, tout cela est bien étrange ; mais c’est de l’étrange de supérette (Fondation Leclerc, comme par hasard ?). Un garçon regarde un grand jeton rouge posé dans sa paume. Mystère…  Mais est-ce bien un jeton ? Ne serait-ce pas une grande tache ? Avons-nous affaire à un extraterrestre ?! Ce serait donc ça… Une fille tend sa main vers la taille d’une autre. Elle est très concentrée. Ça a l’air très intense. Mon dieu, que se passe-t-il ? Va-t-elle lui déboutonner la paire de pantalons ? Le bizarre acidulé, chez Pétrovitch, c’est une marque de fabrique (on n’en sort pas). Et puis c’est peint mollement, sans nerf, sans invention, c’est de la peinture liquide ; corps sans anatomie réelle, membres fuyants, sans épaisseur, c’est plat, dans les deux sens du terme. Or la peinture, ça se tient. Comme chez Vallotton, comme dans ce fameux tableau, “La Blanche et la Noire”. On lit souvent qu’il s’agit d’une femme et de sa servante. Pourquoi ? Sommes-nous sous les tropiques coloniaux ? Nous sommes en 1913, et probablement en France, où vivent des personnes de couleurs, qui ne sont pas des esclaves. Et puis, si elle était une servante, que ferait-elle ainsi, assise et fumant près de la femme, donc sa patronne (?) nue ? C’est assez inconcevable. On lit aussi que la femme est assoupie. Non, elle a les yeux mi-clos, et regarde la fumeuse ; en rougissant. Pourquoi rougit-elle ? Et puis il y a ce mouvement du bassin, amenant la jambe gauche presque au dessus de la droite ; effet croisé masquant la vulve, certes, qui n’est plus visible. Provocation ? Tentation ? La fumeuse a l’air impavide. Que va-t-il se passer ? Quelque chose ? Rien ? L’effet d’ensemble, il est curieux de le noter, est photographique, sans que le tableau n’en soit un décalque (une “cheap imitation”), cependant que l’effet de réalisme est assez saisissant. C’est bien de la peinture, et de la bonne et belle. 114 par 147 cm. Pas loin d’être taille humaine non ? Ce doit être magnifique de pouvoir le voir dans le monde réel. Mais nous n’y sommes pas. Nous sommes dans le monde dit “virtuel”. Mais pourtant, cette image est bien réelle. Est-elle moins réelle que si elle se trouvait dans un livre ? Je n’en ai pas l’impression. Et ces mots que j’écris sont bien réels aussi, tout autant que dans ce temps ancien où j’écrivais dans des grands cahiers à petits carreaux. Bien. Cette image est donc réelle, et son effet magnifique. Nous avons presque tout dit de ce que nous pouvons conjecturer de la scène. Est-ce si sûr ? Hypothèse : La jeune femme nue a appelé la fumeuse. Cette dernière est venue, et a constaté la scène. Elle s’assoit, tire sur sa cigarette roulée, et lui dit : « Que veux-tu ?» Et nous en sommes là. La pose est vraiment incertaine, gênée, inconfortable. La jeune femme a du culot, sans doute, mais elle ne s’attendait peut-être pas à la réaction désintéressée de son amie (?). Elle voulait être vue ainsi, nue, alanguie ; mais, entre temps, elle s’est crispée, depuis que la fumeuse s’est assise, en retrait, d’autant plus… Elle ne va pas tarder à se relever, et à se rhabiller. Je vous en fiche mon billet. Elle est pourtant gironde ! On en ferait bien son quatre heures. Et c’est parce qu’aussi c’est bien peint, c’est-à-dire avec amour, et avec talent, tant qu’à faire, c’est mieux.  

D.1

Comparez, juste pour dire, avec Pétrovitch :

Françoise Pétrovitch, “Deux”, [Détail] 2021, Galerie Sémiose

Où est la chair ? Où est le corps ? C’est du bonbon, du manga, de l’illustration (je n’ai rien contre, mais n’appelons pas cela peinture contemporaine, for God’s sake!). Et pourquoi ce soudain contour rouge des doigts ? La peau change-t-elle de nature au contact d’un corps étranger ? Encore une extraterrestre ? 

Dans le détail vallottonien (D.1 ↑), c’est bien de la peau, même si c’est peint, vous voyez ? Après,  il y a un petit problème avec la main. Nombreux sont les peintres à connaître  souvent des difficultés avec la réalisation et la finition des mains. N’est-ce pas étonnant ? Eux qui travaillent avec !

“Qu’est-ce tu fous ?”, pense-t-elle. La pensée, c’est virtuel aussi. Et dire que ce beau mot a été dévalué au service d’outils qui finissent à la poubelle… Pourtant, le virtuel, cela existe depuis longtemps ; depuis que pensent les êtres humains. Bref. 

La “Noire” attend-elle aussi, après tout, quelque chose ? Est-ce bien une robe qui la revêt, ou bien un grand tissu ? Il est clair qu’il y a un antagonisme dans la scène, déjà souligné par le titre, “La Blanche et la Noire” et, comme si cela ne suffisait pas, nous avons bien un corps blanc, et un corps noir. Irons-nous jusqu’à dire que Vallotton joue sur les contrastes ? Ne serait-ce pas un peu tarte à la crème ? Est-ce un clin d’œil, inversé, à l’“Olympia” de Manet (ce qui est dit aussi souvent au sujet de ce tableau de Vallotton) dans lequel la servante, pour le coup, noire, attend que la jeune maîtresse veuille bien détourner la tête pour remarquer le bouquet de fleurs que l’on vient de lui offrir ? En reprécisant toutefois que, chez Manet, la servante est “derrière” le lit, donc derrière le sujet, Olympia, tandis que chez Vallotton, la Noire est devant, et ce n’est (plus) pas une servante. Vallotton démocrate.

Et puis, tout de même, il y a ce grand blanc, et ce grand vert ; deux personnages objectaux (les objets peuvent jouer des rôles, là-dessus, certains en connaissent plus qu’un rayon). D’un certain côté, on pourrait considérer que ces deux personnages, Blanche et Noire, sont installés, presque par effraction, dans ce blanc et ce vert qui, par ailleurs, divisent la toile dans sa hauteur et largeur. Et ce vert est très grand. À dire vrai, ce blanc et ce vert sont un décor, mais un pur décor, c’est-à-dire conceptuel, ce que n’était en aucun cas le décor dans l’“Olympia”, surchargé, bourgeois, utilitaire et décoratif. À l’inverse, que nous disent ce grand blanc et ce grand vert ? Le vide, ou le rien. Le vide de la relation. Il se passe quelque chose, mais il ne se passe rien. Et ce d’autant plus que les deux corps semblent posés dans le décor, non-inclus, totalement détachés. Les corps n’impriment pas dans le drap. Mais tout est détaché, le foulard, les chevelures, la “robe”, le blanc par rapport au vert. C’est cela que nous montre Vallotton, premier peintre métaphysique. Et tout cela démontré pourtant par l’inéluctable et presque contraposée présence des deux femmes, depuis ce fond si particulier, se détachant, si singulièrement.  

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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