Undone. L’animation à niveau entre l’art et le dérèglement du moi (P.1)

La série Undone (“Inachevé”), est tout simplement extraordinaire. Rappelons qu’elle a été créée par le tandem Raphael Bob-Waksberg et co-scénariste Kate Purdy, le premier à l’origine de la série BoJack Horseman, un ovni déjà dans le paysage de l’animation. Pour Undone, ils ont fait appel à Hisko Hulsing, qui est donc le réalisateur de la série. Dans la série BoJack Horseman, on trouvait déjà un montage fait à la fois d’une temporalité contrefactuelle et hypothétique, mais dans Undone, on atteint un niveau supérieur de temporalité. C’est tout bonnement époustouflant. Il faut ajouter que la série a été jouée par de vrais acteurs, passée à travers le processus de la rotoscopie, technique qui consiste à « relever image par image les contours d’une figure filmée en prise de vue réelle pour en transcrire la forme et les actions dans un film d’animation », selon une description standard. Hisko Hulsing a donc réalisé et supervisé le ‘matte painting’, la peinture superposée, informatiquement, image par image.

Undone, épisode 1, capture d’écran. Une des premières images en situation. (L’accumulation des produits et détails  — flous — de la scène peuvent  évoquer, le flou en moins, les photographies hyper détaillées d’Andreas Gursky).

La série Undone fait l’unanimité : Tout le monde l’aime. Très bien ! On peut se faire la réflexion que si tout le monde aime quelque chose, à quoi sert-il de joindre le chœur des louangeurs ? Ne va-t-on pas faire de la redite ? Espérons que non. Et si j’ai décidé d’écrire ce sur quoi je n’aurai cru écrire (une série télévisuelle), c’est que j’ai été émerveillé par la plasticité, la photographie, la beauté de certains plans. Pour tout dire, il y a parfois des chevauchements absolument synchrones — si l’on peut dire —, entre la contrefactualité et l’image, qui devient image d’une image, et image en abyme, faisant trembler le temps avec elle. Et c’est dans ces instants que ce que nous voyons est tout bonnement artistique. Parce que c‘est magnifique. Je me rappelle avoir vu au cinéma le dernier Tron, et j’avais été totalement époustouflé. Ce n’est pas du tout le même genre que nous rencontrons avec Undone, mais il y a quelque chose de l’ordre de l’unique. Et bien entendu, cet effet d’unicité contribue à l’ébahissement, au choc esthétique. (Bien sûr que cela ne suffit pas, puisque le caractère d’unicité ne s’obtient pas tout seul, il est le fruit d’une contribution de plusieurs facteurs qui, littéralement, font l’œuvre. Prenons un exemple : La peinture de Bernard Buffet est unique. Mais c’est sa laideur et sa profonde inhabileté qui la rendent ainsi.) Mais revenons.

Au départ, l’histoire est des plus simples et banales. Une jeune femme roule très vite, en ville, dans une rue très longue, et grille tous les stop et les priorités. Quand la percute très violemment une voiture. Tête à queue, et emboutissement frontal dans un poteau. En fait, il ne s’est pas passé une minute pour que déjà, avant même que la conductrice ne soit percutée, surgisse dans son champ de vision, sur sa droite, et flottant au dessus du sol, une forme faite de gouttes chromatiques qui s’assemblent, fragmentairement, nous laissant juste le temps d’entre-apercevoir des bribes d’un costume et une main gauche baguée, prolongée d’une cigarette… Cette apparition la perturbe et la laisse songeuse, une fraction de seconde de trop, et c’est le crash… Flash-back. La jeune femme parle de sa vie. Totalement fade et répétitive, comme celle de millions de personnes dans les mondes développés (guillemets). Elle s’adresse à sa sœur, et lui demande quoi de neuf ? Cette dernière, Becca, lui montre sa bague de fiançailles. Une autre scène plus loin : Alma (la jeune femme dont nous parlons depuis le début) est chez sa mère, qui a un balai dans le fondement, et qui semble ne pas apprécier sa fille. Sa mère, Camilia, veut qu’Alma l’aide à trouver une photo pour Becca, qui va se marier. Alma s’en fiche complètement, se lève pour aller chercher un verre d’eau, mais elle remue le tas de photos, et en voit soudain une se distinguer des autres. Une image de son père, en train de fumer. Incidemment, nous reconnaissons la couleur du costume et cette bague au doigt. Alma est stupéfaite d’apprendre, par une photographie, que son père fumait. Elle demande à sa mère pourquoi elle n’a jamais su que son père fumait. Camilia lui répond que ce dernier (décédé dans un accident de la route), ne voulait pas que ses filles l’apprissent. Une scène plus loin : Alma et Becca sont au bar, et tout à coup, Alma lui demande si elle se souvient que leur grand-mère paternelle avait été schizophrénique. Juste avant cette question, Alma s’est confiée sur le sentiment d’irréalité de son être dans le monde, et du fait qu’elle se sent souvent comme extérieure à ce qui s’y passe, comme s’il s’agissait d’un jeu que l’on pouvait interrompre à tout moment, et le jouer autrement.

Do you ever feel like you’re in a play ? Except, you’re the only that knows it’s a play ? And everyone else is playing the rôle they think the’yre supposed to play, because that’s what you do. And you’re like : ”Hey ! this is just a play ! You don’t have to do this. Hmm. Maybe we shouldn’t.

Tu sens parfois que tu es dans un jeu ? Sauf que tu es la seule à savoir que c’est un jeu ? Et tous les autres jouent le rôle parce qu’ils pensent que c’est ce qu’ils sont supposer jouer, parce que c’est ce que tu fais. Et tu es comme : “Hé ! C’est juste un jeu ! Vous n’êtes pas obligé. Peut-être nous ne devrions pas

Sa sœur ne comprend rien à ce qu’elle entend, et lui répond : ‘What are you talking about ?’ (De quoi parles-tu ?). Mais on commence à comprendre que non seulement Alma s’ennuie dans sa vie qu’elle trouve vide et répétitive — quand parfois l’enjeu se résume à choisir entre eux boîtes de haricots rouges au supermarché —, mais qu’elle a vraiment la sensation d’être une actrice dans un film qu’est la vie, sauf que tout le monde joue sérieusement, tandis qu’elle, a le très fort sentiment profond que tout cela est décalé. Alors on ne dira pas qu’Alma est schizophrène, mais s’établit une filiation grand-mère paternelle-petite fille qui nous indique de cette dernière vit un rapport à la réalité que l’on pourrait qualifier de flottant. La majeure partie des gens adhèrent à la réalité ; ils sont dedans ; tandis qu’Alma, a très souvent, voire constamment, l’impression d’être dans une pièce de théâtre. Mais, plus intimement, cette objectivation se retrouve par rapport à soi-même : on se regarde agir dans le monde, on se est témoin de son agir immédiat, de la réaction d’autrui, on a le sentiment de devenir une troisième personne de soi-même — est-ce la “ça” qui s’immisce dans le moi ? Non, puisque nous sommes conscients. Et Alma n’est pas schizophrène, car la schizophrénie implique un retrait total de la libido, et un retournement extrême sur soi-même, ce qui explique la grande difficulté de communication qu’implique la maladie. Alors comment “appeler” ce phénomène de “troisième personne” dans la psyché ? Et encore, dire “troisième personne” n’est pas très adéquat, car dans ces moments, on ne passe pas au il, on reste toujours dans le moi, ou le surmoi, peut-être, mais en tous les cas ce n’est pas une voix extérieure à nous. En revanche, ce qui rapproche ce phénomène de la schizophrénie, c’est vraiment la sensation d’être doté d’un œil intérieur, d’un œil qui voit tout, absolument tout, et qui considère les franges du passé et de ce qui est en train d’advenir, un œil qui entend, aussi. Plutôt que de parler de schizophrénie, il faudrait donc avancer ici le terme de “trouble de la dépersonnalisation”, trouble sur lequel il existe très peu de recherches. Et on peut parfaitement comprendre sa position, au point même que l’on peut en être témoin soi-même, depuis un temps immémorial. Bref. Nous avons ici, sans jeu de mots, déjà une double faille dans la narration : (1) Alma a vu l’image fantomatique de son père, et (2) Alma est un personnage de fiction qui, bien malgré elle, vit dans ce qui lui semble être toujours une pièce de théâtre, mais tellement répétitive et lassante, sans surprise… Et la finesse des créateurs est de rendre ce sentiment d’irréalité sans même qu’Alma intervienne pour le souligner. Par exemple, auparavant, nous avons vu Alma et son petit-ami, Tunde, sur son lieu de travail, dans tout ce qui s’apparente à un décor, au sens littéral et allégorique :

Undone, épisode 1, capture d’écran. Alma et Tunde discutent pendant une pause.

 

Léon Mychkine

 


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