Une généalogie de la sculpture chez Georg Baselitz

Tout commence avec “Cathedrale Zero” (aka “Zero Dom”). Oui. Deux noms. Sur le site de la galerie Ropac, on trouve cet explicatif (que je traduis de l’anglais) : « L’artiste sculpte la forme initiale en bois avec une tronçonneuse. La forme est alors moulée, coulée en bronze, et recouverte dans une patine matte noire, donnant à la scupture un aire de bois brûlé. Le titre Zero Dom est une référence originaire au fournisseur de sa peinture, “Zero”, que Baselitz, d’une œuvre à une autre, a transformé en un motif dadaïste facétieux qui peut être trouvé dans toute son œuvre. Le mot Dom (dôme), enfin, évoque la structure elle-même, que Baselitz assimile à “des jambes, des jambes de femme, des jambes dansant en cercle […] un igloo, une tente. Une charpente sans enveloppe, le vent soufflant à travers.” Zero Dom présente un thème récurrent dans l’œuvre de Baselitz, celui du pied, que l’artiste voit comme un auto-portrait ; un symbole existentiel pour une identité qui est basée sur la connexion au sol plutôt que de regarder vers le ciel, plutôt que la transcendance.»

Georg Baselitz, “Zero Dom”, 2015, bronze patiné, 302 x 159,5 x 145 cm, 620 kg, Ed. 3 of 6, Thaddaeus Ropac

Quelques lignes et, déjà, et c’est le cas de le dire : on ne sait plus sur quel pied danser ! D’un autre côté, déclarer tout de go que Baselitz sculpte à la tronçonneuse à de quoi estomaquer, ou confirmer : Ah c’est pour ça ! Bien. Avant de livrer ma modeste interprétation revenons sur cette histoire de Zero, figure nominale clairsemée dans l’œuvre de Baselitz. En voici une autre occurrence :

Georg Baselitz, “Volk Ding Zero”, (Folk Thing Zero), 2010, bois, peinture à l’huile, papier, clous, 308 x 120 x 125 cm, Thaddaeus Ropac

En 2010, Zero est encore représenté sous forme dépictante (ce n’est pas ressemblant, ici, c’est dépictant). Quelle est la différence ? Une image pour la saisir :

“Rodin, l’exposition du centenaire”, 03/07 2017, Grand Palais, Paris

Le penseur (1904) de Rodin “ressemble” à un être humain, nu, assis, en train de réfléchir. Le “Volk Ding Zero” ne ressemble pas à un être humain, aucun corps ne ressemble à cela, bien évidemment, et il faut effectuer une liaison cognitive avec le domaine propre à l’esprit, à savoir sa capacité à naturellement abstraire. On pense souvent que l’abstraction en art serait le fruit d’une intense cogitation intellectuelle, et trouvable uniquement à l’acmé des civilisations modernes, et encore, exploitable que par certains pionniers et pionnières ; mais, encore une fois, le cerveau n’a pas attendu l’apparition de l’art pour abstraire dans le monde réel ni pour appliquer des simplifications liées à la perception de l’environnement. On sait, par exemple, que le cerveau humain, mais d’autres espèces aussi, a une tendance nette à discriminer davantage les lignes verticales qu’horizontales. On peut encore penser à la modélisation en trois dimensions de figure pourtant inscrites en deux dimensions, ou encore au schéma de Kanizsa, où, “naturellement”, on verra un ou des  triangles :

Gaetano Kanizsa, illusion d’optique, 1955

N’importe qui verra ici — au moins —, deux grands triangles, tandis qu’il n’y en a pas de formellement tracé. C’est cela, entre bien autres choses, la faculté abstractive du cerveau. Euclide, « Définition 12 : on appelle trilatère ou triangle les figures terminées par trois droites ». Il faut bien comprendre que la faculté abstractive du cerveau, plus précisément dans le cortex cérébral, n’est pas un add-on apparu fin XIXe siècle, c’est une donnée phylogénétique, présente en l’homme depuis des millions d’années. Revenons à Georg. Son “Volk Ding Zero” (Peuple/Gens Chose Zero) est une représentation abstraite. Soit. Mais elle évoque encore quelque chose d’humain, grâce à notre faculté abstractive, qui, on l’a compris, est autant naturelle que culturelle. On aura remarqué les chaussures que l’on supposera de femme, à moins que Zero, dès le début, en était une. Mais Zero, c’est avant tout une marque de peinture, dont est client Baselitz. Mais Baselitz a tout de même personnalisé la marque, soit un homme avec des chaussures de femme. On retrouve aussi Zero dans cette sculpture :

Georg Baselitz, “Zero Mobil”, 2014, cuivre patiné, 106 kg, 88,5 x 283 x 77 cm, Coll. Part.

Zero semble moins à l’aise en 2014. Bien sûr que Baselitz décline la figure de Zero, et peut-être qu’ici celle de 2010 n’a rien à voir avec celle-là. Peut-être. Mais elles (les sculptures), portent le même nom ; et je prends le parti de la généalogie : à travers les sculptures de Zero dans le temps, on voit ce qui advient ; c’est un personnage fictionnel, et comme tout personnage, il lui arrive des aventures. Il se dédouble en 2013 et meurt en 2013 ↓ et puis il lévite en 2014 ↑, et change encore de patronyme.

Georg Baselitz, “Zero Ende”, 2013, bronze patiné, 94 x 348 x 91,4 cm, Coll. Part.

Et le voici de nouveau, sous le nom de Zero Dom, aka “Cathedrale Zero”, devant l’Institut français :

Installation de “Zero Dom” sur le parvis de l’Institut de France, le 12 octobre 2021

En 2015 ↑, Zero retrouvent ses jambes, comme les appelle Baselitz ; et c’est vrai que nous pouvons “voir” des formes qui éventuellement évoqueraient jambes et pieds chaussés. Et, vu les talons, nous pencherons pour des jambes de femme. Mais nous avons vu que “Volk Ding Zero” a tous les aspects morphologiques d’un homme… Quel mystère ! Mais qu’importe, Baselitz nous dit que nous pouvons voir ici un igloo, une tente, une charpente sans enveloppe, le vent soufflant à travers… Etc. Alors, puisque tout dé peut être jeté sur le tapis spéculatif, voici le mien : cette liasse verticale de guingois n’est rien d’autre que le reste d’un bûcher, le grand fagot de la civilisation européenne.

Ce n’est pas pour rien, alors, que Baselitz massacre ses portraits, ses figures ; et peut-être que ses portraits inversés tant du domaine humain que purement animal ne sont rien d’autres que des peintures infamantes (voir l’origine du mot infâme). En ce sens, Baselitz et Kiefer sont les deux témoins persistants (qui s’en soucie encore ?) de la Catastrophe du Politique durant la Seconde Guerre Mondiale ; et chacun à leur manière.

 

Léon Mychkine

 

mychkine@orange.fr

 


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